La vie quotidienne d'un lanceur d'alerte
Il est maintenant 4h50. C'est la première nuit depuis octobre 2013 que je n'arrive pas à dormir, devant la tourbillon de pensées et de phrases qui m'assaille...
Je vais essayer donc de coucher des mots sur "papier électronique", malgré une certaine réticence quant à l'entreprise, dans l'espoir d'arrêter et de fixer ainsi les pensées qui m'agitent.
Le contexte
Comme le savent nombreux abonnés de Mediapart, et les lecteurs de certains journaux en France, j'ai été licencié le 13 décembre 2012 pour "faute lourde", pour avoir fait état sur Mediapart de l'implication de mon ancien employeur, Qosmos, dans des contrats dont le but étaient de fournir au régime libyen du Colonel Kadhafi, et au régime syrien de Bachar El-Assad, les moyens de surveillance et d'interception des communications de leurs peuples.
J'ai été licencié alors que je me trouvais, depuis le 20 avril 2012, en arrêt maladie pour "dépression réactionelle", ayant appris grace à des fuites dans la presse suite au "printemps arabes", l'implication de mon employeur dans ces contrats tout à fait condamnables.
Suite à une plainte déposée conjointement par la Fédération Internationale des Droits de l'Homme (FIDH) et la Ligue des Droits de l'Homme (LDH), en mai 2012, visant mon ancien employeur Qosmos, une enquête préliminaire a été ouverte par le Parquet de Paris en juillet 2012, pour "complicité d’actes de torture".
On peut lire sur le site de la FIDH, ici :
A la suite des plaintes déposées par la FIDH et la Ligue française des droits de l’Homme (LDH), en novembre 2011 et mai 2012, à l’encontre des sociétés Amesys et Qosmos, accusées d’avoir vendu aux régimes libyens et syriens des matériels de surveillance qui auraient permis aux services de renseignement de Mouammar Khadafi et de Bachar El Assad de parfaire les moyens de répression à l’encontre de leurs peuples, la justice française a diligenté des enquêtes.
La FIDH et la LDH considèrent que la fourniture de ce matériel pourrait être qualifiée de complicité d’actes de torture dans la mesure où le système de surveillance aurait permis au régime syrien de parfaire les moyens de sa répression à l’encontre de son peuple et lui donner les moyens de cibler toute voix contestataire, avec pour conséquences possibles des arrestations massives de défenseurs des droits humains et d’opposants, et un recours systématique à la torture.
C'est dans ce contexte particulier, alors que je me trouvais en arrêt maladie pour "dépression réactionnelle", et que j'avais été prononcé définitivement "inapte au poste" (que j'exerçais avec succès depuis 7 ans) par le Médecin du Travail, le 30 novembre 2012, que j'ai été licencié le 13 décembre 2012 pour "faute lourde" : pour "manquement à mon obligation de loyauté" et "manquement à mon obligation de confidentialité" envers mon ancien employeur.
Se défendre
Depuis mai 2012, je me bats donc pour me défendre et pour me reconstruire. Et si j'ai retrouvé pleinement la santé aujourd'hui, après une période de 18 mois de traitement pour "dépression réactionnelle", c'est grâce à ceux qui m'ont aidé à vivre aussi bien que possible cette traversée inhabituelle. En plus du soutien moral des abonnés de Mediapart, soutien devenu même matériel depuis le printemps 2013, deux volets essentiels de ce retour à la vie auraient été l'appui intelligent et précieux d'un psychologue de travail, et la défense de mes droits devant les Prud'hommes, défense menée encore aujourd'hui par mon avocat.
Me trouvant à faire face depuis mai 2012 à des frais de psychologue et d'avocat, frais que je ne saurais assumer en temps normal, et encore moins alors que je me trouve au chômage, les sommes normalement allouées dans mon budget depuis avril 2012 aux paiement des impôts sur le revenu, ont été redirigées, par urgence et par nécessité, à assurer des frais exceptionnels que la défense de mon être et de mes droits ont nécessité.
Devant cette situation très particulière, où je me trouvais à la fois acculé de frais supplémentaires que ma sitution générait, et où je me trouvais licencié sans aucune forme d'indemnité et chercheur d'emploi, l'Inspection des Impôts m'a démontré bienveillance et patience pour l'acquittement des impôts payable en 2012 et 2013. En contrepartie d'une participation modique de €100 par mois, le Trésor Public était prêt à attendre la fin octobre 2013, et l'audience aux Prud'hommes, pour le règlement de l'ensemble des sommes dues en une fois : soit un montant de €10 100,00.
Alors pourquoi suis-je en train d'écrire ces mots au petit matin, au lieu de dormir ?
La procédure aux Prud'hommes
Lors de l'audience aux Prud'hommes du 23 octobre 2013, mon dossier a été renvoyé "en départage" devant un magistrat professionnel. On peut en lire les compte rendus ici :
http://www.franceinter.fr/les-indiscrets-salarie-licencie-par-qosmos-les-prud-hommes-ne-tranchent-pas
http://www.franceinfo.fr/justice/materiel-livre-a-la-libye-et-a-la-syrie-qosmos-aux-prudhommes-1187731-2013-10-24
http://www.mediapart.fr/journal/france/241013/surveillance-un-ancien-salarie-de-qosmos-devant-les-prudhommes
Dans la foulé de l'audience aux Prud'hommes, un dossier très complet a été publié par le journal le Monde, le 29 octobre 2013 :
Espionnage de masse : des sociétés françaises au service de dictatures
Cependant, plus de quatre mois après l'audience aux Prud'hommes, il ne m'a pas encore été communiqué si ce n'est une nouvelle date d'audience. Programmer un rendez-vous d'audience, même pour une date lointaine plus tard dans l'année, ne semblerait pas être considéré une idée utile, pour qui ne soient pas dans l'urgence.
Dessin de Aurel | Pour "Le Monde"
Le prochain saisie de mes comptes
L'Inspection des Impôts m'a signifié au mois de janvier 2014, donc, qu'elle va procéder à la saisi de mes comptes (avis aux tiers détenteur) afin de récupérer les sommes dues au titre de l'impôt sur mon revenu d'autrefois. Ce qui veut dire le saisi de mon "indemnité retour à l'emploi", (n'ayant aucune économies et ne possédant rien). Même pas un compte en Suisse non-déclaré.
Mon recours par écrit à l'Inspecteur des impôts du Centre des impôts dont je dépends, lui demandant d'attendre l'audience prévue (mais pas encore programmé) aux Prud'hommes vient d'échouer. On m'a informé oralement vendredi matin que la saisie de mes comptes va procéder, comme on ferait pour n'importe quel délinquent qui cherche à s'en extraire de son devoir.
Alors que jusqu'ici, j'ai réussi à éviter une telle situation, d'ici quelques jours ou semaines, l'équilibre précaire que j'ai réussi à maintenir à tout au long de cette traversée, sera pris dans un spiral de factures impayées, de reclamations, de loyers impayés, et d'amendes. Les Prud'hommes, organisés comme la Justice pour être en surcharge, ne peuvent répondre à cette urgence.
Dans la vie d'un lanceur d'alerte, la longeur et la multiplication des procédures est d'une lourdeur inattendue. Jusqu'au moment où je m'en croyais sorti ou presque, le piège se referme donc de nouveau. Plus de quatre mois après le renvoi de mon dossier Prud'hommal devant un Magistrat professionnel, et presque 15 mois après mon licenciement pour "faute lourde", je n'ai toujours pas de nouvelle date d'audience en vue.
Mon prochain mis en examen
Mais le bonheur ne vient jamais seul. Au mois de janvier 2014, j'ai également été convoqué à la Préfecture de Police, un premier pour moi.
Je serai "mis en examen" dans les prochaines semaines dans le cadre de deux plaintes pour diffamation initiées à mon encontre par mon ancien employeur Qosmos en juillet 2013, suite au Dossier du Parisien, Les dictateurs achetaient français.
La mise en examen est "automatique" dans le cadre d'une plainte pour diffamation, m'a-t-on informé, et ne préjuge en rien l'innocence ou la culpabilité de la personne visée. C'est une dérogation au droit commun.
Je n'ai aucun souci à me faire quant au fond, car je n'ai jamais dit autre chose que la vérité dans l'ensemble de ce dossier, et j'aurai gagne de cause, mais il faut passer une fois de plus par là, préparer ses dossiers, se défendre.
Je considère d'ailleurs ces plaintes comme "un abus du droit et une forme d'intimidation", et je l'ai signalé ainsi à la Préfecture de Police lors de ma convocation pour que ce soit noté dans le dossier. C'est une stratégie de communication aussi pour mon ancien employeur : une manière à peu de frais de se faire une virginité en dénoncant publiquement les autres, et en menaçant de plaintes tous ceux qui ose dire ou relayer la vérité. Mais je suis en bonne compagnie, mon ancien employeur a aussi porté plainte contre la Fédération Internationale des Droits de l'Homme et la Ligue des Droits de l'Homme pour "dénonciation calomnieuse".
Alors que ces plaintes sont diffamatoires à mon encontre, et que les propos de l'avocat de Qosmos, tenus dans le même journal : "Il n'y avait aucun matériel ou logiciel Qosmos en Syrie", sont aujourd'hui pour la Justice française des mensonges avéres (voir capture d'écran), c'est à moi de me défendre. (Le dossier du Monde publié depuis, beaucoup plus complet, n'a suscité quant à lui aucune plainte).
J'ai donc depuis quelques semaines un deuxième avocat, spécialisé en diffamation, qui demande une somme forfaitaire de €4800.00 en tout pour me défendre dans le cadre de ces deux plaintes, (ce qui représente des honoraires très modestes pour ce genre de procédure). J'ai donc écrit €2400.00 en chèques-en-bois la semaine dernière (4 x €600.00) pour m'acquitter de la première moitié de cette somme, sans avoir le moindre idée pourtant où je vais trouver l'argent.
Là où j'en suis
Si l'Inspection des impôts s'obstine à récupérer les impôts dues en les ponctionnant directement sur mes indemnités de chômage (j'ai reçu un courrier de Pôle-Emploi cette semaine à cet effet), une situation déjà difficile deviendra tout simplement impossible d'ici quelques jours ou semaines.
"L'éternité c'est longue, surtout vers la fin", réplique Woody Allen dans l'un de ses films.
Et ainsi va la vie d'un lanceur d'alerte. La "fin" devient plus longue que tout le reste.
Mais je n'ai pas de solution magique, qui me permettrait de faire face autrement et mieux à cette rafale incessante de défis sans fin. Voici pourquoi je n'ai pas dormi cette nuit.
Paris s'éveille. Et je rêve d'une vie un tant soit "normale".
James Dunne
SOURCE / MEDIAPART