Corse, les raisons de la colère

 

Le tonnerre gronde depuis quelques mois sur l'île. Le climat social est particulièrement tendu et l'hiver fut émaillé par de nombreuses mobilisations nationalistes, comme à Corte en janvier. Le point d'orgue de cette année de revendications semble être la manifestation du 10 mai prochain à Bastia, initiée par le collectif "Simu di Stu Paese". Pourquoi une telle colère ?

 

 

"Ces Corses, avec tout ce qu'ils coûtent à la France, ils ont encore le toupet de demander des avantages !"1. Voilà comment résumer, en une phrase, la considération des continentaux envers les revendications de ceux qui sont encore, pour le moment, leurs compatriotes. Il faut dire que les médias n'aident pas le Français lambda à y voir clair, mélangeant au quotidien sans distinction mafia, nationalisme, crimes et manifestations. L'Etat lui aussi, brouille toutes les pistes, notamment à travers son nouvel homme fort, Manuel Valls, qui semble prendre un malin plaisir à laisser les Corses s'entretuer tout en chassant les nationalistes. Pourtant, il n'y a rien de plus clair que la situation actuelle : aujourd'hui, on assiste en Corse à un véritable déni de démocratie, qui, s'il était avéré dans une autre partie du monde, aurait indigné les millions de droit de l'hommistes cocoriquiens. Pour résumer: une assemblée de Corse existe depuis 1982. Elle est l'organe délibérant de l'île dans les compétences suivantes : développement économique, fiscalité, énergie, environnement, habitat, éducation, langue corse, transports, agriculture, patrimoine, tourisme, sport et jeunesse. Un exécutif est chargé d'appliquer les mesures votées par cette assemblée. La marge de manoeuvre semble donc assez importante.

Plusieurs mesures phares y font le consensus depuis quelques mois : un statut fiscal dérogatoire (problématique dite des "arrêtés Miot"), la co-officialité de la langue corse et depuis peu, le statut de résident. Ces mesures associées au PADDUC (Plan d'Aménagement et de Développement Durable de la Corse) qui sortira selon toute vraisemblance cet été, font partie d'un "pack" qui nécessite a priori une révision de la constitution française. L'inscription de la Corse dans un article spécifique de la Constitution a donc également été votée par cette assemblée, pour faciliter l'évolution.

Tous ces votes, toutes ces mesures sont demandées par les nationalistes depuis de nombreuses années. Le Statut de Résident était même inscrit au programme de Corsica Libera (indépendantistes) en 2010, alors que les autonomistes trouvaient ce projet trop "extrême": il est aujourd'hui voté à plus de 60% à l'assemblée par des élus de "partis traditionnels".

Ces mesures vont toutes dans le même sens: celui de la sauvegarde d'un patrimoine. Un patrimoine matériel, une terre, un bâti, mais également immatériel, une langue et à travers elle, une culture. Le côté social est très présent : elles visent à permettre aux classes défavorisées à moyennes de pouvoir prétendre à la propriété ou à des locations décentes. Ces mesures posent également les bases officielles de l'identité voire de la citoyenneté corse. Ce sont, en fait, à la fois des mesures urgentes de protection et de règlementation mais également des signes forts de la part des élus de la Corse d'une volonté de large autonomie et de reconnaissance du peuple corse.  

Et c'est en l'espèce ce qui dérange l'Etat. En un an, les communications nationales autour des volontés populaires corses (qui rassemblent tout de même 60 à 90% des élus de toutes tendances selon les votes) ont été explicites : du non foncé au non clair, en passant par toutes les nuances de non. Valls a rappelé plusieurs fois sur les ondes que la coofficialité de la langue n'était même pas envisageable en rêve car il n'existe qu'une seule langue en France, le français (sic).2 Concernant le statut fiscal, les arrêtés Miot ont été censurés non pas une mais deux fois par le conseil constitutionnel3 bien qu'entre les deux censures, une commission de spécialistes se soit réunie sur le sujet pendant un an à Bercy et ait prouvé par A+B que la prorogation de cet arrêté était indispensable pour éviter le chaos immobilier en Corse et la vente forcée des biens. Concernant le statut de résident, fraîchement voté par l'assemblée, on rétorque déjà qu'il est anticonstitutionnel (oui, merci on sait, c'est bien pour ça qu'on demande une révision) et, excusez du peu, discriminatoire voire -attention, on sort les grands mots- xénophobe. Pourtant, ce statut est basé sur le droit du sol, donc applicable à tous sans distinction d'origine ni d'ethnie, avec une contrainte de temps de 5 ans de résidence qui freinera la spéculation. C'est ce qui existe partout dans le monde et même en Europe comme sur les îles Åland, pour ceux qui arguent que le droit européen s'y oppose. Il faudrait donc que l'on nous explique OÙ est la fameuse discrimination si ce n'est dans l'esprit particulièrement imaginatif du français moyen et de ses médias, qui savent bien -on ne leur la fait pas!- que les Corses sont racistes et n'aiment pas les continentaux. En attendant, la discrimination est bien d'actualité en Corse : elle est sociale, avec un marché immobilier réservé aux millionnaires étrangers, pendant que les Corses s'entassent dans les HLM. Mais là, personne ne crie au loup. 

Le Corse demande de pouvoir sauver sa langue, comme les Catalans, les Basques, les Sardes : on lui dit non. Il demande de ne pas avoir à payer des millions d'euros de droits de succession pour une maison de village en ruine : on lui dit non, deux fois. Il demande d'avoir la possibilité d'acheter un bien sur sa terre à un prix raisonnable : on lui dit, encore, non. 

Et il ne s'agit pas d'une frange de nationalistes marginaux qui demande ces avancées: il s'agit de l'écrasante majorité de la classe politique Corse, en témoignent les votes. Des élus choisis par le peuple pour les représenter et prendre les décisions adéquates pour l'avenir de l'île. Des élus impuissants donc, à qui on oppose des barrières fantômes en permanence. 

Voilà pourquoi la colère gronde, et elle n'en est qu'à ses débuts, si la France continue dans cette voie.

Voilà pourquoi le 10 mai, il sera important pour chaque Corse d'être dans la rue, à Bastia, à l'appel du collectif "Simu di Stu Paese..." pour défendre les droits fondamentaux et la démocratie. Pour affirmer et démontrer à l'Etat français que s'il sait dire non avec force, le peuple sait dire oui avec puissance et détermination. La constitution, modifiée tant de fois pour des broutilles, restera-t-elle vraiment immuable ? Veulent-ils que la situation s'aggrave ? Ce que d'aucuns appelaient "printemps corse" prend de plus en plus forme, et il s'avère que la stratégie du non risque de ne pas être payante pour la France qui après la crise bretonne va certainement affronter de longs et profonds remous en Corse à l'aube des élections territoriales de 2015.

Simu di Stu Paese è ci vulemu campà - Nous sommes de ce pays et nous voulons y vivre

Teaser de la manifestation : https://www.facebook.com/photo.php?v=551022075015263

 

1Nous avons eu le plaisir, dans un autre article, de démontrer que cette affirmation était fausse et que la Corse ne coûte pas plus à l'Etat qu'elle ne lui rapporte http://blogs.mediapart.fr/blog/massimu/031213/sans-la-france-la-corse-ne-vivrait-que-de-chataignes

 http://www.liberation.fr/societe/2013/06/03/manuel-valls-pas-de-cooficialite-du-francais-et-du-corse-dans-l-ile_907755 

Le 29 décembre 2012 et le 29 décembre 2013 http://corse.france3.fr/2013/12/29/le-conseil-constitutionnel-censure-nouveau-les-arretes-miot-385329.html


SOURCE / MEDIAPART

Tag(s) : #actualités
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