Comment on peut, en trois clics, découvrir la carte des stations d'écoute des espions de la DGSE

Les services de renseignement sont des administrations (presque) comme les autres, qui doivent donc rendre certains de leurs appels d'offres de marchés publics. C'est la loi, c'est un droit: et Internet permet à tout un chacun de les consulter.

 

 

La condamnation, en appel, à 3000€ d'amendes de Bluetouff, ce blogueur et hacker (au sens noble) qui avait trouvé des documents parce qu'ils avaient été indexés par... Google, révèle le fossé numérique qui sépare encore ceux qui savent se servir de Google (voir les explications de Bluetouff) de ceux qui ne savent pas (voir l'analyse de Maître Eolas).

Les réactions à mon Quiz: rions un peu avec la DGSE qui brocarde notamment la Direction du renseignement militaire (DRM) et son utilisation des adresses @yahoo.fr -un peu comme si la NSA utilisait des adresses @wanadoo.com-, et qui révélait que les numéros de téléphone (et d'accès à Internet) des stations d'interception des télécommunications de la DGSE avaient été archivés par Google... via un appel d'offres passé par la DGSE, révèle de son côté le fossé numérique qui sépare ceux qui connaissent un peu les services de renseignement, de ceux qui ne savent pas.

Nombreux sont ceux qui, sur Twitter notamment, ont en effet cru que mon article était «inquiétant sur l'état du renseignement français», ou encore que j'avais voulu les ridiculiser... ce qui n'était pas du tout le cas. Les services de renseignement sont des administrations (presque) comme les autres, qui doivent donc rendre certains de leurs appels d'offres de marchés publics. C'est la loi, c'est un droit, Internet permettant à tout un chacun de les consulter.

Les informations que j'ai pointées du doigt ne sont pas des secrets d'Etat: la liste des numéros de téléphone (et d'accès à Internet) des stations espions de la DGSE —que je m'étais gardée de rendre publique— est ainsi toujours disponible en ligne, signe que ça ne la dérange pas plus que ça, et je me garderais bien de qualifier la DGSE d'incompétente (ses stations d'espionnage des télécommunications ne sont pas protégées «que» par des ficelles), même si l'on peut effectivement questionner la pertinence d'utiliser des emails @yahoo.fr ou @laposte.net, ou encore le choix de PC durcis tournant sur «Microsoft Windows XP Tablet Edition»...

La réaction d'Abou Djaffar, un ancien des services, que mon article aurait surtout fait «rigoler», révèle a contrario les fantasmes que d'aucuns —la majorité— se font au sujet des services de renseignement, comme s'il s'agissait de «boîtes noires» qui, mâtinées de «JamesBonderies», pourraient échapper aux regards scrutateurs de la société civile. Faute de communiquer (contrairement à la NSA), la DGSE en particulier, et les services de renseignement en général, entretiennent une aura de mystère qui ne fait, hélas, qu'accentuer les fantasmes que l'on peut s'en faire.

En levant quelque peu le voile sur cette institution, je ne cherche, tout comme Bluetouff, qu'à contribuer au débat public. En l'espèce, la consultation des marchés publics passés par la DGSE, croisée avec les photos disponibles sur Google Maps et Street View, plus les photos aériennes accessibles sur le Geoportail de l'INA, confirment l'existence de tout un réseau de stations d'écoute et d'interception des télécommunications opérées par les services de renseignement français, en France métropolitaine, dans les DOM-TOM, et à l'étranger.

Les appels d'offre ne précisent jamais qu'ils émanent de la DGSE, pas plus qu'ils ne mentionnent explicitement le fait qu'il s'agit de stations d'espionnage, mais il suffit de recouper les données pour comprendre ce dont il retourne. On trouve ainsi la trace de marchés portant sur l'entretien de la station d'épuration du «centre radioélectrique de Domme», des espaces verts du «centre radioélectrique de Saint-Christol d'Albion», du désherbage des «pieds d'antennes» des centres d'Alluets-le-Roi et de Feucherolles, ou du désherbage du «champ antennaire» du centre de Bonifacio («au croisement des routes de Cala Longa et Santa Monza», précise l'appel d'offres).

En 2009, un autre marché public de la DGSE portait, lui, sur la «maintenance des installations de climatisation en province (Domme, Poucharramet, Saint Laurent, Saint christol et Bonifacio)». En 2007, un appel d'offres portant sur des «travaux de conservation du domaine en voiries et réseaux divers (V.R.D)» mentionnait, comme «lieux d'exécution»:

«Bonifacio (2a), Domme (24), Poucharramet (31), Agde (34), Quelern (35), Saint Laurent de la Salanque (66), Saint Christol d'Albion (84), Paris 20ème, Romainville (93), Les Alluets le Roi (78), Feucherolles (78), Ablis (78).»

Exceptions faites de Quelern —qui accueille le Centre parachutiste d'entraînement aux opérations maritimes (CPEOM) du Service Action de la DGSE—, de la caserne Mortier à Paris —le QG de la DGSE—, du fort de Noisy à Romainville —QG du «Service action» et du «Service technique d'appui» (STA, le «Mr Q» de la DGSE)—, tous ces lieux correspondent à des «centres radio-électriques» (pour reprendre la terminologie officielle) de la DGSE.

Les appels d'offres révèlent également que les services de renseignement français en ont fermé plusieurs, connues ou non, ces dernières années. Enfin, et contrairement à la rumeur qui situait une station espion de «Frenchelon» dans un fort surplombant le village naturiste du Cap d'Agde, une contre-enquête révèle qu'elle était située plus à l'intérieur des terres, et qu'elle a été démantelée il y a 30 ans.

L'emplacement de certaines de ces stations espion avaient déjà fuité dans la presse en l'an 2000 —suite aux révélations de l'existence d'«Echelon», le système anglo-saxon d'espionnage des télécommunications, et de «Frenchelon», son pendant français— (voir «La carte des stations espion "Frenchelon ), d'autres n'avaient jusque-là jamais été identifiées -alors qu'elles existaient pourtant depuis les années 60.

La France espionnait les USA dès 1946

Dans un billet étrangement passé inaperçu cet été, Matthew M. Aid, ancien analyste du renseignement, historien et journaliste américain, spécialiste de la NSA et de l'espionnage des télécommunications, évoquait plusieurs de ces «centres radioélectriques», tout en accusant les services de renseignement français d'espionner les communications militaires et gouvernementales américaines :

«Des documents consultables dans les Archives nationales de Washington montrent que des centres d'écoute des télécommunications de l'armée française interceptait le trafic radio du gouvernement américain dès 1946. Et la France continue. Ces 30 dernières années, une portion considérable des efforts français en matière de renseignement d'origine électromagnétique (ou SIGINT, pour SIGnals INTelligence) ont pour objectif de voler les secrets industriels des entreprises américaines et d'Europe de l'Ouest, notamment dans les domaines high-tech, de défense, d'aviation, de pétrole, d'exploration du gaz naturel, de l'industrie logicielle et de matériel informatique.»

A l'en croire, la direction technique de la DGSE contrôlerait 15 centres d'écoute des télécommunications (9 en France, 6 outre-mer) employant quelques 2.000 personnes, soit plus du tiers des employés civils et militaires de la DGSE.

«Un des plus grands centres d'écoute du monde»

Le Centre radioélectrique de Domme, en Dordogne, près de Sarlat, est probablement le plus important d'entre eux: créé en 1974, d'après Matthew M. Aid, c'était le premier centre français d'interception des télécommunications satellites, avec une seule antenne parabolique, de 25 mètres de large. L'explosion des télécommunications satellites aurait conduit la DGSE a multiplier le nombre d'antennes dans les années 80 et 90. Les photos satellites sont floutées, mais pas les photos aériennes de Bing, le service de Microsoft, où l'on distingue près d'une quinzaine d'antennes : 


Capture de la vue par satellite sur Bing du Centre radioélectrique de Domme, en Dordogne, près de Sarlat

Un article du Nouvel Observateur le présentait en 2001 comme «l'un des plus grands centres d'écoute du monde (...) le site principal des "grandes oreilles" de la République». Il est formellement interdit de le photographier, mais l'aéroport de Sarlat, situé juste à côté, propose des baptêmes de l'air en ULM, et nombreux sont ceux qui prennent les antennes en photo depuis la route qui longe la station...

Les centres radioélectriques des Alluets-Le-Roi et, à 4 kilomètres de là, de Feucherolles, situés entre Nanterre et Mantes-la-Jolie, dans les Yvelines, hébergent des dizaines d'antennes : après la Seconde guerre mondiale, écrit Matthew M. Aid, le centre d'Alluets servait de station de communication radio pour le service technique («Service 26») du SDECE, l'ancêtre de la DGSE, et dans un second temps pour de l'interception des télécommunications.

Dans les années 70, le centre d'Alluets était l'un des principaux centres d'écoute des appels téléphoniques internationaux et des fax, toujours selon Matthew M. Aid, qui estime qu'en 2001, plus de 200 opérateurs d'interception travaillaient à Domme ou aux Alluets, devenue la deuxième plus grosse station espion de la DGSE.

Aujourd'hui, elle compte plus d'une dizaine d'antennes paraboliques d'interception des télécommunications satellites, plus une autre dizaine d'autres antennes non-identifiables, floutées sur Google Maps et Bing, mais pas ailleurs, comme le relevait, amusé, le blogueur Zone d'Intérêt, également à l'origine de la découverte, sur le web, des plans du système anti-intrusion de la DGSE, et qui a consacré un long billet à ce que révèlent les appels d'offres de la DGSE:

 

 

On notera, par ailleurs, que si les photos satellites de nombreuses stations sont floutées, celles de Google Street View, elles, ne le sont aucunement, comme on peut le voir ici aux Alluets:

 

 

Tag(s) : #actualités
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