Culture : un nouveau reniement des socialistes
 
16 juillet 2014
 

Concernant les déceptions, la gauche au pouvoir est rarement décevante. Elle nous gratifie, chaque fois, de nouvelles abdications. Ainsi sur les questions artistiques et culturelles, il paraissait acquis en mai 2012 que le gouvernement ne pourrait que faire mieux que ceux du précédent quinquennat.

C’était sans compter sur ses capacités créatrices. Pour la première fois, la gauche diminua le budget de la culture. Elle reporta, par ailleurs, à plus tard toute refondation de ses institutions exsangues ainsi que ce qui devait être l’un de ses grands chantiers : l’éducation artistique.

Fin d’une époque. Le pouvoir socialiste ne tente même plus de neutraliser ses reniements économiques par un volontarisme culturel. C’est que cette démission budgétaire va de pair avec une démission idéologique, qui prit pour seul argument la reconnaissance de la contribution non négligeable de la culture au PIB. La gauche de gouvernement pavoisa, soulagée de justifier ainsi son tropisme culturel et d’en remontrer sur son sens des responsabilités au patronat.

Cette position vient conclure plusieurs décennies de renoncements : du temps où l’art et la culture ne devaient pas être des marchandises à celui où l’art et la culture ne devaient pas être des marchandises comme les autres - reconnaissant au passage qu’ils l’étaient tout de même un peu. Ce furent dans les années 1990 les grandes mobilisations qui entendaient excepter les activités liées à la culture du droit commercial commun.

UNE LÉGITIMITÉ INDEXÉE AU PIB

Cette bagarre, légitime, se menait simultanément à l’abandon de toute idée d’extension de l’exception à d’autres secteurs tels que la santé ou l’éducation. C’était donc avant qu’on ne vante l’apport de la culture et de l’art à la richesse du pays.

C’est désormais, au contraire, à les repérer comme marchandises qu’ils deviendraient presque légitimes. Que le gouvernement se fasse le publicitaire de sa nouvelle orientation est logique. Plus complexe est la reprise dans les milieux artistiques et culturels de ce refrain. Faut-il que les artistes aient été culpabilisés ces dernières années pour indexer leurs légitimités au PIB... ?

L’argument est dangereux : il ne dit rien de ces « marchandises », il indifférencie les œuvres, les contenus, et il est fort à parier que, demain, la culture sera pour d’autres l’équivalent de ce secteur automobile que certains se félicitent, aujourd’hui, de supplanter... « Ses identifications à l’adversaire ne vont pas sans laisser de trace en lui, il devient ainsi son propre adversaire », prévenait Brecht à propos du spectateur.

Il serait bien sûr imbécile de nier la participation de la culture à l’économie et les retombées qu’elle permet. La création ne trône pas dans un ciel étoilé et désintéressé. Elle baigne, elle aussi, dans les eaux sales et glacées du néolibéralisme. Il n’est qu’à repérer sous l’apparente unité de la profession les luttes des classes qui s’y déploient.

L’ART ET LA CULTURE COMME REMÈDES

Pour autant, l’apport de la culture à l’économie reconnu, peut-on se résigner à voir la politique qui la concerne se soumettre à cette dimension ? C’est ce que fait pourtant la gauche, qui n’a plus idée de la fonction de l’art et de la culture, sinon celle de leur contribution au redressement des finances, à la grandeur patriotique, au catéchisme républicain. Après avoir été sommés, il y a quelques années, d’amortir la « fracture sociale », les voici enrôlés dans la sortie de crise : l’art et la culture comme remèdes aux impuissances étatiques.

A vrai dire, la gauche n’a pas tant abandonné l’art, la culture, les artistes que la gauche elle-même. A la logique de l’intérêt privé, elle n’oppose rien, pas plus qu’à l’extension du domaine de la marchandise. Cela supposerait, en effet, de penser en termes de « besoins sociaux » et non à partir des besoins du marché. A quel « besoin social » la culture et l’art répondent-ils ?

La question est difficile, mais c’est bien de la construction d’une réponse que peuvent naître d’autres raisons d’exister. Les discussions seraient polémiques. La politique redeviendrait alors la délibération conflictuelle qu’elle n’est plus, désormais confondue avec la gestion « réaliste » des intérêts de la finance et du patronat.

RUPTURE AVEC LA SOLIDARITÉ INTERPROFESSIONNELLE

Car ce pouvoir a, en effet, refusé d’engager toute épreuve de force avec eux. C’est donc avec lui que s’engage l’épreuve de force. Sa surdité (tactique) face à l’expertise des intermittents et des précaires est à ce titre éloquente et conséquente : le gouvernement refuse de parler de droits sociaux (pierre angulaire du mouvement) et entreprend de rapporter le conflit à la seule question culturelle. Bref, il joue les intermittents contre les autres précaires et les annexes VIII et X contre la globalité scandaleuse de l’accord Unedic du 22 mars. La gauche a aussi abandonné les chômeurs...

Cette mise en valeur tardive des intermittents ne signifie pas, pour autant, les retrouvailles de la gauche avec l’art et la culture. Créant un grave précédent de rupture avec la solidarité interprofessionnelle, M. Valls promet de mobiliser l’Etat au motif même de leur contribution à la richesse nationale.

Assurément, ce pouvoir est cohérent. Mais il est imprudent : il n’entend rien sinon des « grognements » d’intermittents. Et pourtant, à bien écouter, s’énonce un discours tranchant sur l’ordinaire de la concurrence de chacun contre tous : « Ce que nous défendons, nous le défendons pour tous », affirment intermittents et précaires. Principe, il est vrai, inaudible pour qui pense et parle comme le Medef.

Olivier Neveux (professeur d’histoire et d’esthétique du théâtre à l’université Lyon-II)


* Le Monde.fr | 16.07.2014 à 10h51 • Mis à jour le 16.07.2014 à 10h52.

Mis en ligne le 18 juillet 2014
 
SOURCE / ESSF
Tag(s) : #actualités
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