Comment la technologie entrave l’évolution et détruit le monde
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Doug Tompkins, fondateur de « The North Face », à propos de ses différends avec Steve Jobs, et de la raison pour laquelle nous devons démanteler notre société techno-industrielle.

Article original, en anglais, publié le 11 juillet 2013 sur le site du Guardian.


 

Doug Tompkins, fondateur de The North Face et d’Esprit, a joué un rôle déterminant dans la création de deux immenses réserves naturelles en Patagonie.

Douglas Tompkins

L’idée selon laquelle les innovations technologiques peuvent sauver le monde est devenue une sorte de mantra dans le mouvement du développement durable [et dans le mouvement écologique en général]. Mais plutôt que nous libérer, Doug Tompkins, cofondateur des marques The North Face et Esprit, pense que la technologie nous a asservis et qu’elle détruit la santé même de la planète dont dépendent toutes les espèces.

Tompkins, 70 ans, a utilisé l’immense fortune qu’il a acquise en vendant ces deux compagnies pour préserver plus de terre que n’importe quelle personne dans l’histoire, dépensant plus de 270 millions d’euros pour acheter plus de 2 millions d’acres de terres en Argentine et au Chili.

Il remet en question le point de vue selon lequel la technologie étendrait la démocratie et affirme qu’elle concentre, au contraire, de plus en plus le pouvoir entre les mains d’une élite toujours plus restreinte. Ce qui le dérange le plus, c’est que les mouvements sociaux et environnementaux censés s’opposer à la nature destructrice des méga-technologies, sont en réalité tombés sous leur charme.

« Nous avons été mauvais dans notre analyse systémique, et particulièrement dans le domaine de la critique de la technologie », explique Tompkins, qui a été profondément influencé par le philosophe Norvégien Arne Naess, qui appelait au démantèlement de la société techno-industrielle.

« Si nous ne nous améliorons pas dans ce domaine, je pense que nous sommes foutus, nous allons continuer à précipiter l’extinction des espèces, et nous allons continuer à creuser encore davantage le trou de la crise sociale et écologique.

Il vous suffit de tenir votre téléphone portable pendant 30 secondes, et de penser à tout son processus de production en amont pour y retrouver l’ensemble de la culture techno-industrielle. Vous ne pouvez pas avoir cet appareil sans tout ce qui va avec. Vous verrez alors l’exploitation minière, le transport, la fabrication, les ordinateurs, la communication haute-vitesse, la communication par satellite, tout est là, et c’est cette culture techno-industrielle qui détruit le monde. »

Défendre l’environnement

Tompkins est considéré comme un héros dans le mouvement de la deep ecology (« écologie profonde ») et travaille main dans la main avec sa femme Kris, l’ancienne PDG de la marque d’équipements et de vêtements de plein air Patagonia.

Ils ont joué un rôle très important dans la création de deux immenses réserves naturelles et sont en train d’en créer une autre dans la région sud-américaine de Patagonie, malgré les oppositions auxquelles ils se heurtent en Amérique latine ; ils sont par exemple accusés par des politiciens chiliens d’extrême droite de diviser le pays en deux dans une conspiration pour s’accaparer des terres.

Ensemble, ils financent aussi nombre de petites ONG militantes, affirmant que les organisations plus établies comme le WWF et Greenpeace sont aujourd’hui trop liées aux corporations.

« Lorsque le WWF a commencé, ils faisaient de bonnes choses », explique Tompkins. « Maintenant, ils gaspillent l’argent comme des fous pour très peu de concret. La plupart de ces organisations ont pris trop d’ampleur, ce qui leur porte préjudice. Ce sont les petites organisations qui accomplissent vraiment des choses sur le terrain. »

Tompkins ridiculise ceux qui placent leurs espoirs dans le développement technologique des secteurs éolien, solaire et nucléaire, en disant d’eux qu’ils sortent des écoles de gestion intelligente des ressources, et en expliquant qu’ils ne comprennent pas que cela ne s’attaque absolument pas au cœur du problème, à savoir l’addiction du capitalisme à la croissance.

« L’efficacité énergétique est un mauvais indicateur », explique-t-il. « Nous devrions utiliser la nature comme mesure, utiliser la sagesse de la nature comme matrice pour nos systèmes économiques. »

« Le capitalisme ne fonctionne plus lorsqu’il commence à se contracter et nous pouvons clairement le constater actuellement dans l’eurozone. C’est comme maintenir sous l’eau un monstre géant à bout de souffle. Il devient fou. Le capitalisme présente peut être quelques bonnes choses, mais fondamentalement, il est mauvais pour tout le monde. »

Il pense que les spécialistes de la soutenabilité ont fait l’erreur de passer leur temps à créer des stratégies et des projets, sans prendre le temps de comprendre en profondeur ce qui nous a mis dans ce pétrin en premier lieu. Il en résulte qu’ils causent finalement peut-être plus de mal que de bien.

« Tandis que nous sommes de plus en plus aspirés dans la technosphère, nous sommes de moins en moins capables de comprendre cela, parce que le milieu dans lequel nous évoluons est technologique », nous avertit-il.

« C’est comme l’air; nous sommes fondamentalement inconscients de l’air. Il nous faut comprendre ce que les technologies elles-mêmes apportent avec elles lorsqu’elles sont introduites dans la culture. »

« Faire s’éteindre toute la biodiversité, et finir par vivre sur un tas de sable avec un rat norvégien et quelques cafards, ça n’est pas très logique. Cela prouverait que notre comportement en tant que civilisation est aujourd’hui pathologique. Mais si vous faites une analyse systémique, c’est exactement ce vers quoi nous nous dirigeons. »

Une approche stratégique, pas substantielle

Tompkins était un ami de Steve Jobs, les deux hommes se sont beaucoup disputés au fil des ans, l’ancien PDG d’Apple essayait de convaincre Tompkins que les ordinateurs allaient sauver le monde, tandis que Tompkins soutenait l’inverse.

Tompkins se souvient de la campagne publicitaire d’Apple qui soulignait les 1001 choses que le PC allait nous apporter, et disait à Jobs que cela représentait à peine 5% de ce que l’ordinateur avait fait, tandis que les autres 95% étaient négatifs et exacerbaient la crise de la biodiversité.

« Il s’énervait contre moi lorsque je lui disais ça », explique Tompkins.

« Il était prisonnier de cette vision selon laquelle ces technologies allaient nous apporter toutes ces bonnes choses. Mais c’est typique des fournisseurs de nouvelles technologies. Ils vendent leur produit et leur idée, et leur prestige, leur pouvoir et leur influence. Leur estime d’eux-mêmes est incorporée dans tout ça. Il est impossible pour eux de le voir ou de l’admettre, vous comprenez ? Parce que ça couperait l’herbe sous le pied de leur finalité, particulièrement lorsque celle-ci est attachée à une finalité morale. »

« C’est typique de tous ceux qui introduisent un nouveau gadget dans la société. Ils ne vous parlent pas des effets négatifs que l’introduction de cette nouvelle invention pourrait avoir. »

Bien des choses ont été dites à propos de la démocratisation que l’Internet nous aurait apportée, et Tompkins souligne que les usages individuels se font principalement au profit de leurs propres petits intérêts, tandis que les grandes corporations sont les grandes gagnantes, car elles arrivent à en tirer des bénéfices importants qui leur permettent de devenir toujours plus puissantes.

Tompkins avertit également de l’omniprésence de la technologie et décrit comment il s’est senti obligé d’acheter un ordinateur portable, après avoir reconnu qu’il se marginalisait de plus en plus.

« Je ne voulais pas compromettre mes engagements, alors j’ai dû utiliser cette même technologie qui est en train de défaire le monde », explique-t-il. « J’ai une approche stratégique, pas substantielle. Le problème, c’est que 99.9% des gens, dans notre propre mouvement, adorent cette chose, ils pensent qu’elle va nous mener vers la terre promise. Je n’ai pas de telles prétentions. »

La technologie entrave-t-elle l’évolution ?

Plutôt que d’augmenter nos connaissances, Tompkins affirme que les ordinateurs et les smartphones représentent des « appareils de déqualification ; ils nous abêtissent. Nous sommes immergés dans un système qui requiert aujourd’hui l’usage d’un téléphone portable ne serait-ce que pour nous déplacer, pour fonctionner, la logique de ce téléphone portable nous a été imposée. »

« L’ordinateur est un mécanisme d’accélération, il accélère l’activité économique, et cela ronge le monde. Cela consume les ressources tous ces processus, cette fabrication, cette distribution, cette consommation. C’est là le véritable travail de l’ordinateur, 24h sur 24, 7 jours sur 7, 365 jours par an, non-stop, simplement pour satisfaire nos petites vies étriquées. »

Tompkins entrevoit un futur sombre, dominé, comme il le dit, par la laideur, des paysages ravagés, des espèces éteintes, une pauvreté extrême, et un manque d’équité, et affirme que l’humanité fait face à un choix très difficile ; soit une transition immédiate vers un système différent, soit un effondrement douloureux.

« Bien sûr, je préfèrerais la transition, parce qu’un crash serait hautement imprévisible », dit-il. « Cela pourrait exacerber quelque chose de terrible ».

« La crise des extinctions est la mère de toutes les crises. Il n’y aura pas de société, pas d’économie, pas d’art et pas de culture sur une planète morte, essentiellement. Nous avons interrompu l’évolution. »


Traduction: Nicolas Casaux

Édition & Révision: Héléna Delaunay

 

SOURCE / PARTAGE-LE.COM

Tag(s) : #actualités
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