Les élections régionales : un premier bilan
On ne peut se voiler la face : ces élections régionales sont catastrophiques, dans la mesure où elles constituent un succès non seulement pour le FN et pour la politique antisociale du gouvernement qui le nourrit, mais aussi un véritable désastre pour les classes populaires et les partis qui sont censés les représenter.
 
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Si les attentats du 13 novembre ont joué un rôle conjoncturel non négligeable, ces résultats ne constituent pas moins le révélateur d’une situation politique qui s’est très profondément dégradée ces dernières années. Ils nous renvoient à nos propres erreurs, puisque le désastre est si général que nul ne peut s’en laver les mains. Ils s’inscrivent sans doute aussi dans les profondes transformations de la société française qui se trouve aujourd’hui disloquée par les effets délétères de la crise et des politiques régressives menées tant par la droite que par le PS. La gauche radicale se trouve en tout cas placée au pied du mur et joue aujourd’hui sa survie : l’hypothèse d’un scénario à l’italienne, qui verrait une disparition totale de la gauche du champ politique, n’est en effet désormais plus à exclure.

1. La progression du FN s’est pour l’essentiel faite sur le dos de la droite traditionnelle. Election après élection, le FN assure son hégémonie sur des couches sociales auparavant acquises à la droite gaulliste. Celles-ci sont constituées d’une part des couches les plus réactionnaires de la classe ouvrière, qui passent sans difficultés des Raoult et autre Morano à la dynastie Le Pen, et d’autre part des secteurs les plus frappés par la mondialisation capitaliste, à l’exemple des agriculteurs qui semblent troquer assez massivement le vote gaulliste pour celui du FN. Ce bloc social trouve son ciment idéologique dans une xénophobie obsessionnelle qui se décline dans le rejet de l’immigration, la sortie de l’euro, le protectionnisme ou encore l’affirmation de l’identité nationale. Ce discours, qui a d’autant plus d’échos qu’il n’est pas sans racines dans l’histoire contemporaine de la France, permet au FN de développer le projet d’un Etat national et autoritaire, de nature sans doute plus poutinienne que réellement fasciste.

L’échec du FN au second tour ne doit pour autant pas amener à sous-estimer l’ampleur de sa progression et surtout l’accélération de son rythme : aux européennes de 1984, le FN avait obtenu 10,9 % des exprimés ; aux présidentielles de 2002, il arrivait au score historique de 16,8 % ; à ces régionales, il a atteint au premier tour 27,7 % des exprimés. Même s’il faut faire sa part à l’indéniable effet des attentats du 13 novembre et au climat anxiogène que Hollande et Valls se sont ingéniés à mettre en place, la dynamique du FN est très inquiétante : alors qu’il recueillait les voix de 7,6 % des inscrits aux législatives de juin 2012, il a obtenu les voix de 10,1 % des inscrits aux européennes de mai 2014, celles de 12 % des inscrits aux départementales de mars 2015 avant de réunir au premier tour de ces régionales pas moins de 13,2 % des inscrits.

S’il continue toujours à susciter le rejet de la grande majorité de la population, le FN est aujourd’hui arrivé à des seuils qui lui offrent la perspective d’arriver prochainement au pouvoir, que ce soit au bénéfice d’un accident électoral, toujours possible dans une élection présidentielle, ou peut-être plus probablement par une entrée dans un gouvernement de coalition, à la faveur d’une alliance parlementaire avec la droite extrême. Le constat est d’autant plus alarmant qu’il n’existe aucun exemple dans les démocraties libérales d’un parti qui ait pu se maintenir durablement au-delà du seuil de 30 % des voix sans se voir ouvrir les portes du pouvoir. Même au temps de la guerre froide, la DC italienne avait ainsi été contrainte à envisager de partager son pouvoir avec le PCI, lorsque celui-ci atteignit aux élections de 1976 son score historique de 34 %, et ce « compromis historique » se serait très certainement réalisé si le PCI n’avait été aussitôt frappé par le reflux général des partis eurocommunistes, qui le reconduisit dès 1979 sous le seuil des 30 %.

Pour franchir les dernières marches qui le séparent du pouvoir, il ne manque sans doute plus au Front National que le soutien d’une partie au moins des classes dominantes, la faiblesse de ses relais dans les milieux médiatiques et intellectuels, dans la bourgeoisie d’Etat et le patronat, constituant pour lui un handicap encore rédhibitoire. De fait, le FN ne ménage pas ses efforts pour séduire le patronat, comme en témoigne la récente disparition dans son programme de la retraite à 60 ans ou encore de l’augmentation du SMIC. Il met ainsi en place les conditions nécessaires au ralliement d’une partie de la bourgeoisie, ce qui constitue une hypothèse d’autant plus envisageable que la crise toujours pas réglée de l’euro pourrait inciter une fraction du patronat à souhaiter un retour au franc et à voir dans le FN le vecteur propice à sa mise en œuvre.

2. Au moins autant que le FN, le PS est le grand vainqueur de cette élection. En additionnant ses voix à celles du PRG et des divers gauche, le PS obtient pas moins de 25,2 % des exprimés au premier tour des régionales. Non seulement l’hypothèse d’une pasokisation du PS ne s’est pas réalisée, mais en utilisant un savant cocktail de brouillage des pistes et d’appel au vote utile contre le FN, Hollande et Valls auront réussi dès le premier tour un score d’autant plus remarquable qu’il était totalement déconnecté de l’échec patent de leur politique économique et sociale. Lorsque l’on constate que les listes du PS et de ses alliés sont passées de 3,2 millions de voix aux européennes de mai 2014 à 5,4 millions de voix au premier tour de ces régionales, on imagine que Hollande pourra estimer avoir pris le bon cap en remplaçant Ayrault par Valls et en faisant appel à Macron.

Le succès du PS doit beaucoup à la stratégie de Hollande et Valls qui reprennent avec le plus grand cynisme les vieilles recettes de la tambouille mitterrandienne. En présentant sans faillir le FN comme son premier adversaire, Valls s’est employé à lui dérouler le tapis rouge, dans le seul but de placer la droite en difficulté. Coincée entre un PS qui se déplace à droite et un FN qui s’institutionnalise, la droite se trouve en effet écartelée entre ceux qui ne peuvent envisager une alliance avec le FN, au risque de tomber dans les bras d’Hollande, et ceux qui s’engagent dans un jeu de surenchères qui les amène dans ceux des Le Pen. En retirant ses candidats dans trois régions, Hollande a réussi un joli coup tactique, affaiblissant Sarkozy tout en attisant les feux de la zizanie au sein même de la droite, qui pourrait bien au final se retrouver avec une double candidature en 2017. Bien qu’ils n’aient sur le fond réussi qu’à enfoncer un peu plus le pays dans la crise, Hollande et Valls ne peuvent que se féliciter de la réussite de leurs petites combinaisons politiciennes, puisqu’ils auront réussi à transformer la déroute électorale que leur prévoyaient tous les commentateurs en un éclatant succès, la majorité des nouveaux présidents de région ayant de fait été élus avec leur soutien et celui de la forte mobilisation électorale de second tour qu’ils auront réussi à susciter.

Si les listes du PS ont pu bénéficier tant des attentats du 13 novembre que de la logique du « vote utile » habilement instrumentalisée par le pouvoir, leur succès est aussi le fruit d’une mutation du PS qui a trouvé son expression idéologique dans la stratégie du Front Républicain. Au-delà de son caractère politicien, le Front Républicain s’inscrit en effet dans le contexte de la profonde transformation d’un PS largement vidé de son ancienne base militante pour ne plus être aujourd’hui qu’un parti d’élus et dont la base électorale se centre de plus en plus sur les classes moyennes bénéficiaires de la mondialisation. Bien que Cambadélis se plaise à ressortir de temps à autre du placard les vieilles formules de l’union de la gauche qu’il a apprises dans sa jeunesse, le discours des dirigeants du PS est marqué par une lente mais bien réelle évolution, qui les amène à remplacer leurs anciennes références sociales par les valeurs transclassistes de la « République ». De ce point de vue, la place croissante que prennent les oripeaux républicains dans les discours socialistes est le signe d’une évolution du PS qui, dans son positionnement comme dans son idéologie, est désormais de nature démocrate plus que social-démocrate.

3. Le bon score du PS se fait toutefois d’abord et avant tout au détriment de la gauche que Hollande est parvenu à marginaliser et à domestiquer. L’exemple d’EELV est emblématique : alors même qu’il avait acquis dans les années 2000 une base électorale stable d’environ 10 % des voix dans les élections locales, EELV s’est fait plumer par Hollande, qui a su jouer habilement des ambitions personnelles de ses leaders, en les appâtant, les affadissant et les divisant par des promesses de sièges parlementaires et de maroquins. Après s’être ainsi laisser divisée et décrédibilisée, la direction d’EELV n’aura finalement récolté que 3,83 % des voix au premier tour de ces régionales, dans un scrutin qui lui était pourtant traditionnellement favorable.

Une stratégie semblable aura aussi permis à Hollande de marginaliser le Front de Gauche, dont les listes n’auront recueilli que 4,06 % des exprimés. En distribuant quelques strapontins aux élections municipales, Hollande était déjà parvenu à séparer la direction PC de celles du PG et d’Ensemble !, qui semblaient avoir compris à quel point l’alliance avec le PS pouvait constituer un baiser mortel. La disparition politique du NPA, qui libère le Front de Gauche d’une forte pression sur sa gauche, combinée aux ambitions des uns et aux illusions des autres, aura permis cette fois-ci de lever tous les verrous. Après s’être le plus souvent divisées au 1er tour, les différentes composantes du Front de Gauche se sont en effet toutes rassemblées au 2e tour sur les listes du PS, au moment même où le gouvernement mettait en place l’état d’urgence, déclarant ainsi une véritable guerre au mouvement social. Qui plus est, pour justifier l’injustifiable, autrement dit leur présence sur les listes du PS, EELV et le Front de Gauche ont commis l’erreur d’entrer dans le piège tendu par Hollande, en appelant à « battre la droite et l’extrême droite ». Ils auront ainsi déployé le tapis rouge sur lequel Hollande n’aura plus qu’à dérouler sa candidature présidentielle, car il lui sera facile de marginaliser toute candidature d’EELV ou du Front de Gauche, en expliquant qu’il n’y aura d’autre manière en 2017 de « battre la droite et l’extrême-droite » que de voter pour lui dès le premier tour.

4. La quasi-disparition de l’extrême-gauche du champ électoral et la faillite du Front de Gauche laissent les classes populaires sans aucune représentation politique. Si une partie d’entre elles vote encore par habitude pour le PS, si une autre est de plus en plus sensible à l’extrême-droite, l’essentiel toutefois se réfugie dans l’abstention. En ne participant plus aux élections, la grande majorité des dominés et des exploités montre qu’elle a à juste titre conscience qu’il n’existe aucune offre politique susceptible de les représenter et de défendre sérieusement leurs intérêts. Ces élections ont en fait une nouvelle démonstration, puisque dans nombre de bureaux populaires la participation ne dépasse pas 20 % des inscrits, ce qui est d’autant plus faible qu’une partie significative des habitants de ces quartiers ne dispose même pas du droit de vote.

Cette absence de représentation politique des classes populaires est le problème majeur de la période, dans la mesure où elle les livre pieds et poings liés aux politiques antisociales de la droite et du PS. Depuis la crise de 2007 et l’arrivée au pouvoir de Sarkozy puis d’Hollande, les classes populaires ont payé le prix fort des politiques d’austérité, du chômage de masse, de la précarité et de la casse des services publics. Elles sont aussi les premières victimes de l’état autoritaire que Hollande et Valls mettent sur pied, puisque les perquisitions policières permises par la prolongation de l’état d’urgence se concentrent presque exclusivement sur les populations des quartiers. Elles vont de surcroît être frappées de plein fouet par la nouvelle offensive antisociale que le gouvernement a déjà programmée pour le mois de janvier : sortant renforcé par ces élections, Valls aura encore plus de légitimité pour mener sa désastreuse contre-réforme du code du travail.

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Ces élections régionales auront au final renforcé le cap politique fixé par le gouvernement Valls, mis en perspective la possible arrivée au pouvoir du FN et constituent une étape supplémentaire dans la déliquescence du mouvement ouvrier que nous observons depuis déjà quelque temps. La cote d’alerte est atteinte ; si l’on n’y prend garde, le mouvement ouvrier pourrait disparaître à court terme du champ politique, sans même avoir pour cela besoin que le FN n’arrive au pouvoir : le NPA n’a déjà plus les forces nécessaires pour se présenter, LO est cornérisée sur des positions sectaires et le Front de Gauche est vassalisé comme jamais par le PS. A échelle large, il n’existe d’ores et déjà plus dans le champ politique que trois forces, le PS, la droite et le FN, sachant qu’il n’est pas impossible que les deux premières finissent, volens nolens, par fusionner dans un vaste front républicain.

Plutôt que de se lancer sabre au clair dans des campagnes présidentielles, comme Mélenchon s’apprête à le faire, la gauche radicale aurait tout intérêt à prendre le temps de tirer le bilan de cette situation et de s’interroger sur ses perspectives. S’il est bien évidemment trop tôt pour dégager une voie, l’histoire récente nous a en tout cas montré qu’il y a deux pistes qui ne peuvent mener que dans le mur. La première est celle du sectarisme, qui amènerait à penser que ces événements sont le juste châtiment de la gauche radicale et qu’il faudrait donc se garder de toute confrontation avec les « réformistes » pour se replier avec Lutte Ouvrière dans les ermitages de la pensée révolutionnaire. La seconde est celle de l’opportunisme, qui amène pour quelques postes ou d’obscurs raisonnements tactiques à s’allier avec ceux là même que l’on a combattus toute l’année, telle Pénélope détruisant la nuit la tapisserie qu’elle a longuement tissée le jour. Pour ma part, je suis persuadé qu’il n’y a d’avenir pour la gauche radicale qu’en se délimitant strictement du sectarisme et de l’opportunisme, mais pour le moment, l’essentiel est sans doute de prendre conscience de l’ampleur du désastre, en constatant que nous sommes bien devant un champ de ruine et qu’il n’est plus possible de continuer de faire comme avant, sous peine qu’il n’y ait bientôt plus d’après.

Si la situation subjective est réellement noire, la réalité objective offre pourtant de véritables potentialités. Pour être indéniable, le recul global des luttes ouvrières se conjugue en effet avec l’existence régulière d’explosions sociales d’une grande radicalité, la violence avec laquelle les salariés d’Air France ont été réprimés par le gouvernement constituant de ce point de vue un témoignage évocateur de la peur que les classes dominantes continuent à éprouver devant toute irruption des classes populaires. Si Hollande et Valls sont aujourd’hui parvenus par l’état d’urgence à désarmer les classes populaires, la colère reste suffisamment présente pour offrir partout un terreau favorable à la reconstruction d’un nouveau projet d’émancipation politique. Encore faudra-t-il pour ce faire, qu’il soit capable de ne pas s’enliser dans les manœuvres institutionnelles et autres arrangements d’appareil, mais qu’il puisse affirmer son autonomie en combinant ses forces aux nouvelles formes de luttes que l’on a vu surgir ces dernières années, comme celles contre le productivisme et les grands projets inutiles qui se mettent en place dans les ZAD, ou encore celles contre la discrimination et  l’islamophobie qui se développent dans les quartiers.

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SOURCE/ MEDIAPART

Tag(s) : #actualités
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