Sharing. Par Toban Black. CC-BY-NC. Source : Flickr
Pour ce faire, la Peer Production Licence redéfinit la clause Non-Commerciale de cette façon :
c. Vous pouvez exercer les droits qui vous sont conférés à des fins commerciales seulement si :
i. Vous êtes une entreprise ou une coopérative dont la propriété appartient aux travailleurs (workerowned) ; et
ii. Tous les gains financiers, surplus, profits et bénéfices générés par la société ou la coopérative sont redistribués aux travailleurs.
d. Tout usage par une société dont la propriété et la gouvernance sont privées et dont le but est de générer du profit à partir du travail d’employés
rémunérés sous forme de salaires est interdit par cette licence.
L’usage par une structure à but lucratif est interdit, mais cela ne signifie pas qu’il est impossible : il faut que la société commerciale négocie une
autorisation et verse le cas échéant une rémunération, si le titulaire des droits sur l’oeuvre l’exige.
Au vu de ces éléments, on comprend mieux l’appellation de cette licence : Licence de production de pair à pair. Ses termes sont asymétriques et l’effet de sa
clause NC à géométrie variable. Pour les acteurs qui se comportent comme des « pairs » et sont structurés organiquement pour ce faire, l’usage commercial est possible et la licence
est identique à une licence Copyleft classique. Pour les acteurs structurés dans le but de faire du profit, la Peer Production Licence leur impose les contraintes classiques du copyright
(autorisation préalable et paiement).
Ces mécanismes sont particulièrement intéressants et ils s’inscrivent dans le cadre d’une philosophie particulière des licences libres : le Copyfarleft.
Au-delà du copyleft…
Dmitry Kleiner, qui est à l’origine de cette conception, en a énoncé les grandes lignes dans un article intitulé Copyfarleft and Copyjustright, paru en 2007, qui critiquait à la fois les licences Copyleft et les licences de
type Creative Commons.
Kleiner faisait tout d’abord remarquer que le Copyleft dans le secteur du logiciel a profondément bouleversé le paysage en permettant la mise en place d’une
propriété partagée. Mais de nombreuses firmes privées, parfaitement capitalistes, ont fini par trouver un intérêt à contribuer au développement de logiciels libres, afin de bénéficier d’outils
performants à moindre coût. Ces sociétés vont jusqu’à embaucher et rémunérer des développeurs afin qu’ils améliorent le code, même si elles ne bénéficient pas en retour de la propriété
exclusive sur celui-ci.
Ces relations entre les biens communs que constituent les logiciels libres et les entreprises capitalistes sont certainement bénéfiques aux deux parties et elles
font partie intégrante de l’écosystème de l’Open Source. Mais d’un certain côté, elles sont aussi le signe que le Copyleft n’a pas abouti à une remise en cause fondamentale des structures même
de l’économie de marché : ces firmes restent formatées pour maximiser leurs profits et les salariés qu’elles emploient demeurent des employés comme les autres.
Copyleft Tattoo. Par Bovinity. CC-BY-SA. Source : Flickr
Par ailleurs – et c’est aussi un aspect que j’avais développé dans ma chronique
précédente sur le Non-Commercial, le Copyleft avec son effet viral fonctionne bien pour les logiciels, mais il n’est pas forcément adapté pour les autres formes de création, surtout lorsqu’il s’agit d’assurer une
rémunération aux auteurs :
[...] Il y a un problème : l’art ne constitue pas, dans la plupart des cas, un facteur pour la production comme peuvent l’être les logiciels. Les
propriétaires capitalistes peuvent avoir intérêt à soutenir la création de logiciels libres, pour les raisons décrites plus haut. Pourtant, dans la majorité des cas, ils ne soutiendront pas
la création artistique sous copyleft. Pourquoi le feraient-ils ? Comme toutes les informations reproductibles, l’art sous copyleft n’a pas directement de valeur d’échange,
et contrairement aux logiciels, il n’a pas non plus généralement de valeur d’usage pour la production. Sa valeur d’usage existe uniquement parmi les amateurs de cet art, et si les
propriétaires capitalistes ne peuvent pas imposer à ces amateurs de payer pour avoir le droit de copier, en quoi cela pourrait-il leur être utiles ? Et si les propriétaires
capitalistes ne soutiennent pas l’art sous copyleft qui est gratuitement diffusé, qui le fera ?
Le Copyleft, tel que développé par la communauté du logiciel, n’est donc pas une option viable pour la plupart des artistes. Et même pour
les développeurs de logiciels, il ne modifie pas la loi d’airain des salaires, qui fait qu’ils sont capables de gagner leur vie, mais rien de plus, tandis que les propriétaires
capitalistes continuent à capter toute la valeur du produit de leur travail.
Les licences Creative Commons classiques, que Kleiner appelle « Copyjustright », ne sont à ses yeux pas plus capables de changer la donne, notamment
parce que leur clause Non-Commercial est trop large.
Pour changer les règles du jeu en faveur du développement des biens communs, il est nécessaire selon Kleiner d’adopter la nouvelle conception du Copyfarleft, qui passe par un Non-Commercial à deux vitesses que nous avons décrit ci-dessus :
Pour que le copyleft développe un potentiel révolutionnaire, il doit devenir Copyfarleft, ce qui signifie qu’il doit insister sur la propriété partagée des
moyens de production.
Pour arriver à ce but, la licence ne doit pas avoir un seul jeu de règles identiques pour tous les utilisateurs, mais elle doit avoir des règles différentes
selon les différentes catégories d’utilisateurs. Concrètement, cela veut dire un jeu de règles pour ceux qui fonctionnent à partir de la propriété partagée et de la production en commun et un
autre pour ceux qui utilisent la propriété privée et le travail salarié dans la production.
Une licence Copyfarleft doit permettre aux producteurs de partager librement, tout en réservant la valeur de leur travail productif. En d’autres termes, il doit
être possible pour les travailleurs de faire de l’argent en consacrant leur travail à la propriété commune, mais il doit être impossible pour les titulaires de la propriété privée de faire de
l’argent en employant du travail salarié.
Il n’est pas étonnant que la Peer Production Licence soit soutenue par un penseur comme Michel Bauwens, qui consacre
ses travaux à la nouvelle économie collaborative. Pour que les pratiques de pair à pair (Peer to Peer Economy) constitue à terme un véritable système de production viable, fonctionnant selon
des principes différents des structures capitalistes classiques, l’effet dissymétrique de la Peer Production Licence est indispensable :
Si un individu contribue au commun, il peut aussi l’utiliser gratuitement ; en revanche, s’il profite sans contribuer, il contribue sous forme de paiement.
De cette façon, les commoners (ce qui développent des biens communs) seraient facilités dans leur propre production sociale en lien direct avec la création de valeur.
Il devrait également être possible de changer les formes légales des entreprises qui occupent la sphère du marché, en opérant un déplacement des entreprises profit-maximizers à des
product-maximizers, favorisant la synergie entre consommateur et producteur. Il faut que les entreprises ne soient pas structurellement incitées à être des requins, mais des dauphins.
L’objectif du Copyfarleft n’est pas seulement de faire en sorte que les produits du travail créatif deviennent des biens communs partageables, mais que les
structures de production elles-mêmes s’organisent sous la forme de biens communs. Cela va dans le sens des principes de l’économie sociale et solidaire, en ajoutant la dimension propre aux
licences libres. Pour Michel Bauwens, l’objectif final est que les structures de l’économie collaborative puissent se rendre peu à peu autonomes du marché et prendre leur essor en temps
qu’alternatives viables, capables de rémunérer les créateurs en dépassant le simple « bénévolat ».
Ces considérations peuvent paraître utopiques et on peut se demander si de telles sociétés ou coopératives, dans lesquelles les moyens de production
appartiendraient vraiment aux travailleurs, ne sont pas qu’une vue de l’esprit.
Or ce n’est pas le cas. Il existe d’ores et déjà de nouvelles formes d’entreprises qui fonctionnent selon des principes révolutionnaires.
Entreprise collaborative et ouverte
Un exemple frappant de ces nouveaux types d’organisation en gestation est la start-up SENSORICA, basée à Montréal, oeuvrant
dans le secteur de l’invention et de la fabrication de senseurs et de capteurs, notamment à destination de la recherche bio-médicale.
SENSORICA se définit elle-même non comme une entreprise classique, mais plutôt comme « un réseau de valeur ouvert, décentralisé et
auto-organisé » ou encore « un réseau de production en commun de pair à pair« . La start-up est innovante dans le sens où toutes ses productions sont placées
en Open Source et où elle emploie elle-même des technologies ouvertes, comme les puces Arduino.
Mais c’est surtout dans son mode d’organisation que SENSORICA est proprement révolutionnaire. SENSORICA n’est pas incorporée sous la forme d’une société. Elle n’a
pas en elle-même de personnalité juridique et ses membres forment plutôt un collectif, fonctionnant de manière horizontale, sans hiérarchie. L’équipe n’a d’ailleurs pas de frontières
strictement délimitée : il s’agit d’une entreprise ouverte et toutes les personnes intéressées peuvent venir collaborer à ses projets.
SENSORICA n’a pas d’employés, mais des contributeurs, qui peuvent apporter selon leurs possibilités de leur temps, de leurs compétences ou de leur argent. Pour
rétribuer financièrement les participants, la start-up utilise un système particulier qu’elle a créé et mis en place, dit Open Value
Network.
Ce système consiste en une plateforme qui permet de garder trace des différentes contributions
réalisées par les participants aux projets de SENSORICA. Un dispositif de notation permet aux pairs d’évaluer les contributions de chacun de manière à leur attribuer une certaine valeur.
Cette valeur ajoutée des contributions confère à chacun un score et lorsqu’une réalisation de SENSORICA atteint le marché et génère des revenus, ceux-ci sont répartis entre les membres en
fonction de ces évaluations.
Chacun est donc incité à contribuer aux développement des biens communs ouverts que produit l’entreprise et celle-ci est donc bien organisée pour que ses membres
se partagent réellement la propriété des moyens de production.
Ce système de production décentralisée en commun n’est donc plus une utopie et on trouvera d’autres exemples de ces Open Format Compagnies sur le wiki de la P2P Foundation. C’est pour favoriser le développement de telles structures alternatives que l’assymétrie
de la Peer Production Licence pourrait s’avérer précieuse.
***
Dans sa dernière chronique sur OWNI, consacrée à la révolution numérique, Laurent Chemla
termine en ces termes :
Les nouvelles structures se mettent en place, tranquillement, en dehors des modèles anciens. AMAPs, SELs, logiciels et cultures libres, jardins partagés…
l’économie solidaire est en plein développement, hors des sentiers battus du capitalisme centralisateur.
[...] il manque encore pour bien faire, un moyen d’assurer le gîte et le couvert [...]
Ce dernier point est essentiel. Le Copyleft et les licences Creative Commons ont permis la mise en place de nouvelles façons de créer de la valeur, de manière
collaborative et décentralisée. Mais ces formules n’assurent que rarement aux créateurs un moyen de subsistance, leur donnant l’indépendance nécessaire pour contribuer à la constitution de
biens communs, en dehors d’un « bénévolat » qui est forcément inscrit en creux dans le système classique et accessible uniquement à un nombre réduit.
Pour dépasser cet état, il faut explorer de nouvelles voies et la Peer Production Licence en est une, parmi d’autres, pour que se mette en place une économie
des communs.
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