Rare Marker
A l'occasion de la sortie en DVD de ses films «Sans soleil» et «la Jetée», entretien exceptionnel avec un cinéaste parmi les plus secrets.
La sortie de Sans soleil et la Jetée en DVD est un événement, comme toute apparition furtive dans l'actualité de Chris Marker, l'un des grands cinéastes de notre temps, le plus secret aussi. Chris Marker, 81 ans, préfère toujours laisser parler ses images plutôt que son image : moins d'une dizaine de photos de lui existent, ses interviews sont encore plus rares.
Le cinéaste a accepté le principe d'un long entretien avec Libération, par e-mail et en kit: quatre thèmes, dix questions par thème. Il n'a pas répondu à toutes, mais ces douze feuillets, par instants «carrément dostoïevskiens», nous comblent.
La gouache.
Vingt ans séparent la Jetée de Sans soleil. Et encore vingt ans jusqu'à présent. Dans ces conditions, parler au nom de celui qui a fait ces films, ce n'est pas une interview, c'est du spiritisme. En fait je crois bien n'avoir ni accepté, ni choisi ; quelqu'un en a parlé, et ça s'est fait. Qu'il y ait une certaine relation entre les deux films, je le savais, mais je ne voyais pas la nécessité de m'expliquer... Jusqu'à ce que je trouve dans un programme publié à Tokyo une petite note anonyme qui disait : «Bientôt le voyage approche de sa fin... C'est alors seulement que nous saurons que la juxtaposition des images avait un sens. Nous nous apercevrons que nous avons prié avec lui, comme il convient dans un pèlerinage, chaque fois que nous assistions à la mort, au cimetière des chats, devant la girafe morte, devant les kamikazes au moment de l'envol, devant les guérilleros morts dans la guerre d'Indépendance... Dans la Jetée, l'expérience téméraire de recherche de la survie dans le futur se termine par la mort. En traitant le même sujet vingt ans après, Marker a surmonté la mort par la prière.» Lorsqu'on lit ça, écrit par quelqu'un qui ne vous connaît pas, qui ne sait rien de la genèse des films, on éprouve une petite émotion. «Quelque chose» a passé.
Dans le CD-Rom, ce n'est pas tellement le support qui compte, c'est l'architecture, l'arborescence, le jeu. On fera des DVD-Rom. Le support DVD est évidemment superbe, mais ce n'est toujours pas du cinéma. Godard l'a martelé une fois pour toutes : au cinéma on lève les yeux, devant la télé, la vidéo, on les baisse. Plus le rôle de l'obturateur. Sur deux heures passées dans une salle de cinéma, on a passé une heure dans la nuit. C'est cette part nocturne qui nous accompagne, qui «fixe» notre souvenir du film d'une façon différente du même film vu à la télé ou sur un moniteur. Cela dit, soyons honnêtes. Je viens de regarder le ballet d'Un Américain à Paris sur l'écran de mon iBook, et j'ai quasiment retrouvé l'allégresse que nous éprouvions à Londres en 1950, avec Resnais et Cloquet, pendant le tournage des Statues meurent aussi, lorsque tous les matins, à la séance de 10 heures du cinéma de Leicester Square, nous commencions la journée de travail en revoyant le film. Une allégresse que je croyais avoir définitivement perdue en le visionnant sur cassette.
Bonne occasion de décoller une étiquette qui m'encombre. Pour beaucoup de gens, «engagé» veut dire «politique», et la politique, art du compromis (ce qui est tout à son honneur, hors du compromis il n'y a que les rapports de force brute, on en voit quelque chose en ce moment...), m'ennuie profondément. Ce qui me passionne, c'est l'Histoire, et la politique m'intéresse seulement dans la mesure où elle est la coupe de l'Histoire dans le présent. Avec une curiosité récurrente (si je m'identifie à un personnage de Kipling, c'est l'enfant-d'éléphant des Just so stories, à cause de son «insatiable curiosité») : mais comment font les gens pour vivre dans un monde pareil ? D'où ma manie d'aller voir «comment ça se passe» ici ou là. Comment ça se passe, pendant longtemps ceux qui étaient le mieux placés pour l'exprimer ne disposaient pas d'outils pour donner une forme à leur témoignage et le témoignage brut, ça s'use. Et voilà que maintenant les outils existent. C'est vrai que pour les gens comme moi c'est une boucle bouclée. J'ai écrit là-dessus, dans le livret du DVD, un petit texte de mise au point que vous arriverez peut-être à caser quelque part (lire ci-dessous).
Un bémol nécessaire : la «démocratisation des outils» affranchit de beaucoup de contraintes techniques et financières, elle n'affranchit pas de la contrainte du travail. La possession d'une caméra DV ne confère pas par magie du talent à celui qui n'en a pas, ou qui est trop flemmard pour se demander s'il en a. On pourra miniaturiser tant qu'on veut, un film demandera toujours beaucoup, beaucoup de travail. Et une raison de le faire. C'est toute l'histoire des groupes Medvedkine, ces jeunes ouvriers qui dans l'après-68 entreprenaient de faire des petits sujets sur leur propre vie, et que nous tentions d'aider sur le plan technique, avec les moyens de l'époque. Qu'est-ce qu'ils râlaient ! «On rentre du boulot, et vous nous demandez encore de bosser...» Mais ils s'accrochaient, et il faut croire que là encore, quelque chose a passé, puisque trente ans plus tard on les a vus présenter leurs films au festival de Belfort, devant des spectateurs attentifs. Les moyens de l'époque, c'était le 16 mm non synchrone, donc les trois minutes d'autonomie, le laboratoire, la table de montage, les solutions à trouver pour ajouter du son, tout ce qui est là aujourd'hui, compacté à l'intérieur d'un bidule qui tient dans la main.
Petite leçon de modestie à l'usage des enfants gâtés, tout comme ceux de 1970 avaient reçu leur leçon de modestie (et d'histoire) en se mettant sous le patronage d'Alexandre Ivanovitch Medvedkine et de son ciné-train. A l'usage des jeunes générations : Medvedkine est ce cinéaste russe qui en 1936 et avec les moyens de son époque à lui (film 35 mm, montage et labo installés dans le train même) inventait en somme la télévision : tourner le jour, tirer et monter pendant la nuit, projeter le lendemain aux gens même qu'il avait filmés, et qui souvent avaient participé au tournage.
Je crois bien que c'est cette histoire fabuleuse et longtemps ignorée (dans «le Sadoul», considéré en son temps comme la Bible du cinéma soviétique, Medvedkine n'était même pas nommé), qui sous-tend une grande part de mon travail, peut-être la seule cohérente après tout. Essayer de donner la parole aux gens qui ne l'ont pas, et quand c'est possible les aider à trouver leurs moyens d'expression. C'était les ouvriers de 1967 à la Rhodia, mais aussi les Kosovars que j'ai filmés en l'an 2000, qu'on n'avait jamais entendus à la télévision : tout le monde parlait en leur nom, mais une fois qu'ils n'étaient plus en sang et en larmes sur les routes ils n'intéressaient personne. C'était les jeunes apprentis cinéastes de Guinée-Bissau à qui, à ma grande surprise, je me trouvais en train d'expliquer le montage du Cuirassé Potemkine sur une vieille copie aux bobines rouillées et qui maintenant ont leurs longs métrages sélectionnés à Venise (guettez la prochaine comédie musicale de Flora Gomes...).
J'ai encore retrouvé le syndrome Medvedkine dans un camp de réfugiés bosniaques en 1993, des mômes qui avaient appris tous les trucs de la télé, avec présentateurs et génériques à effet, en piratant sur le satellite et grâce à un peu de matos offert par une ONG mais qui ne copiaient pas le langage dominant, ils en utilisaient les codes pour être crédibles et se réappropriaient l'information à l'usage des autres réfugiés. Une expérience exemplaire. Ils avaient les outils, et ils avaient la nécessité. Les deux sont indispensables.
J'ai un rapport complètement schizoïde avec la télé. Lorsque je me crois seul au monde, je l'adore, surtout depuis qu'il y a le câble. C'est même curieux de voir avec quelle précision le câble offre le catalogue des antidotes aux poisons télévisuels. Une chaîne passe un téléfilm ridicule sur Napoléon, on file sur Histoire écouter les méchancetés formidablement intelligentes d'Henri Guillemin. On a subi dans une émission littéraire le défilé des monstresses à la mode, on court sur Mezzo contempler le beau visage lumineux d'Hélène Grimaud au milieu de ses loups, et c'est comme si les autres n'avaient jamais existé...
Maintenant il y a les moments où je me souviens que je ne suis pas seul au monde, et là je m'effondre. La progression exponentielle de la bêtise et de la vulgarité, tout le monde la constate, mais ça ne relève pas seulement d'un vague sentiment de dégoût, c'est une donnée concrète, chiffrable (on pourrait la mesurer au volume des «ouah !» qui saluent les animateurs, et qui a monté d'un nombre alarmant de décibels depuis cinq ans) et qui relève du crime contre l'humanité. Sans parler de l'agression permanente contre la langue française.
Et puisque vous travaillez mon penchant russe à la confession, il faut que je dise le pire : je suis publiphobe. Au début des sixties, c'était très bien vu, depuis c'est devenu littéralement inavouable. Je n'y peux rien. Cette façon de mettre le mécanisme de la calomnie au service de l'éloge m'a toujours hérissé même si je reconnais que ce mécénat diabolique donne quelquefois les plus belles images qu'on puisse regarder sur un petit écran (vous avez vu le David Lynch avec les lèvres bleues ?). Petite consolation dans le vocabulaire : il arrive que les cyniques s'y trahissent. Bronchant tout de même devant le terme de créateur, ils ont inventé celui de «créatif», et là je trouve que l'inconscient n'a pas mal fonctionné. On imagine bien ce que seraient, par exemple, des «gladiatifs».
Pour les raisons exposées plus haut, sous la houlette de Jean-Luc, j'ai longtemps professé que les films devaient être vus d'abord en salle, la télé et le magnétoscope n'étant là que pour rafraîchir la mémoire. Maintenant que je n'ai plus du tout le temps d'aller au cinéma, je me mets à voir des films en baissant les yeux, avec un sentiment grandissant de péché (cet entretien devient carrément dostoïevskien...). Mais à vrai dire je ne regarde plus beaucoup de films, excepté ceux de mes amis, ou des bizarreries qu'un copain américain enregistre pour moi sur TCM. Il y a trop à voir dans l'actualité, dans les reportages, sur les chaînes Musique déjà mentionnées, ou sur l'irremplaçable chaîne Animaux. Et mon besoin de fiction s'alimente à ce qui en est de loin la source la plus accomplie : les formidables séries américaines, style The Practice. Là il y a un savoir, un sens du récit, du raccourci, de l'ellipse, une science du cadrage et du montage, une dramaturgie et un jeu des acteurs qui n'ont d'équivalent nulle part, et surtout pas à Hollywood.
L'imaginaire de Terry est assez riche pour qu'on n'ait pas besoin de jouer aux comparaisons. Ce qui est certain, c'est que pour moi Twelve Monkeys est un film magnifique (il y a des gens qui croient me faire plaisir en disant que non, que la Jetée est beaucoup mieux, le monde est bizarre) et que c'est justement un de ces avatars heureux, comme le clip de Bowie, comme le bar de Shinjuku (salut Tomoyo ! dire que depuis quarante ans, toutes les nuits des Japonais se beurrent allégrement au-dessous de mes images, ça vaut tous les oscars !) qui ont accompagné le destin un peu particulier de ce film. Comme il s'est fait pour ainsi dire en écriture automatique je tournais le Joli Mai, j'étais complètement immergé dans la réalité de Paris 1962 et la découverte un peu grisante du cinéma direct (vous ne me ferez jamais dire «cinéma vérité»...) et le jour de repos de l'équipe, je photographiais une histoire à laquelle je ne comprenais pas grand'chose, c'est au montage que les pièces du puzzle se sont rassemblées, et ce n'est pas moi qui avais dessiné le puzzle , j'aurais du mal à en tirer une quelconque vanité. C'est arrivé, c'est tout.
Source, suite et fin, ICI