Etre une mère libérée

 


14 septembre 2012


Par marcela iacub

Les sociétés sont obsédées par l’uniformisation des normes familiales. Nous pensons que si une famille ne vit pas comme les autres, les enfants risquent de périr dans les pires souffrances psychiques. On ne cesse de répéter qu’un enfant nécessite ceci et cela, qu’une mère et un père doivent se comporter de façon à produire convenablement des nouveaux citoyens. Mais comme l’uniformité parfaite est impossible, car il y a toujours une fêlure, un petit quelque chose de rugueux, de différent, on s’en sert pour expliquer pourquoi un des membres de la famille va mal, débranche ou commet des crimes : le mari était trop attaché à sa mère, l’épouse préférait le chien à l’enfant, le père n’arrivait pas à incarner la loi, l’enfant avait vu un film pornographique qui l’avait sidéré…

Il est plus rare que l’on attribue les malheurs que peut subir une famille au fait qu’elle ressemble trop à toutes les autres. Au motif que ses membres croient aux normes d’une manière si absolue qu’ils sont incapables de s’en détacher afin d’échapper à la terrible prison que peut être leur «bonheur». C’est cette question de la dangerosité des systèmes normatifs trop rigides que le film A perdre la raison de Joachim Lafosse, tiré d’un épouvantable fait divers, montre de façon magistrale.

Voici qu’une mère charmante, douce, aimante et ultraresponsable, incarnée par l’extraordinaire Emilie Dequenne, assassine un à un ses quatre enfants en bas âge comme s’ils étaient des poulets. Et loin d’être une folle, une inadaptée, une violente, un être sans cœur, la jeune femme commet l’impensable parce qu’elle n’arrive pas à être la bonne mère qu’elle se sent obligée d’être. Certes, avant d’avoir des enfants, elle ne pouvait pas savoir comment elle vivrait ce rôle. Mais avant même qu’elle ait pu s’apercevoir que cela ne lui convenait guère, ses grossesses se poursuivaient, comme si elle avait pensé que le bonheur lui arriverait en devenant mère du prochain enfant.

Lorsqu’elle a fini par comprendre que, par ce procédé, elle multipliait son malheur, elle n’a pas abandonné ses enfants pour reprendre sa vie en main, mais elle n’a pas pu empêcher son esprit de décrocher. Or, lorsque la réalité la faisait revenir et voir qu’elle était si loin, qu’elle était une mère épouvantable parce qu’elle n’aimait pas ses enfants, elle était accablée par la culpabilité. C’est lors d’un de ces moments qu’elle décide de les tuer, puis de se suicider. Cependant, après les avoir égorgés, elle n’a pas pu se donner la mort. Au fond, elle ne voulait pas mourir mais cesser enfin d’être mère. Car tant que ces pauvres créatures étaient en vie, le devoir de les aimer continuait de la persécuter, de l’accabler, de l’empêcher de respirer.

Ceux qui ont fait la critique de ce film sont à tel point convaincus qu’il est affreux et impensable qu’une mère n’aime pas ses enfants qu’ils ont attribué la folie de cette femme au fait que son mari avait un parrain trop présent. Selon eux, ce vieux pervers empêchait cette mère de prendre sa place car sa présence dans la famille rendait les choses anormales. Or, ce pauvre individu n’était au fond pas plus pesant qu’une belle-mère trop présente comme il y en a tant. Comme si le but de ces commentaires était non seulement d’enlever à ce film toute sa dimension critique mais aussi de le transformer en un vulgaire instrument de propagande d’un système normatif qui accable les femmes lorsqu’elles acquièrent le statut de mère. Comme si ces journalistes avaient cherché à faire en sorte que ce film ne serve à rien ou juste à renforcer l’idéologie familiale qui rend possible que des crimes de cette nature et les souffrances qui les précèdent aient lieu.

Cette idéologie omniprésente et oppressante suppose que le fait d’avoir eu le choix d’avorter est l’épreuve qui garantit par la suite l’amour maternel. Que seuls des problèmes transitoires, comme le manque d’argent, peuvent expliquer qu’une femme veuille abandonner un enfant qu’elle a mis au monde. Comme si notre système familial ne pouvait pas fonctionner en se contentant que la mère, sa pierre angulaire, sa toute-puissante esclave, prenne soin de ses enfants. Il faut en plus, il faut surtout qu’elle les aime d’une manière évidente et inconditionnelle. Comme si les femmes avaient échangé leurs droits à la contraception et à l’avortement contre une contrainte non pas juridique mais sociale plus scélérate, plus cruelle, plus affolante que les interdits de jadis, parce qu’elle ne dépend pas de leur volonté : celle d’aimer leurs enfants. Et si certaines n’y arrivent pas du tout comme dans ce film, d’autres souffrent et font souffrir parce qu’il est impossible d’être à la hauteur d’un amour présumé infini et incommensurable.

La véritable émancipation des femmes arrivera le jour où elles comprendront qu’elles ont autant de droits sur leur cœur que sur leur corps. C’est seulement alors que le féminisme cessera d’être une idéologie de ministères et de gardiens de l’ordre pour plonger dans les délices de l’insurrection.

 

 

SOURCE / LIBERATION

Tag(s) : #actualités
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