Entretien avec Lyonel Trouillot


La grande mascarade haïtienne


À la veille des élections, nous avons demandé au romancier Lyonel Trouillot de commenter ces clichés saisissants de Leah Gordon. Ils explorent un temps fort de la vie d’Haïti, le carnaval. L’occasion pour l’écrivain d’évoquer l’extrême défiance de la société envers les élites du pays.




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« On vous a à l’œil. » Le carnaval est l’occasion de dénoncer la corruption des institutions haïtiennes (ici le système judiciaire) en moquant les notables. Photographies de Leah Gordon, avec l’aimable autorisation de Soul Jazz Records Publishing.




 

 

 

 

 

 

Books : Le carnaval est-il un temps fort de la contestation en Haïti? 

Lyonel Trouillot : Je nourris à ce sujet des sentiments contradictoires. Le carnaval a été et reste dans une certaine mesure un moment de dérision, durant lequel on moque l’organisation de la société. Dans le livre de Leah Gordon, on voit ces gamins masqués et portant chapeaux, qui imitent un tribunal : le juge, le greffier, les avocats (dont l’un est d’ailleurs désigné de façon très intéressante par l’expression « maître coquin »)… C’est tout le mensonge du système judiciaire haïtien qui est ici représenté. Comme si la société disait aux dirigeants : « On vous a à l’œil, on vous a vus. » C’est cette dimension de parodie qui me paraît la plus intéressante, bien davantage que les déguisements qui vont rechercher dans le passé des figures comme les Indiens (les premiers habitants d’Haïti) ou des personnages historiques (notamment Chaloska, un général sanguinaire qui a vraiment existé sous le nom de Charles Oscar Étienne), dont peu de jeunes Haïtiens savent aujourd’hui qui ils étaient. De toute façon, les masques, la représentation de l’histoire ou du social, ne sont pas l’essentiel : le carnaval est aujourd’hui dominé par un capharnaüm de musique, de défilés, de bruit et d’alcool…


La fête aurait-elle perdu son âme? 

Disons que dans cette société où tout perd de son sens, il n’y a pas de raison que le carnaval soit épargné. Il y a une perte de sens dans les deux principaux carnavals du pays, à Port-au-Prince et à Jacmel, même si ce dernier est un peu moins « perverti ». Ils se résument désormais, pour l’essentiel, à d’immenses défilés de groupes musicaux, des événements très commerciaux auxquels la plupart des gens assistent sans masque ni habits de couleur, simplement pour entendre leur groupe préféré. Cela coûte très cher à l’État qui subventionne ces orchestres. Cette année, il n’y a pas eu de défilé à cause du séisme. Mais Haïti avait déjà connu des années très dures durant lesquelles on aurait pu éviter de consacrer des sommes faramineuses à l’aventure carnavalesque, et dépenser cet argent autrement.


Mais le carnaval conserve-t-il sa vertu cathartique?

Le carnaval reste un événement, mais pas forcément pour les bonnes raisons. C’est surtout devenu une occasion de « se lâcher »… Selon les statistiques, le pic des naissances en Haïti a lieu neuf mois après le carnaval. Trois jours par an, la population vit dans ce territoire de l’oubli, et en grande partie du mensonge, puisque c’est l’une des rares occasions, sinon la seule, qu’ont des gens de différentes origines sociales de se côtoyer. Et encore, ceux qui en ont les moyens se font construire ce qu’on appelle des stands sur le parcours du défilé, des estrades pour lesquelles il faut payer un droit à la municipalité. Parfois, une fille de bonne famille en descend, va danser un petit moment dans la foule. Mais il n’y a pas de vrai mélange. De toute façon, au lendemain du mercredi des cendres, chacun reprend sa place, la société rentre dans l’ordre. De ce point de vue, le carnaval n’est même pas un placebo, il ne guérit rien, ne dérange rien.


Le carnaval peut-il réserver encore quelques surprises? 

Heureusement, il y a toujours la surprise d’un masque, d’un pied de nez à cette société qui va mal.


Que vous inspirent les photos de Leah Gordon? 

Elles ne sont pas prises lors du défilé. Ces portraits me rappellent davantage l’ambiance des dimanches précédant le carnaval, où l’on prépare les déguisements. Il s’agit en tout cas d’une belle exploration de la dimension du masque. Pour la compléter, il faudrait s’intéresser à la chanson. Certains textes écrits pour le carnaval – qu’on appelle des « méringues carnavalesques » – sont très forts. J’ai en tête ceux du groupe Boukman Experyans, et d’autres, dans lesquels les responsables politiques sont vertement conspués. On peut prendre le pouls de la société en les écoutant.


Ces chansons possèdent-elles un impact politique? 

Disons qu’elles peuvent avoir beaucoup d’impact sur la conscience sociale. D’ailleurs, il s’exerce parfois des formes détournées de censure vis-à-vis des groupes qui les produisent. Certains ne trouvent pas de char pour participer au défilé, faute de sponsor ou de subvention.


Le carnaval a-t-il eu autrefois une signification politique forte?

Il y a eu des prises de risque. Haïti est un pays où l’on ne parle pas de l’homosexualité, même si elle n’y est pas traquée. Je me souviens avoir vu, dans les années 1970, sous le régime dictatorial de Duvalier, de jeunes cadres, assez connus dans la capitale, défiler habillés en femmes. Cela avait un côté transgressif. À l’époque, il n’y avait pas d’expression politique directe, la parole était sous contrôle (1). Cela dit, pendant le carnaval, beaucoup de symboles étaient détournés et permettaient de lancer de petites piques contre le pouvoir.


En dehors des masques et des chansons liées au carnaval, d’autres pratiques culturelles véhiculent-elles des discours satiriques? 

Il y a les bandes de musique « rara », ces groupes qui arpentent les rues, surtout la nuit, pendant la période du Carême. Elles véhiculent le même genre de représentations moqueuses de l’ordre social. Mais, là aussi, il y a une perte de sens. Naguère le discours était très ironique sur les institutions. L’esprit demeure un peu, mais on trouve aujourd’hui des groupes rara qui jouent la même musique que celle qu’on entend dans les night-clubs de Port-au-Prince… On voit aussi, tout au long de l’année, des formes artistiques qui moquent les symboles du pouvoir, comme le théâtre de boulevard ou les feuilletons radiophoniques et le stand-up comedy, une forme de one-man show comique qui commence à émerger. Dans le théâtre de boulevard, les procédés sont plutôt gros, mais ils peuvent interpeller directement le politique tout en faisant beaucoup rire. Le personnage de Jesifra (créé par le comédien Fernel Valcourt) est ainsi extrêmement populaire. Il est décliné sur tous les thèmes, de « Jesifra se marie » à « Jesifra candidat à la présidence »…


Y aura-t-il un carnaval en 2011? 

Je ne sais pas. Je vois mal comment il pourrait se dérouler à Port-au-Prince, étant donné l’état de la ville un an après le séisme. Peut-être cela sera-t-il l’occasion d’inventer autre chose et de revenir vraiment à la dérision ? Mais l’organisation du carnaval va aussi dépendre de la situation qui naîtra des élections du 28 novembre. Or, elles me semblent très mal engagées. Je n’en attends aucun renouvellement. Une bonne moitié des candidats à la présidence est issue du parti de l’actuel chef de l’État, René Préval : il y a les dissidents du parti, les amis personnels du président, le dauphin du président… D’autre part, il n’y a pas de discours social. Les problèmes d’Haïti, qui ne datent pas du tremblement de terre, sont d’ordre structurel, et ils ne sont pas abordés.


Selon vous, aucun candidat à la présidence ne pose les vraies questions? 

Il y a bien Mirlande Manigat, l’épouse de Leslie Manigat, ancien président et ancien candidat à la présidence(2). Certains la jugent un peu trop dans l’ombre de son mari et regrettent son incapacité à communiquer avec la jeunesse des milieux défavorisés. Mais elle demeure une intellectuelle honnête et respectée, à qui on ne peut pas reprocher d’avoir pris part à la gestion catastrophique du pouvoir ces dernières années. A-t-elle l’intelligence sociale et l’esprit d’ouverture nécessaires pour faire face aux nouvelles réalités du pays? Il faut l’espérer. Est également candidat un artiste qui s’appelle Michel Martelly alias Sweet Micky, autoproclamé « président du kompa ». Même si Martelly s’est forgé une réputation sulfureuse à cause de ses paroles grivoises, le kompa est à l’origine une musique qui ne parle de rien. Elle a été favorisée par le duvaliérisme parce que ses paroles, banales et inoffensives, n’avaient aucune thématique sociale. Quelle ironie que ce soit maintenant un représentant de cette musique qui propose l’un des discours les plus sociaux de la campagne! Il est celui qui me semble le plus radical dans sa façon de dénoncer les injustices et de pointer la responsabilité des élites.


Irez-vous voter?

Dans l’état actuel des choses, non. Nous avons un Conseil électoral provisoire [chargé d’organiser le scrutin, ndlr] dans lequel personne, hormis René Préval et la communauté internationale, ne semble avoir confiance. Quels que soient le résultat de cette élection et les conditions dans lesquelles elle se déroule, elle sera validée par la communauté internationale. Ses représentants ne se préoccupent que de pouvoir continuer à gérer Haïti en toute tranquillité. Aujourd’hui, les ONG opèrent sans avoir de comptes à rendre aux autorités haïtiennes; les institutions internationales et certains États influencent les décisions et les orientations du pouvoir local; et le pays dépend d’une force étrangère, la Minustah (Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti), pour sa sécurité nationale. La stabilité est le principal souci de ces acteurs, même au prix d’une coquille vide de démocratie formelle. Mais la stabilité actuelle ne fait pas de bien au peuple haïtien. Le pays a besoin de changement.


Votre désenchantement est-il le reflet du sentiment dominant en Haïti?

Il y a, certes, de l’abattement, du mécontentement, de la colère. Mais aussi une volonté de rassemblement par le social, plus que par le politique. Je vois des groupes de réflexion se mettre en place, des jeunes qui essaient de réfléchir, de faire des choses sur des bases associatives, régionales. Je pense qu’il y a là une énergie très positive. Peut-être faut-il laisser le politique tel qu’il est conçu par la communauté internationale aller à l’échec, et penser le social. Laissons les prochains dirigeants politiques d’Haïti émerger des pratiques sociales.

Propos recueillis le 1er octobre 2010 par Delphine Veaudor.
Photographies de Leah Gordon, avec l’aimable autorisation de Soul Jazz Records Publishing.

Notes

1| À partir de 1957, François Duvalier, dit « Papa Doc », fait régner la terreur dans le pays en s’appuyant sur la milice des « tontons macoutes ». Son fils Jean-Claude (« Baby Doc ») lui succéda en 1971. Il fut contraint à l’exil en 1986.


2| Leslie Manigat a été élu président en 1988, avec le soutien de l’armée, et renversé quelques mois plus tard. Il s’est présenté en 2006 contre René Préval. Son épouse fait figure de candidate de l’opposition centriste.

 

 

Source : BOOKS

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