Un tiers des pays pratiquent la censure

«La prise de conscience a été brutale lorsque les “révolutions de couleur” sont devenues des “révolutions Twitter”, écrivent Lucie Morillon, responsable nouveaux médias à Reporters sans frontières, et Jean-François Julliard, son secrétaire général, dans leur rapport annuel sur la liberté d'expression sur Internet. Les gouvernements répressifs sont passés à l'acte. Une soixantaine de pays ont été concernés en 2009 par une forme de censure du Web, soit deux fois plus que l'année passée. Le World Wide Web se fait grignoter progressivement par la mise en place d'intranets nationaux, au contenu “validé” par les autorités: UzNet (Ouzbekistan), Chinternet (Chine), TurkmenNet (Turkménistan), etc.»


A l'occasion de la troisième journée contre la cybercensure, vendredi 12 mars, l'organisation a mis à jour sa liste des «ennemis d'Internet» qui recense les violations de la liberté d'expression par des régimes qui n'hésitent pas à surveiller les communications, restreindre l'accès, voire le couper tout simplement, et à emprisonner les internautes dissidents.

On trouve donc parmi les pays classés «ennemis d'Internet» l'habituelle litanie des régimes autoritaires: l'Arabie saoudite, la Birmanie, la Chine, la Corée du Nord, Cuba, l'Egypte, l'Iran, l'Ouzbékistan, la Syrie, la Tunisie, le Turkménistan et le Viêtnam. Mais aussi, parmi les pays placés «sous surveillance» par l'organisation, entre Bahreïn, la Biélorussie et les Emirats arabes unies, des Etats démocratiques: l'Australie ou la Corée du Sud. Et depuis cette édition, deux nouveaux venus: la Russie et la Turquie. 

«Presque un tiers des pays du monde pratiquent la censure, s'alarme Jean-François Julliard. Il y a plus de blogs fermés que de médias!» «Dans ces pays, les nouveaux moyens que les utilisateurs développent pour contourner la censure sont contrés par des méthodes gouvernementales en évolution permanente, dont l'objectif est de continuer à bloquer et filtrer le contenu en ligne, enchérit le vice-président de Google, David Drummond. Peut-être plus insideux encore: la promotion active d'une culture de l'autocensure, avec des générations de citoyens qui grandissent en apprenant à penser et à fonctionner dans un carcan mis en place par le gouvernement.»

L'entreprise californienne en sait quelque chose, qui a eu à subir en Chine les attaques informatiques répétées contre les comptes GMail de plusieurs dissidents. Elle a menacé de quitter le marché chinois à moins de ne plus devoir filtrer ses résultats pour les internautes chinois de l'intérieur, et même demandé l'aide... de l'agence d'espionnage électronique américaine, la NSA.

La Chine culmine aujourd'hui dans le classement de Reporters sans frontières avec 72 cyberdissidents emprisonnés, devant le Viêtnam (17) et l'Iran. Dans le monde, l'ONG dénombre quelque 120 blogueurs détenus pour délit d'opinion.

«Nous observons une tendance inquiétante parmi les gouvernements occidentaux. Des personnes animées des meilleures intentions, comme la protection de l'enfance, remettent aujourd'hui en cause les fondamentaux d'un Internet ouvert. Ayant été personnellement condamné en Italie à six mois de prison avec sursis pour une vidéo mise en ligne sur Google Vidéo, je ne connais que trop bien le sujet.»

 Avec deux autres dirigeants de Google, David Drummond a été condamné, fin février 2010, par un tribunal italien pour ne pas avoir empêché la mise en ligne d'un film montrant un adolescent handicapé maltraité par des camarades de classe. Restée en ligne pendant deux mois, la vidéo avait été retirée du site après qu'elle avait été signalée aux responsables du site. RSF avait alors réagi en constatant que cette condamnation revenait à imposer un contrôle a priori des contenus publiés par les internautes. Cette péripétie est à mettre en regard de la tentative, par le gouvernement Berlusconi, d'imposer une autorisation préalable délivrée par le CSA local, pour toute personne voulant publier des vidéos sur Internet.

Dans son rapport sur la cybercensure, RSF met d'ailleurs le public en garde contre la multiplication des textes en France, en Italie, en Grande-Bretagne, qui, sous couvert de défense de la propriété intellectuelle ou de lutte contre la pédophilie, se proposent de filtrer le Net (Hadopi et Loppsi en France). Et à l'échelon transnational contre les accords transnationaux négociés en dehors de tout contrôle démocratique, comme l'ACTA.

Mais plus encore, c'est l'«exemple» australien qui y est dénoncé. Le gouvernement a élaboré un projet de loi rendant obligatoire le filtrage de sites jugés «inappropriés» par une autorité administrative. En plus de la pédopornographie, seraient donc censurés les sites web suspects d'héberger des contenus diffamatoires ou en délicatesse avec les droits d’auteur. «Des sujets comme l'avortement, l'anorexie, la législation sur la vente de marijuana, ou les aborigènes, risqueraient donc d'être filtrés. Tout comme des articles de presse ou des informations à caractère médical faisant référence à ces sujets, assure RSF. Le site Wikileaks a révélé la liste de sites filtrés qui n'avaient rien de répréhensible, comme des liens YouTube, des jeux de poker, des réseaux gay, des pages Wikipédia, des sites chrétiens, etc.»

Par ailleurs, l'Etat d'Australie du Sud impose à tous les commentateurs sur les sites d'actualité parlant des élections locales de signer sous leur vrai nom sous peine d'amendes allant de 850 à 3.400 euros. Les sites doivent conserver pendant six mois les informations qui permettent d'identifier un commentateur.

«Tout n'est pas droit de l'homme.» Interrogé à propos d'un sondage mondial (27.000 personnes interrogées dans 26 pays) selon lequel près de 80% des sondés pensent que l'accès à Internet est un droit fondamental, François Zimeray, ancien eurodéputé socialiste et désormais ambassadeur français pour les droits de l'homme, a d'abord pris l'auditoire à contrepied: «Je ne suis pas sûr que l'accès à Internet soit un droit de l'homme. Mais il y a des retournements choquants, quand un outil conçu pour accroître la liberté produit de la pensée unique, de la propagande et de la répression. Et c'est pour cela qu'il faut responsabiliser pas seulement nos gouvernements, mais aussi les entreprises et les consommateurs. Aujourd'hui, l'Organisation mondiale du commerce doit se saisir des questions d'éthique et imposer les droits de l'homme au cœur des logiques d'échange.»

De fait, si la liste noire de Reporters sans frontières accumule les exemples de violations de la liberté de s'exprimer dans le monde, elle effleure aussi deux cas plus prometteurs. En octobre 2009, la Finlande a promis un accès à Internet à haut débit à l'ensemble de ses citoyens. Avec un débit de 1 mégabit par seconde à la mi-2010 et au moins 100 mégabits par seconde à l'horizion 2015. Soit un effort financier évalué à 200 millions d'euros. En 2004, l'Estonie avait inscrit le droit de disposer gratuitement d'un accès à Internet dans sa constitution. Ces initiatives sont en conformité avec les recommandations de l'OCDE et des Nations unies pour le développement des zones «reculées», mais surtout avec la recommandation 138 du parlement européen qui fait de l'accès à Internet un droit fondamental.

L'autre occasion, pour Reporters sans frontières, de se réjouir est l'Icelandic Modern Media Initiative, un projet de loi islandais visant à interdire totalement le filtrage du Net et à garantir l'anonymat des sources d'information. De quoi en faire, disent les enthousiastes, un paradis de la liberté d'informer. De quoi relancer un peu, par l'activité informatique, l'activité d'un pays criblé de dettes, répondent les cyniques.



SOURCE / MEDIAPART, Vincent Truffy

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