L’Etat déroute

Par DIDIER PÉRON

République. Pierre Schœller met les mains dans le cambouis du pouvoir politique. Une fiction survoltée et lucide.

 

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Une femme nue se glisse dans la gueule ouverte d’un crocodile. Cut. La caméra panote sur un homme endormi et nous découvre la bosse du drap à l’endroit de son sexe en érection. Dans le genre début de film, celui-là fera date. Les dents (bestiales), le désir (dévorant), le corps (plus éloquent que tout langage), la nudité pour introduire à une réflexion sur le masque (social, politique). Ouverture risquée, incipit brillant. Le film de Pierre Schœller ne décevra pas, il se poursuit en suivant cette même impulsion liminaire.

L’homme qui dort et bande est ministre des Transports. Bertrand Saint-Jean (Olivier Goumet) est le héros de l’Exercice de l’Etat. On va le suivre dans le tumulte d’une action qui est jalonnée de chausse-trapes et de sorties de route, escorté par sa chargée de communication (Zabou Breitman) et son directeur de cabinet (Michel Blanc). Il est investi d’un pouvoir, mais il est toujours en situation d’être submergé par des faits trop têtus ou des discours adverses et contrariants, dépassé par la vitesse de la communication, des dépêches assassines et des phrases peau de banane. On voit Saint-Jean surfer sur la vague des événements et on attend qu’il se noie. Dans son sillage, tel un éclaireur et un canot de sauvetage, son directeur de cabinet. «Oublions pendant 1 h 50 les questions de droite ou de gauche, dit Schœller dans le dossier de presse. Regardons le pouvoir, ses rituels et ses humeurs, la sueur, le sang, la libido. Et aussi cette permanence de l’Etat. On y croise notre propre rapport à la démocratie, ce divorce grandissant entre eux et nous.»

Saint-Jean est confronté à un dilemme. Il est jeune en politique, il n’est pas du sérail, il vient de la société civile. Le gouvernement ourdit un plan de privatisation des gares, lui y est farouchement opposé. On voit, médusé, comment peu à peu le ministre est amené à manger son chapeau et à retourner sa veste pour rester maître du pilotage ministériel, pour ne pas perdre la face tout en piétinant ses propres convictions. Ce qui est très beau, c’est que le film n’en fait pas pour autant un cynique. Le récit est trop intelligent et complexe pour se contenter des oppositions manichéennes entre les purs et les impurs, les droits et les tordus. Il faut sans cesse se déterminer face à la violence de l’intempestif, jouer aux échecs, perdre une partie pour gagner la suivante.

Manœuvre. Pour le cinéaste, il s’agit de rendre, par la fiction et par des audaces de mise en scène, la crise de la représentative démocratique à l’ère de la contraction de la sphère publique au profit d’une extension du privé. Qui dirige le pays ? Les intérêts d’un groupe ou le bien commun ? N’y a-t-il jamais adéquation possible entre la rationalité économique et la puissance de l’égalité qui fonde le pacte républicain ? Questions lourdes traitée comme en passant, au détour d’une phrase, d’un geste, mais qui travaillent en profondeur la carcasse brûlante du film. «Est démocratique tout ce qui renvoie en dernière instance à l’absence de légitimité de la domination», affirme le philosophe Jacques Rancière (1), qui parle aussi de la parenté entre art et politique : «Il n’y a pas de création ex nihilo, mais une redistribution des choses, une redisposition des éléments qui font que, tout d’un coup, un paysage sensible qui n’existait pas se met à exister.»

Pierre Schœller imagine ce film comme le deuxième volet d’une trilogie commencée, en 2008, avec Versailles, dans lequel un couple de sans-abri et un enfant finissaient, au terme d’errances parisiennes, par échouer dans les jardins royaux, et qui devrait se clore par un projet sur la Terreur de 1793. L’Exercice de l’Etat, c’est l’anti-Conquête, le bal des sosies de l’ascension sarkozyste par Xavier Durringer. Bien sûr, en voyant Saint-Jean à la manœuvre, on peut penser à telle personnalité politique, plutôt un centriste ou un homme de gauche propulsé dans un gouvernement de droite (Martin Hirsch ?), mais le fond de l’affaire est ailleurs. Le film enregistre un glissement de terrain démocratique, le sol se dérobe sous les pieds de tous, aussi bien les gouvernants que les gouvernés. Le périmètre de l’Etat est réduit comme peau de chagrin, une cinquantaine d’individus juchés «sur une tête d’épingle».

A point nommé.L’Exercice de l’Etat, joué à la perfection (y compris les seconds rôles, Sylvain Deblé en chômeur mutique ou Didier Bezace, visiteur du soir florentin), superbement écrit, sort à point nommé. La gauche reprend du poil de la bête, l’Europe vacille au bord de la faillite, la droite affûte ses armes, Moody’s jette ses confettis piégés sur la pagaille ambiante. Pierre Schœller ne rassure personne, mais donne envie de sortir de la rhétorique du «tous pourris» et autre «bonnet blanc et blanc bonnet» pour entrer vers une nouvelle ère d’inventivité politique.

(1) «Malaise dans la démocratie» dans «Pensées pour le nouveau siècle», sous la direction d’Aliocha Wald Lasowski, Fayard, 2008.

L’Exercice de l’état de Pierre Schœller avec Olivier Gourmet, Michel Blanc, Zabou Breitman… 1 h 52.
Source : Libération

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