La chronique mensuelle de Michel Onfray | N° 84 – Mai 2012

MENER UNE VIE DE GAUCHE -

 

A quelques belles âmes autoproclamées de gauche qui, à la faveur des élections présidentielles, m’ont reproché de voter blanc, sous prétexte qu’avec ce geste, je ne sais pas par quel miracle, je ferais le jeu de la droite ou du sortant, j’ai plusieurs fois dit que la gauche n’existait pas, puisque seules existent des preuves de gauche…


Qu’est-ce qu’être de gauche ? C’est croire à un certain nombre de valeurs que sont la solidarité, la fraternité, le partage, la générosité, la communauté, le don, la gratuité… Croire à ces valeurs n’est pas suffisant, il faut aussi les pratiquer quotidiennement dans sa vie, les incarner au jour le jour. La gauche a ses croyants ; je préfère ses pratiquants. Etre de gauche, ça n’est pas voter à gauche (ce serait trop simple…), c’est mener une vie de gauche. La preuve de la gauche n’est donc ni le bulletin de vote, ni l’adhésion à un parti, ni la revendication tonitruante d’une appartenance idéologique, mais la vie de gauche qu’on mène – ou non…
J’ai découvert cette évidence quand j’avais quatorze ou quinze ans auprès de deux instituteurs à l’ancienne, mes héros, l’un, socialiste, l’autre, communiste (il s’appelait Emile Legrix, elle s’appelait Marcelle Henri) : il y avait toujours chez eux une place à table, de quoi se faire un sandwich, la possibilité de téléphoner à une petite copine pendant des heures… On pouvait les appeler dans la nuit parce qu’on avait été mis à la porte de chez nos parents, il y avait toujours un canapé à ouvrir pour y passer la nuit. Une voiture était toujours disponible pour nos causes les plus fantasques.
La vie de gauche se manifeste, ou pas, dans le plus infime détail. Tout ce qui montre de l’égoïsme, de l’impolitesse, de l’incivilité, de la goujaterie témoigne contre la vie de gauche : se croire seul au monde, ignorer les règles élémentaires de la vie à plusieurs, vivre comme si nous étions sans voisins, sans compagnons de table, sans partenaires de voyage dans le compartiment d’un train, seuls dans une file d’attente – voilà des signes utiles pour débusquer le petit-bourgeois affublé du masque de gauche…
Cette vie de gauche se mesure également à la capacité à partager, à donner de soi, de son temps, de son énergie, de son argent. Les pingres, les radins, les avares qui se lèvent systématiquement après un repas en commun seulement quand ils ont entendu le bruit de la machine ayant débité la carte bleue et protestent qu’ils ont été pris de court, ceux-là qui veulent le communisme pour la planète entière et en sont incapables pour la tablée de huit copains partageant les mêmes idées qu’eux, ne sont pas gens de gauche…
On ne saurait être de gauche quand on ne sait ni donner, ni prêter, quand on prend sans donner, quand on vit en parasite, quand on se sert du carnet d’adresses des amis pour prendre du bon temps grâce à eux sans jamais offrir en retour, même symbolique, une parcelle de quoi que ce soit, et qu’on se révèle ainsi un coeur sec, une âme vide et creuse.
Si tous ceux qui se disent de gauche vivaient à gauche, menaient une vie de gauche, incarnaient la gauche et la faisaient sortir de son catéchisme, de ses slogans, de ses déclarations d’intention, le projet de gauche deviendrait illico une réalité. Toute proclamation de gauche qui n’est pas accompagnée par une vie adéquate trahit l’homme de ressentiment. La révolution est une affaire de vie quotidienne, un enjeu ici et maintenant. Demain, ce sera trop tard…

 

SOURCE / michelonfray.fr

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