Quelle transformation écologique de l’économie ?
Un article de Jerôme Gleizes écrit pour la revue Ecorev’ n°33 "Pensez l’après capitalisme avec André Gorz" et republié ici avec l’autorisation de
l’auteur
Tout programme économique écologiste ne peut pas se contenter de lister les secteurs économiques qui doivent être favorisés pour répondre à la crise de la
biodiversité, à la raréfaction des ressources naturelles, à l’émission excessive de gaz à effets de serre, aux conflits de l’usage des terres, à l’épidémie des cancers... faute de quoi il
tomberait dans une resucée de la croissance verte ou une apologie du capitalisme vert. Les arguments écologistes classiques tel l’effet rebond ou l’impossibilité d’un capitalisme
anti-productiviste font d’ailleurs douter de l’efficacité d’un tel programme. Celui-ci ne répondrait pas à l’exigence à la fois de décroissance de l’empreinte écologique et de transformation
sociale, constitutif de toute politique d’émancipation, nous libérant de toutes les aliénations, dont celles liées à la prééminence de l’économie dans nos vies : le dogme de la croissance perçue
comme réponse à la crise économique, la consommation vue comme source d’épanouissement , le salariat conçu comme seule forme d’organisation de la société. Pour être efficace, un programme de
transformation écologique de l’économie ne peut être qu’un programme de rupture, le passage de l’ancien modèle productiviste au nouveau modèle écologiste.
Un nouvel imaginaire : passer du paradigme de l’automobile à celui du logiciel libre [ 1 ]
Tout programme économique doit partir d’une image véhiculant un imaginaire mais aussi porteur de réalités tangibles. L’automobile par sa présence et l’organisation
de sa production a modelé nos villes en poussant à leur étalement avec ses routes, ses temples de la consommation, a déterminé l’organisation du travail avec le taylorisme et les régulations
sociales et économiques avec le fordisme, a été au centre des signes de distinction. Ce secteur est aussi aujourd’hui le symbole de la crise économique, sociale et écologique : faillite de la
plus grande entreprise mondiale, General Motors, noyée dans un flot de dettes et emportée par la hausse inéluctable du prix du pétrole, un des principaux secteurs émetteurs de gaz à effets de
serre (GES) et de particules fines... À l’automobile, symbole du monde matériel, nous devons opposer un nouveau symbole comme le logiciel libre. Au delà du rôle central du logiciel dans nos
sociétés, c’est la puissance subversive [ 2 ] de son mode de production qui est importante, extensible à des secteurs de la sphère de production matérielle. Le logiciel libre a montré la
puissance du processus coopératif et/ou collaboratif par rapport à un processus concurrentiel et/ou compétitif. Il est central dans tout processus de dématérialisation et il met au centre la
personne et la connaissance par rapport à l’entreprise et la privatisation des savoirs. Il permet une pollinisation sociale, une dissémination de tous les savoirs sous toutes ses formes
(théoriques, techniques, usagers, sociaux...) et une coproduction ne séparant pas le producteur du consommateur. Tout comme le mode de production taylorisé de l’automobile s’est étendu à d’autres
secteurs, y compris le tertiaire, celui du logiciel libre s’étend à d’autres secteurs, y compris ceux produisant des biens matériels. L’organisation inhérente aux logiciels libres ne se limite
pas à la stricte sphère d’Internet. Elle peut-être au centre de la révolution écologique avec une organisation innovante, en réseau, non hiérarchique, coopérative et collaborative.
Les chantiers prioritaires
Répondre à la crise écologique demande prioritairement d’arrêter l’emballement climatique et de ralentir la sixième disparition massive des espèces. Pour cela, il
faut réduire nos émissions de GES de 40 % d’ici 2020 et de 90 % d’ici 2050 et protéger les écosystèmes à commencer par les forêts primaires.
Pour cela, il ne faut pas se contenter des mécanismes de marché à travers des taxes ou la finance carbone. Il faut réduire notre empreinte écologique sur la planète
(de l’ordre de 4 pour la France) en encourageant la sobriété énergétique, l’efficacité énergétique et les énergies renouvelables. Des solutions existent comme celle de l’association négaWatt qui
a proposé un scénario en 2006 permettant de réduire d’un facteur 4 d’ici 2050 dans le domaine énergétique tout en sortant du nucléaire . Nous pouvons d’ores et déjà réduire notre consommation
électrique de plus de 25 % d’ici 2020 en réduisant nos gaspillages et utilisant des techniques moins énergivores, en remplaçant par exemple progressivement le chauffage électrique .
En 2007, le montant évalué de l’ensemble des GES a été de 531,2 Mt équivalent CO 2 . La répartition de ceux-ci nous indique les secteurs dans lesquels agir (cf.
tableau). Secteurs d’activité Émissions 2007 (Mt éq. CO 2 )
Transports 141,4 (dont 128,1 pour le secteur routier)
Résidentiel Tertiaire Institutionnel et commercial 94,2
Industrie manufacturière 107,3
Industrie de l’énergie 73,5 (dont 48,2 pour la production d’électricité)
Agriculture/ sylviculture 104,7
Traitement des déchets 10,0
Total 531,2
La réduction des transports routiers est un axe important. Il faut favoriser le ferroutage, les transports en commun, rapprocher les lieux d’habitation des lieux de
travail et de loisirs (et donc stopper l’étalement urbain). Tout cela demande des investissements coûteux. Le secteur du bâtiment est également un chantier important qui affecte énormément les
budgets des ménages les plus modestes. Assurer une meilleure isolation et réhabiliter les logements anciens nécessiteront à la fois des investissements importants mais aussi de la formation
professionnelle. Quant au secteur de l’énergie, il demande trois types d’investissement : ceux permettant de réduire la consommation énergétique, ceux permettant de sortir de l’énergie nucléaire
et ceux permettant d’y substituer de l’énergie renouvelable (éolien, solaire, géothermie...).
Dans ce cadre, la mise en œuvre du Grenelle de l’environnement a été estimée à 440,2 milliards d’euros entre 2009 et 2020 : 192 milliards pour la rénovation
thermique des bâtiments, anciens, des logements sociaux et des bâtiments publics, 115 pour le développement des énergies renouvelables, 97 pour le développement des infrastructures de transport,
23,2 pour la protection de la biodiversité et des milieux aquatiques et 13 pour l’amélioration de l’habitat neuf.
Des rapports sociaux à modifier ...
Mais tout programme économique écologiste de rupture ne peut pas se contenter de lister les secteurs économiques qui doivent être favorisés pour répondre à la crise
systémique.
Les investissements énumérés précédemment ne répondent que partiellement à l’urgence des crises écologiques. Ils doivent être également liés à une remise en
question du productivisme - qui depuis le XVIII ème siècle façonne en grande partie les rapports sociaux. Nous ne pouvons comprendre le productivisme sans identifier la course effrénée au profit
à son corolaire, l’exploitation des êtres humains et de la nature - faces opposées d’une même pièce. Dans ce contexte, l’abolition du rapport salarial - source de subordination du salarié à son
patron - est cruciale. Ce rapport s’est certes t ansformé mais en se généralisant, il est devenu quasiment hégémonique dans les pays industrialisés.
Une des mesures importantes de son dépasseme nt s’appuie sur la mise en place d’un revenu social garanti (RS G) [ 3 ] , assurant une autonomie financière aux
individus et le financement du travail autonome, conditions nécessaires au développement du tiers-secteur et de l’économie sociale et solidaire . Des p olitiques de soutien à l’accès et à la
production des savoirs doivent y être associées. Par conséquent, l’éducation doit avoir pour objectif, non pas de former une main d’œuvre employable à merci et à court terme, mais de rendre
autonome les personne s. Il ne peut avoir de réelle émancipation sans transmission de savoirs.
Aujourd’hui, l’autonomie tend à devenir centrale dans la production et dans la création de la valeur. Les produits sont de moins en moins des biens ou des services
formatés, produits à la chaîne. Ils sont différenciés, adaptés à la demande et de plus en plus singuliers. Ils incorporent des savoirs singuliers, à la source de leur idiosyncrasie. Dans ce monde
de singularisation des biens et des services, le paradigme du logiciel libre est central. Au delà du succès d’un navigateur comme Firefox ou d’un serveur web comme Apache, c’est un processus de
production qui s’étend à d’autres secteurs que le logiciel et l’Internet : œuvres artistiques, littéraires, publications scientifiques et pédagogiques, outils collaboratifs - et pas uniquement
dans des secteurs immatériels.
Ce processus de production repose sur le concept de copyleft qui détourne la notion de copyright : il y a reconnaissance de l’auteur du programme initial et des
personnes qui y participent mais à aucun moment, il ne peut pas y avoir d’appropriation privée du produit. Cette non appropriation de l’objet et cette libre disposition permettent de faciliter
coopé ration et collaboration. La pertinence de l’objet ne vient donc pas de sa nature technologique mais de son mode de production protégée par la copyleft. Les licences de logiciels libres
donnent l’autorisation légale de dupliquer, distribuer et/ou modifier le logiciel. Les libertés se concrétisent à travers ces licences. L’absence d’une de ces propriétés sort le logiciel de la
catégorie du libre pour le placer dans une autre, propriétaire ou pas - comme le domaine public. Une fois posées, ces propriétés permettent de définir des dynamiques économiques nouvelles et un
nouveau paradigme. Elles deviennent un enjeu politique à préserver et étendre.
… avec des modèles alternatifs existants …
Par ailleurs, l’histoire de l’informatique et des techniques rappelle qu’il ne peut y avoir dissociation entre un produit, sa conception et sa réalisation - y
compris dans les productions les plus taylorisées. La révolution industrielle en passant de la production artisanale à la production de masse a provoqué pour les ouvriers une dépossession du
produit de leur travail, une uniformisation de la production, et une expropriation du savoir incorporé dans ces produits. [ 4 ]
Tout produit doit être préalablement conçu avant d’être réalisé. C’est cette conception qui fait aujourd’hui l’objet de coopération et de collaboration mais aussi
les savoirs techniques indispensables à leur réalisation.
Ce procès de production sera facilitée par la démocratisation des nouvelles technologies et de leur apprentissage - comme l’imprimante 3D qui permet aujourd’hui à
tout-e un-e chacun-e de produire ses propres objets. Mais cette facilité apparente ne doit pas faire oublie r la complexité de la conception de l’objet, tout comme l’utilisation de Firefox ne
doit pas faire oublier l’écriture des ligne s de code qui ont permis sa réalisation. La frontière entre production matérielle et immatérielle est floue. Tout objet a un fondement immatériel - au
moins au niveau de sa conception - et réciproquement un bien immatériel pur est très rare.
Ce mode de production – qui préfigure la société de l’intelligence chère à André Gorz - d oit être développé. Il existe déjà en partie dans le tiers sec teur et
l’économie sociale et solidaire. La structure des organisations, à commencer par leur statut juridique, pré figure souvent de leur action dans la société mais elle n’est pas suffisante. Une
entreprise sous forme de Société Anonyme ou de SARL est souvent conditionnée par la recherche du profit qui nuit à la coopération mais à l’inverse de nombreuses coopératives ne sont pas exemptes
de politiques anti-sociales ou productivistes. À la recherche du profit qui façonne les comportements, il s’agit d’opposer d’autres objectifs pour une nouvelle forme de construction de biens
communs.
… pour assurer une réelle relocalisation de l’économie
Chez certains écologistes (les nouveaux convertis !), la relocalisation de l’économie est vue comme un moyen de réduire les coûts de transports et les milliers de
tonnes de carbone émises inutilement. C’est une vision réductrice, tout comme considérer que le seul problème du nucléa ire, serait la gestion des déchets. L’écologie sociale est incompatible
avec une gestion centralisée de la production. C’est pour cela qu’il est important de défendre une troisième voie entre l’économie de marché et une économie étatisée. Pour reprendre l’exemple de
l’énergie nucléaire, la vision centralisée de la production énergétique par du nucléaire ou par des parcs éoliens surdimensionnés est une vision inefficace techniquement car nous ne savons pas
encore, ou mal, stocker l’électricité et le transport électrique produit une déperdition calorifique (par effet joule). Mais surtout cette vision nécessite une administra tion et un secteur
industriel (privé ou public) opaque non démocratique. La relocalisation de l’économie, c’est avant tout des circuits courts qui rapprochent les consommateurs des producteurs et réciproquement.
C’est aussi une volonté d’aménager les territoires et de modifier nos habitudes de consommation pour sortir du fétichisme de la marchandise [ 5 ] . Il faut comme le dit André Gorz, développer des
secteurs autonomes d’autoproduction non marchande.
Au delà, du secteur de la production industrielle, le secteur agricole est facile à relocaliser, surtout en France. De nombreuses importations sont la conséquence
du productivisme agricole, surtout dans le domaine de l’élevage avec l’achat de protéines végétales, et des accords de libre-échanges, comme contre-partie de l’exportation de nos surplus. Il est
facilement possible de mettre en place des circuits courts de produits locaux. Le passage au bio est plus long mais indispensable. La préservation de la biodiversité, à commencer par celle de ses
semences est cruciale.
La relocalisation ne se limite pas à la sphère de la production. Elle concerne aussi la sphère de la reproduction. Les services dans une société écologistes sont
très importants. Ils permettent d’améliorer la convivialité d’une société. Ils sont l’avantage de ne pas être délocalisable mais ils sont souvent dévalorisés (et donc mal payés), sans
reconnaissance des savoirs-faire implicites.
Mais tout ce la nécessite d e lier relocalisation, RSG, monnaie locale, coopérative... La relocalisation est possi ble si on favorise les conditions d’une réelle
émancipation locale. Remplacer le travail hétéronome par un travail autonome nécessite de valoriser les activités utiles et l es connaissances , de libérer le travail choisi et de tenir compte de
la dimension locale de la coopération des savoirs. Cette relocalisation va de paire avec une économie de la fonctionnalité : ce n’est pas la possession d’un bien qui importe mais son usage. Cela
pousse au part age et à l ’invention de nouveaux rapports sociaux. La véritable dématérialisation d’une économie consiste à produire le stricte nécessaire et à mettre en place un usage partagé de
ces productions.
Des contraintes à desserrer
Le programme ci-dessus doit affronter des contraintes qui ne peuvent être niées. La première est idéologique : construire la majorité culturelle nécessaire à cette
transformation écologique. La crise actuelle par sa singularité et sa profondeur peut être une chance pour une réelle rupture [ 6 ] mais nous ne sommes pas à l’abri de solutions autoritaires. Le
risque principal reste l’inertie et la retenue dans les mesures. Le dernier rapport du GIEC de 2007 montre l’impo rtance de la rapidité des mesures à prendre pour éviter un réchauffement
supérieur à 2°C. Tout retard pris représente un saut dans l’inconnu . Une seconde contrainte e st la difficulté de partir d’un seul pays. Les chiffres que nous avons donnés concernent uniquement
la Franc e. Peut-el le impulser une dynamique isolée du reste du monde ? En raisonnant par l’absurde, la France est déjà capable de mener des politiques isolées, un nucléaire civil
disproportionné, un armement militaire nucléaire inutile. Elle ne respecte pas les critères du pacte de stabilité de Maastricht tant en terme d’endettement que de déficit public. Avec une volonté
politique, elle peut don c au moins défendre une politique écologiste d’avant garde. Une troisième contrainte est celle du financement de cette politique de rupture. Souvent, certains écologistes
font référence au New Deal de Roosevelt de 1934. Référence trompeuse car souvent, elle n’est perçue qu’à travers son aspect productiviste alors que le plus important a été la levée de la
contrainte financière dans des situations de crise singulière. Il faut sortir du fétichisme de la monnaie comme aurait dit Keynes mais cela ne doit pas nous empêcher aussi de mettre en œuvre tous
les projets de monnaies solidaires et de modifier notre relation à la monnaie.
Une politique de transformation écologique de l’économie - véritable contre pouvoir à l’économie de marché - n’est pas une utopie attendant le grand soir. Ell e est
un choix politique qui doit s’imposer le plus rapidement avant que des bouleversements imposent des politiques plus autoritaires.
Pour conclure, une transformation écologiste de l’économie repose sur cinq piliers : une politique d’investissements ciblés répondant aux urgences des crises
écologistes, une réforme sociale mettant en son cœur le RSG pour une nouvelle donne sociale, une politique de la connaissance et de la coopération sociale, une politique de réaménagement des
territoires ciblée sur la relocalisation et la singularisation des activités et une nouvelle articulation institutionnelle qui mette au centre la production de biens communs.
Jérôme Gleizes
L’adresse originale de cet article est http://www.brest-ouvert.net/article...
[ 1 ] Par logiciel libre, nous faisons expressément référence à la philosophie du « free software » et non à celle de « l’open source » dont un des principaux
défenseurs Eric Raymond est également partisan du libertarianisme.
[ 2 ] Jérôme Gleizes, "Le potentiel subversif du logiciel libre comme mode de production" in écoRev’ n°0, printemps 2000
[ 3 ] pour plus des détails sur la mise en œuvre d’un RSG, Jérôme Gleizes, "Les étapes de l’instauration d’un revenu universel inconditionnel : quelle logique
institutionnelle ?" in EcoRev ’ n°23, été 2006
[ 4 ] Ce processus d’uniformisation de la production a aussi concerné le monde agricole avec une réduction du nombre de variété.
[ 5 ] Patrick Dieuaide et Jérôme Gleizes, "De la société du travail à la société de l’émancipation sociale" in Mouvements n°50, juin-août 2007
[ 6 ] Jérôme Gleizes et Yann Moulier-Boutang, "Une lecture écologiste de la crise, la première crise socio-écologique du capitalisme" in E coRev’ n°32, printemps
2009
Posté le 22 juillet 2010
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