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Après sept années de purgatoire, le road-movie écorché de Vincent Gallo, fameux pour sa fellation fantôme, sort enfin en DVD.
Il aura donc fallu attendre sept ans avant que The Brown Bunny sorte en DVD sous-titré en français. C’est long, pour un film avec lequel personne n’en a vraiment fini. 


Cela va aussi faire sept ans que le cinéaste Vincent Gallo n’a plus donné de nouvelles. Récemment, l’acteur (un temps crâmé) a brillé dans Tetro, mais le cinéaste se tient toujours hors champ – et ce ne sont pas trois déclarations fantaisistes au dernier festival de Venise qui vont nous aider à y voir clair (“je viens de racheter les rushes d’un premier film nul dans lequel je jouais pour tout remonter à ma façon, et ce sera mon nouveau film”). 

Si The Brown Bunny avait été lui aussi un premier film, les mauvaises langues auraient tôt fait de lui coller l’étiquette du one shot. Mais pas de chance pour les mauvaises langues, en 2003 The Brown Bunny faisait déjà suite à Buffalo ‘66, petite bombe de 1998 augurant tout un cinéma en équilibre pirate entre l’hommage au cinéma indépendant américain des seventies et la galerie d’art. 

Le dérangé et sexy Buffalo ‘66 imposa la figure de Gallo, sorte de dément à la beauté diabolique, repéré comme acteur dans Doc’s Kingdom de Robert Kramer (que foutait-il au Portugal aux côtés de João César Monteiro ?) puis chez Claire Denis (US Go Home). 

Mais aux Etats-Unis, en 1999, le mec avait déjà les honneurs de Grand Royal, la très cotée revue des Beastie Boys, où l’on pouvait lire à son sujet sept vies avant le cinéma : musicien dans Gray, le groupe no-wave de Jean-Michel Basquiat, graffeur hip-hop du Lower East Side, hypothétique carrière de coureur de kart… Un parangon cool. 

Une seconde apparition chez Claire Denis (Trouble Every Day) et surtout en 2001 When, album de guitares et samples réinventant un absolu folk américain, avaient activé un culte autour du garçon : à presque 40 ans, il pouvait jouer les intrus dans une sélection officielle cannoise 2003 qui, l’année d’avant, avait loupé Gerry de Gus Van Sant et espérait bien se refaire en misant sur le doublé Elephant/ The Brown Bunny. 

Et ce fut une de ces broncas comme seul Cannes est capable d’en générer, un mélange d’électricité et d’ondes négatives montant dès le générique, lorsque s’égrenaient à l’écran tous les postes occupés par Gallo : acteur, scénariste, producteur, chef op, monteur, metteur en scène. 

Les rires fusaient – comme si en 2003 il fallait encore être 350 sur un plateau pour qu’il reçoive de la part d’une bande de critiques tous plus tarés les uns que les autres un agrément. 

Dix kilomètres en van plus loin, une partie de la salle conspuait. On a beaucoup dit que la scène de fellation entre Gallo et son actrice Chloë Sevigny avait effarouché l’hypocrite pudeur de la critique italienne, mais à la vérité il ne devait plus rester à ce moment-là du film que deux ou trois critiques italiens, les autres avaient quitté la salle un à un en faisant le maximum de boucan possible, espérant insuffler un mouvement international à coups de “bastardo”. 

Gros bâtard même, mais coupable de quel crime exactement ? De savoir instinctivement filmer le paysage américain comme s’il était une sorte de rejeton croisé entre William Eggleston, Chantal Akerman et les nouveaux topographes de la photographie américaine mid-seventies (Robert Adams en tête). 
De dénicher des merveilles de la western music (Jackson C. Franck, Jeff Alexander, Gordon Lightfoot) pour transcender le voyage en solitude. 
De livrer quasi seul un film mieux cadré, mieux éclairé que 99 % du cinéma présenté cette année-là (même pas plus mauvaise qu’une autre, juste sans génie). 
D’avoir eu la faiblesse d’aller jusqu’au bout de son autoportrait en connard américain, beau gosse irrésistible prenant finalement dans la tronche son incapacité sordide à regarder ailleurs que son nombril. 
Voilà pour ce film qui eut moins d’entrées qu’il n’alimenta les débats (en général, les filles le moquent pour sa peur – plus que sa haine – des femmes, quand les garçons savent juste mal dire qu’il les dépeint dans leurs pires moments mais qu’il y a dans ce pire une photo-vérité sur la lâcheté masculine – Godard ne vénère sans doute pas The Brown Bunny pour rien). 
Un drôle de film, sauvagement triste. Qu’aucune interview de Gallo ne fera en sorte de défendre ; elles furent toutes une succession de happenings incontrôlés où l’acteur, jouant à l’homme de droite, déversa des torrents de haine à l’encontre des gays et des Juifs. 
Gallo dit un maximum de conneries en interview, mais glisse aussi des clés. Ainsi aux Inrocks, lors de la sortie française du film en avril 2004 (dans un final cut écourtant la traversée du désert en moto et remplaçant l’accident de fin par un arrêt sur image), il contestait l’hommage au magnifique Macadam à deux voies de Monte Hellmann, et présentait The Brown Bunny comme un remake en négatif de Bobby Deerfield, mélo magnifique de Sidney Pollack de 1977. 
Ceux qui pleurent à chaque fois que Marthe Keller entre à l’hôpital pour la dernière fois, laissant Al Pacino devant l’enseignement de son amour de la vie, savent que c’est vrai. Enfin, en partie. 
Gallo a œuvré vers le minéral en virant l’histoire d’amour (il filme la perte et la peur), remplacé la femme aimée par son fantôme, l’Italie des peintres par la Californie des concessionnaires, la Formule 1 philosophique par le Racing moto combustible, mais il a gardé le blouson, les montures seventies des lunettes et le narcissisme de l’acteur, que chaque plan reflète comme un miroir. 
Un acteur qui s’adore, que la mise en scène flatte à chaque instant mais qui voit sa puissance brutalement annulée par le récit. 
Bobby et Bunny partagent la contradiction des cow-boys modernes, prêts à séduire tout ce qui bouge mais se fantasmant dans une solitude volontaire. 
Sauf que pour Gallo, poussant toujours plus loin vers la folie furieuse, l’inquiétude est devenue une trajectoire pure, avalée par son propre point de fuite. Mythique. 
Philippe Azoury

Source : les inrocks

Tag(s) : #écrans
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