Denis Robert : « L’évasion des capitaux est un crime contre l’humanité. »

Publié le 11 avril 2013 | par Paul Tantale

Deux ans après la fin de ses procès contre Clearstream, Denis Robert, le Rambo de l’investigation, parti à l’assaut des paradis fiscaux dix ans avant tout le monde, revient à la tête d’une maison de production, Citizen Films. Après avoir produit un premier documentaire sur Florange (Florange, dernier carré, de Tristan Thil), il enchaîne, cette fois derrière la caméra, sur une seconde enquête : Les Munch, soudés à jamais retrace une occupation d’usine en Lorraine au début des années 1980 par les soudeurs de la société Munch, dans un parallèle émouvant avec les luttes d’aujourd’hui. C’est à l’occasion de sa projection à la Scam qu’on s’est retrouvés pour discuter projets, actualité et politique.

Bonjour Denis Robert… Vous avez confirmé en janvier 2013 sur Facebook et sur le site d’Erwann Gaucher que vous vous apprêtiez à lancer un site internet d’information, « Infodujour ». La famille des pure players commence à être très grande. Quelles sont les spécificités de votre projet ?

La grande spécificité d’Infodujour, d’abord, c’est son nom. « Infodujour » donc, c’est très facilement identifiable et repérable, et c’est surtout un site d’information nationale et régionale, avec des décrochages et des journalistes dans les 22 régions de France. Le site, formellement, est presque prêt. J’ai eu le bonheur ou le malheur, je ne sais pas, de mettre un petit mot sur Facebook en prévenant que ce n’était pas des embauches, qu’on n’était pas sûrs, qu’on n’avait pas le financement. J’ai eu 400 CV en même pas 24 heures et à la fin de la semaine, alors que j’ai prévenu que c’était même plus la peine d’en envoyer, j’en ai eu 1400, ce qui dit l’état de cette profession. J’ai reçu beaucoup de profils super intéressants, des gens avec qui on a envie de travailler.

« J’ai eu 400 CV en même pas 24 heures et à la fin de la semaine, alors que j’ai prévenu que c’était même plus la peine d’en envoyer, j’en ai eu 1400, ce qui dit l’état de cette profession. »

Simplement, là, mon problème du moment, qui dure depuis le mois de janvier, c’est le financement – le financement, et l’indépendance du titre. Et, au départ, on est trois amis qui avons lancé cette idée, Thierry Gadault, Marcel Gay et moi. On a développé cette idée, ça fonctionne bien. Mais après, comme on ne compte pas beaucoup sur la publicité, ça va être un site qui va fonctionner dans le plan de financement peu sur la publicité, et surtout sur des abonnements et sur des achats à l’article, avec des choses comme ça un peu spéciales. Il y a plein de secrets de fabrication que je ne veux pas trop livrer là. On est pour l’instant dans une phase de recherche de partenaires et on en a déjà quelques-uns. Pour que ça fonctionne, il nous faut 6 millions d’euros, par an. On équilibre en 3 ans. C’est beaucoup. On en a déjà pas mal, mais après il faut voir. On ne peut pas démarrer si on n’est pas sûrs de réussir. On n’est jamais sûr de réussir. Je préfère attendre, si je sens qu’on va s’essouffler trop vite.

Ce qui est marquant dans ce projet, finalement, c’est que pour beaucoup, vous êtes le journaliste qui est parti seul, avec sa bite et son couteau, à l’assaut de Clearstream. Mais maintenant, tout ça, c’est fini. Aujourd’hui, tout est institutionnalisé. Les grands scandales sont sortis par des pure players comme Mediapart ou par des consortiums internationaux de journalistes comme l’ICIJ. Est-ce que vous déplorez cette institutionnalisation ?

Pas du tout. Je ne pense pas que ce soit une institutionnalisation. D’ailleurs ce que vous appelez un scandale, donc une affaire, doit être par définition imprévu pour l’institution. Ensuite, quand ça sort il y a effectivement des verrous, des réécritures qui se mettent en place pour banaliser, noyer, travestir. Si c’est ça l’institutionnalisation alors d’accord ; le système médiatico-politique a une increvable capacité à s’institutionnaliser. Les journalistes doivent toujours lutter contre ce mouvement.

J’ai posté cet après-midi un message sur Facebook, parce que je lisais Le Monde d’hier et d’aujourd’hui (éditions du 5 et du 6 avril 2013, NDLR). Et je suis quand même scotché de voir que ces journalistes institutionnalisés – comme vous dîtes –, redécouvrent la lune concernant la lutte contre les paradis fiscaux. Mais ne vous méprenez pas sur mon propos, cet Offshore Leaks, si c’est vraiment ce qu’écrivent les sites américains, peut devenir un tsunami en matière de quantité d’informations qui va progressivement déferler dans les médias. Et si Le Monde fait son travail d’élucidation et de divulgation, c’est tant mieux. Mais là, leurs papiers en une où on fait semblant de découvrir que les banques françaises comme BNP ou le Crédit agricole ont vendu du offshore à leurs clients, c’est une attitude, comment dire… Pfff… Je sais même plus comment la définir. Puérile ? Là encore je ne veux pas qu’on se méprenne. Je n’ai aucune rancœur, j’ai gagné mes procès, donc tout va bien pour moi, mais il faut se souvenir qu’il y a dix ans, j’écrivais exactement la même chose en exhibant des preuves. Et que ce même journal et en l’occurrence la même journaliste prenaient la défense des banques, de Clearstream et de l’Institution en minimisant mon travail.

« Ces journalistes institutionnalisés (…) redécouvrent la lune. »

« BNP Paribas a un compte à Singapour », la belle affaire, dans mes livres et dans mes films, j’en ai trouvé cinquante des comptes à Singapour, plus à Vanuatu, plus à Caïman, etc. Toutes les grandes banques françaises ont des filiales là-bas. J’ai interrogé Jean-Claude Trichet, le gouverneur de la Banque de France à l’époque, pour lui demander comment se contrôlaient ces filiales. Il m’a répondu, on le voit dans mon film L’affaire Clearstream : « Ça dépend de la législation des filiales, pas de la législation française. » La boucle était bouclée. C’était un formidable aveu. Personne ne l’a repris. Personne ne l’a interrogé ensuite là-dessus. D’ailleurs le même Trichet me le dit face caméra : « Si je veux faire une interview, Monsieur Robert, je choisis mes moments et je ne réponds pas aux gens comme vous. Je vais à RTL ou à Europe 1. » Passons…

Pourquoi avoir travaillé seul, en indépendant ?

Je n’ai jamais voulu le sortir seul ce truc. À l’époque, en 2001, je suis allé voir une vingtaine de journalistes avec mon éditeur avant la sortie du livre. Certains, peu, ont suivi, d’autres ont pris des pincettes, parce qu’à l’époque, j’allais à l’encontre de l’idéologie dominante, le rouleau compresseur bancaire. Cette idéologie, c’est au-delà du libéralisme. C’est un monde complètement voué aux banques. La plupart des journalistes, des fabricants de news, travaillaient dans la foulée de ces lobbyistes-là.

Aujourd’hui je lis cet article dans Le Monde et ça me fait sourire, parce que la journaliste va faire un reportage à Madrid pour récupérer ces documents, elle dit « je » dans l’article. On a l’impression en la lisant qu’elle est en train de faire un reportage de guerre alors qu’elle fait quoi ? Elle va récupérer des listings que lui file un confrère espagnol. Là, on sent que ça frissonne. Je trouve ça drôle. C’est de la commedia dell’arte. Et je suis ravi que ça sorte. Plus Le Monde sortira des affaires, plus ils attaqueront – avec des billes – ce système, mieux ce sera. C’est un journal que je lis aujourd’hui avec plaisir. Comme je lis Mediapart ou les pages France du Nouvel Obs ou Libé quand ils font un papier sur Bowie. La presse papier n’est pas morte. Elle en danger. Et il faut qu’elle se bouge. Quant à la presse numérique, les pure players, il ne faut pas se leurrer. A part Mediapart, c’est pas terrible. Et Mediapart, on oublie de le rappeler, même s’ils gagnent des abonnés, ils sont très endettés.

Pour continuer sur le journalisme de manière générale… Qu’est-ce qui sauvera le journalisme ? Est-ce que c’est XXI, ou est-ce que c’est…


Je réfléchis beaucoup à ça, puisque XXI ce sont mes amis, c’est mon éditeur, Laurent Beccaria. On a souvent parlé ensemble de cette revue. Et ce avant qu’elle existe. Ce qu’ils font, c’est du journalisme, j’allais dire, de niche. Vous savez, c’est comme dans l’agro-alimentaire. Il y a l’épicerie fine qui va s’en sortir. Il y a tous les gens qui ont une idée très précise de ce qu’ils font, qui ont une vision et qui apportent une valeur ajoutée. XXI, c’est ces grands papiers. Eux ils ont trouvé un public, ce qui n’était pas évident. Laurent, au départ, tout le monde lui disait : « Tu vas te planter. » Son truc marche, c’est un succès, c’est formidable. En même temps, c’est un trimestriel, c’est pas un journal qui change le monde dans le sens où il fait l’actualité. C’est du journalisme littéraire, les gens qui écrivent se font plaisir, on découvre des univers.

Mais bon, le journalisme au quotidien, c’est une autre paire de manche. Et à ce niveau-là, il y a du taf pour le sauver. La profession se paupérise. Il est terrible l’état financier et économique des journaux, en province comme à Paris. Il est terrible le statut d’esclaves des pigistes. Alain Accardo a dénoncé tout ça il y a longtemps. Les mediaworkers… Ce qui sauvera le journalisme, ce sont les créations de nouveaux médias, de sites créatifs et réactifs. Quand les gens comprendront que l’information a un coût. On est dans une période où les démocraties sont en danger. Parce que l’Information et ses systèmes de propagation et de fabrication sont fragilisés et en danger. Après, il y a le souci du financement et de la propriété des titres. Il faut que ce soit d’autres gens qui financent la presse que les vendeurs d’armes et les banquiers. En même temps, tout n’est pas noir. Le Figaro par exemple fait des efforts louables sur internet… Libération, par contre, est dans une mauvaise passe. Ils font du journalisme de commentaire, plus du tout de journalisme d’enquête. Quand on fait sa une sur la poésie de Michel Houellebecq que par ailleurs j’aime bien, c’est pas loin d’être plié. Surtout que l’interview n’était pas terrible. Je reste attaché à ce journal. Je ne veux pas jeter la pierre à ceux qui le font en ce moment. Ce ne doit pas être tous les jours simples. Mais bon…

SOURCE, suite et fin :

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