Des pauvres à la biblio.


Ecrit par : Amélie Meffre


Publié le 1 septembre 2013

 

Les sociologues Serge Paugam et Camila Giorgetti publient les résultats d’une enquête menée durant une année auprès des pauvres qui fréquentent la Bibliothèque publique d’information (BPI) du centre Pompidou. Un endroit en libre accès où se côtoient élites intellectuelles et populations les plus fragiles.

 

 

« La bibliothèque de Beaubourg constitue un espace de résistance collective sur un principe d’égalité citoyenne ». Serge Paugam*

 

 

 

nvo : Pourquoi avoir choisi la BPI comme lieu d’enquête ?

 

 

 

 

 

 

Serge Paugam : C’était une demande de la bibliothèque qui, face à une fréquentation croissante des personnes en difficulté, voulait vérifier que sa mission d’accueil de tous les publics était toujours respectée. Ce qui est le cas. La BPI représente aussi un lieu ressource auquel on ne songe pas, pour étudier les populations pauvres, un endroit qui n’offre pas qu’un accès au savoir.

 

 

 

Justement, vous montrez dans votre étude que les pauvres ne sont pas au même stade dans le processus de précarité et que, selon leur situation, leurs attentes sont différentes vis-à-vis de la bibliothèque...

 

 

 

Serge Paugam : En effet, cette enquête a permis de vérifier les différentes phases de disqualification sociale que des études antérieures avaient déjà pointées. En fait, l’observation permet de remonter le processus de paupérisation. Les plus visibles sont les personnes en phase de rupture, pour la plupart SDF, qui viennent à la BPI pour se réchauffer, dormir ou utiliser les toilettes. Elles ne cherchent pas à établir des contacts et se mettent souvent à l’écart. Ensuite, ceux en phase de dépendance, qui vivent des minima sociaux et qui ne sont plus en quête d’un emploi, trop découragés ou âgés, y trouvent un refuge qui rythme leur quotidien. Ils y viennent chaque jour, y restent jusqu’à la fermeture, à 22 heures, et sont désemparés le mardi, jour de fermeture. En fait, ils y ont leurs habitudes, tiennent salon à l’espace des télés du monde et s’énervent si quelqu’un s’est installé à leur place habituelle. La BPI est avant tout pour eux un lieu de rencontres et de sociabilité comme s’ils étaient au café.

 

 

 

Plus difficiles à repérer sont les personnes en phase de fragilité, celles qui s’efforcent de passer inaperçues ?

 

 

 

Serge Paugam : Oui, certaines nous ont été indiquées par les bibliothécaires ou ont été repérées par des vêtements bon marché, par exemple. Elles sont pour la plupart au chômage et viennent à la bibliothèque pour accéder à un savoir dans le but de retrouver un emploi. Avec des exemples de réussite comme cette femme d’origine coréenne, exploitée dans un atelier de couture clandestin, qui a appris le français grâce à l’espace autoformation et qui est devenue secrétaire. Cet espace est très fréquenté par les étrangers qui viennent parfaire leur connaissance du français.

 

 

 

En même temps, c’est important aussi pour certains d’avoir une place ici, d’être reconnus ?

 

 

 

Serge Paugam : Oui, des usagers deviennent des figures de la BPI, comme cet homme âgé avec une barbe épaisse et de longs cheveux blancs que les étudiants surnomment Karl Marx. S’il reste très discret, il est devenu presqu’une mascotte de la bibliothèque. Des photos de lui circulent, on se soucie de lui dès qu’on ne le voit plus. Il fait partie de ces « déviants intégrés ». Les SDF ont une visibilité ici, on ne peut pas faire comme s’ils n’existaient pas.

 

 

 

Certains viennent aussi s’y cultiver, en dehors de tout projet professionnel ?

 

 

 

Serge Paugam : Bien sûr, et pas qu’un peu, comme cet homme qui fréquente la BPI depuis des années, et qui dit avoir lu tous les volumes de La Comédie humaine de Balzac, mais aussi Victor Hugo ou Maupassant. Beaucoup d’usagers viennent ici avec un emploi du temps très chargé, se tiennent au courant de l’actualité dans l’espace presse.

 

 

 

Quels principaux enseignements tirez-vous de cette enquête ?

 

 

 

Serge Paugam : Au-delà d’un accès au savoir, la BPI représente un espace rare et précieux où les différentes catégories sociales se côtoient. Les chômeurs, les bénéficiaires des minima sociaux comme les SDF ne sont pas accueillis en tant que tels, comme c’est le cas à Pôle Emploi ou dans les services d’action sociale. Leur statut social ne rentre pas en ligne de compte pour bénéficier des services de la bibliothèque. Tout le monde joue le jeu, tous les usagers sont traités sur un pied d’égalité. En ce sens, la BPI est un bel exemple de pratique de la citoyenneté, de ce qu’est un espace public dans notre société ; un espace de résistance collective sur un principe d’égalité. Il est important de rappeler que de tels lieux existent malgré tout dans la ville.

 

Pour les personnes en phase de disqualification sociale, c’est très important de bénéficier d’un lieu de rencontre, de sociabilité pareil. C’est valorisant de fréquenter une bibliothèque, surtout d’une telle qualité tant du point de vue du fonds que des conditions d’accueil. Cela leur permet d’échapper un temps à la stigmatisation.

 

 

 

A lire :

 

Des pauvres à la bibliothèque. Enquête au Centre Pompidou, de Serge Paugam et Camila Giorgetti, éd. Puf, coll. Le lien social, 22 €.

 

 

 

*Le sociologue Serge Paugam, directeur de recherche au CNRS, a mené de nombreuses études sur la pauvreté, dont Les formes élémentaires de la pauvreté, Puf, coll. Le lien social, rééd. 2013, Repenser la solidarité, Puf, coll. Quadrige, rééd. 2011 et La Disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté, Puf, coll. Quadrige, rééd. 2009.

SOURCE / NVO

Tag(s) : #lectures
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