Le programme de Syriza à la loupe
Dans un discours récent, le 13 septembre dernier, prononcé à Thessalonique, le leader de Syriza, Alexis Tsipras, a, pour la première fois, présenté une estimation chiffrée du programme de son parti. Il s’agit incontestablement d’une étape importante dans la vie politique grecque. Le gouvernement grec l'a salué à sa manière en interdisant de diffuser sur les ondes publiques l’allocution du dirigeant du principal parti d’opposition, première force politique du pays à l’issue des récentes élections européennes et régionales.
Un travail sérieux de chiffrage des recettes et des dépenses
Le chiffrage du programme de Syriza montre, s’il en était besoin, que ce parti se considère comme en mesure de gouverner le pays et s'y prépare en évaluant le coût et aussi les ressources de la politique qu’il compte mener, les deux étant présentés à l’équilibre (13,5 milliards d’euros annuels).
Précisons également que le leader de Syriza ne s’en est pas tenu à la seule estimation des dépenses et des recettes de la politique que son parti entend mettre en œuvre. Alexis Tsipras a aussi indiqué vouloir mettre un terme aux privatisations et rétablir le salaire minimum ainsi que le droit du travail tel qu’ils existaient avant les mesures de baisse et de dérégulation prises par les gouvernements successifs depuis 2008-2009. Il a également annoncé une démocratisation de la vie politique grecque en évoquant la possibilité de référendums permettant au peuple de s’opposer par veto à des mesures ou à une politique qu’il considérerait comme mal orientés.
• Les recettes : un mix entre la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales et une meilleure utilisation des fonds européens
S’agissant des recettes sur lesquelles le leader de Syriza compte s’appuyer, une bonne part des ressources escomptées proviendraient de la lutte contre l’évasion fiscale et du paiement d’arriérés dus au fisc et aux caisses de sécurité sociale par des entreprises ou des particuliers grecs. Hors les recettes pouvant être attendues d’une action plus déterminée contre l’évasion fiscale (estimée parfois à plus de 10% du Pib), les 3 milliards d’euros de recettes espérées des dettes envers le fisc peuvent sembler raisonnables eu égard à l’importance de ces dettes accumulées par les entreprises et les particuliers (respectivement 40 et 23 milliards d’euros en 2013). Les trois milliards attendus par Syriza ne seront cependant pas aisés à faire entrer dans les caisses publiques en raison de la persistance des causes qui ont produit cette perte de recettes : une administration fiscale qui reste mal organisée, un consentement à payer l’impôt qui continue de faire problème dans un pays où les citoyens ont appris sur la durée, à leurs dépens, que la bonne utilisation des ressources publiques n’était pas toujours la règle. Observons que l’administration fiscale française n’a réussi à récupérer entre juin 2013 et aujourd’hui que moins de 2 milliards d’euros au titre des dossiers de « régularisation fiscale » de Français ayant fraudé le fisc en ayant dissimulé des actifs à l’étranger.
Une autre part importante des recettes attendus pour financer le programme de Syriza serait issue de fonds européens, en particulier du fonds de stabilisation financière (dans la partie des ressources mises à la disposition de la Grèce) (3 milliards d’euros) et de divers fonds (dont le fonds social européen) mobilisés dans le contexte des « cadres de référence stratégique nationale » élaborés au sein des « politiques de cohésion » (3 milliards d’euros).
Notons que Syriza n’est pas le seul acteur politique en Europe à penser à mobiliser les ressources du fonds de stabilisation financière. Le nouveau ministre français de l’économie, Emmanuel Macron, a émis la même idée très récemment. En Grèce même, on peut penser que le Pasok et la Nouvelle Démocratie ont des visées semblables. Dont il n’est pas sûr qu’elles soient facilement acceptées par le gouvernement allemand.
• Trois axes de dépenses : une réponse immédiate à la crise humanitaire, le soutien à la croissance économique, l’emploi
Pour ce qui est des dépenses, celles-ci sont organisées autour de trois axes. Le premier est une réponse d’urgence à la crise humanitaire à hauteur de 2 milliards d’euros (prise en charge des dépenses d’électricité pour 300 000 familles en dessous du seuil de pauvreté, allègements fiscaux pour le fuel domestique, subvention pour l’alimentation de familles pauvres, aides aux retraités, diminution du prix des titres de transport pour les chômeurs de longue durée, etc.). Le deuxième axe concerne le soutien de la croissance économique, pour un montant de 6,5 milliards d’euros, et comprend, notamment, la suppression des taxes foncières pour les petits propriétaires et le relèvement du seuil de revenus imposables pour les particuliers. Une nouvelle banque d’investissement serait créée ainsi que des banques spéciales pour couvrir des besoins de financement spécifique.
Le troisième axe concerne l’emploi et serait doté de 5 milliards d’euros. Est en particulier prévue la création de 300 000 emplois dans le secteur public et le secteur privé, y compris sur le plan local. Ces emplois seront surtout destinés aux jeunes et aux chômeurs de plus de 35 ans de longue durée.
Incontestablement, l’élaboration du programme de Syriza est sur la bonne voie et on ne peut que se féliciter de ce premier chiffrage qui traduit une volonté de proposition d’objectifs réalistes en ce qu’ils seraient finançables.
Nous pensons néanmoins que le travail de préparation de Syriza n’est pas encore achevé tant du côté des dépenses ou investissements à prévoir que du côté des ressources à rechercher.
Développer la Grèce
Les mesures proposées par Syriza vont dans la bonne direction mais restent incomplètes. Ces mesures doivent être prolongées substantiellement pour permettre d’engager la Grèce sur la voie d’un nouveau modèle de développement. Le risque serait, en effet, très grand que, supprimant les mesures prises depuis 2008-2009, à l’évidence inefficaces sur le plan économique et injustes sur le plan social, le signal émis par un nouveau gouvernement soit celui qu’un simple retour à la situation antérieure puisse être considéré comme suffisant. Cela ne serait en rien le cas car, si la situation de la Grèce s’est aggravée après 2008, elle n’était en rien bonne avant. C’est ainsi que si les déficits publics constituent un problème qui ne peut être ignoré, bien plus grave est le déficit béant du commerce extérieur. Exportant peu, la Grèce importe beaucoup et répond par des importations à une part très importante de ses besoins.
• La nécessité urgente de penser un nouveau modèle de développement centré sur une transformation profonde des activités productives
Bien davantage que quelques points de croissance supplémentaire (qui seraient bienvenus), ce dont la Grèce a besoin, c’est d’un projet de développement.
Un nouveau modèle de développement pour la Grèce devra ainsi être centré sur un renouveau des activités productives obéissant à quelques principes fondamentaux : répondre aux besoins de la population grecque (alimentation, santé, logement, mobilité), reconnaître les compétences de tous ceux qui travaillent (et non plus considérer le travail comme un coût), démocratiser la mission et le fonctionnement des entreprises, ancrer les activités dans les territoires, réduire les prélèvements sur la nature. Ces orientations devront inspirer la politique industrielle mais aussi les politiques d’éducation et de formation, les politiques de recherche et d’innovation, les politiques visant à favoriser le développement endogène des territoires, les politiques d’aménagement de l’espace et de transport (infrastructures).
Ces politiques auront à mobiliser sur le moyen/long terme des moyens très significatifs tant sur le plan humain que financier. Il convient donc d’identifier ces moyens.
• Les ressources nouvelles à mobiliser
Les ressources à rechercher ne doivent pas s’orienter vers des prélèvements supplémentaires qui seraient demandés à la grande majorité des Grecs dont les conditions de vie ont été gravement dégradées par les politiques d’austérité. Si, à l’évidence, de grands gisements de ressources existent dans la lutte contre l’évasion et la fraude fiscales, cela ne doit pas dispenser un gouvernement qui serait dirigé par Syriza de penser et mettre en œuvre la vaste réforme fiscale dont la Grèce a besoin et qui devra s’appuyer sur une administration dont la réorganisation en profondeur est inévitable. Les deux principes généraux de la réforme fiscale à engager devraient être celui de la redistribution/réduction des inégalités et celui de l’élargissement des bases de financement de services publics dont le fonctionnement devra également être sensiblement amélioré après avoir été évalué par ses utilisateurs (santé, éducation, énergie, transports).
La mobilisation accrue des financements européens est une autre source de financement des investissements que la Grèce devra réaliser dans le cadre de la mise en œuvre d’un nouveau modèle de développement. Ceci concerne les prêts de la Banque européenne d’investissement mais devrait s’appliquer à la Banque centrale européenne qui ne pourra indéfiniment repousser le financement de programmes à grande échelle, notamment dans le domaine de la nécessaire transition écologique.
• La question de la dette, inséparable de celle du nouveau modèle de développement
Mais, comme Alexis Tsipras l’a bien exprimé dans son allocution à Thessalonique, la question de la dette publique et des intérêts ne peut être ignorée. Le dirigeant de Syriza a eu raison de rappeler que la majeure partie de la dette grecque devra être annulée et que le remboursement de la partie qui sera considérée comme légitime devra se faire en actionnant la « clause de développement », c’est-à-dire en basant le montant des remboursements non sur les éventuels excédents budgétaires mais sur le développement effectif des activités productives.
Afin que les enjeux politiques et sociaux liés à la dette et aux intérêts qui lui sont associés soient bien identifiés, il est nécessaire de rappeler que la dette publique grecque est de l’ordre de 175% du Pib, soit un montant supérieur à 300 milliards d’euros. Les intérêts représentent environ 5% du Pib, soit un peu moins de 10 milliards d’euros annuels. Ce sont ainsi plusieurs dizaines de milliards d’euros par an que l’Etat grec verse à ses créanciers au titre du remboursement du principal de la dette et des intérêts de celle-ci.
Nul doute que c’est là que réside la principale source de financement du nouveau modèle de développement de la Grèce.Car ceux qui payent la dette sont pauvres et asservis et le resteront. Ceux qui la détiennent sont riches et s'enrichiront encore. Solon l’avait bien compris qui, à son époque, avait interdit la servitude pour dette. Cette interdiction s’est faite par la mise en œuvre de la σεισάχθεια / seisakhtheia, la libération des dettes, l’interdiction de toute créance garantie sur la personne du débiteur et l'interdiction de vendre un Athénien libre, y compris soi-même. Aristote fait ainsi dire à Solon dans sa Constitution d'Athènes : « J’ai ramené à Athènes, dans leur patrie fondée par les dieux, bien des gens vendus plus ou moins justement (…), subissant une servitude (douleia) indigne et tremblant devant l’humeur de leurs maîtres (despôtes), je les ai rendus libres ».
Alexis Tsiparas et Syriza ont encore quelques mois sans doute pour méditer le message émancipateur de Solon et se préparer à un choc qui sera sans doute le plus rude de ceux à prévoir dans l’exercice du pouvoir et qui ne pourra être paré qu’avec une très forte mobilisation populaire en Grèce et ailleurs en Europe.
SOURCE / MEDIAPART