Il y a parfois des gens dont on suit la vie, sans jamais les rencontrer.

La première fois que j'ai lu le nom de Carmen Castillo, c'était au début des seventies, Allende venait d'être abattu par les fascistes chiliens et la CIA, la gauche révolutionnaire résistait, en particulier le MIR, avec Miguel Enriquez. Abattu en 1974 lui aussi, Carmen Castillo fut blessée, puis expulsée et s'installa en France. Elle devint alors amie avec Daniel Bensaïd. Ensuite j'avais eu l'occasion de lire son livre publié en 1992, Un jour d'octobre à Santiago, puis je regardais parfois ses films, sur Arte ou France 5, en particulier Rue Santa Fe en 2007, en sélection officielle (Un certain regard) à Cannes.

 

Daniel Bensaïd, qui nous a quitté en 2010, était un philosophe engagé, écrivain, professeur de philosophie, spécialiste de Marx et Benjamin, un des fondateurs de la LCR. Sa pensée diffusa dans toute la gauche radicale durant plusieurs décennies.

 

On est vivants nous propose aujourd'hui un beau voyage parmi les différentes formes de résistance, ici et là-bas.

 

Le film évite avec brio tous les écueils, celui du film militant, pas de leçons données, pas de certitudes, le temps actuel n'a plus besoin des dogmes d'hier, pas de nostalgie non plus, pas de retour sur un passé qui ne passerait plus. Juste une introduction rapide sur deux cortèges de rue, drapeaux rouges flamboyants et manifestants casqués, symboles des années soixante dix.

 

Le temps n'est plus vraiment à la Révolution, alors qu'est-ce que l'engagement aujourd'hui ? Peut-on encore peser sur cet ordre du monde si injuste, si mortifère ?

 

En quatre ans de travail, la cinéaste nous fait partager les images et les sons des grandes révoltes actuelles. Cela débute avec Marcos, au Chiapas, toujours là depuis dix ans, pour le droit à exister, celui des indiens et des pauvres. Un peu plus au sud de cette Amérique latine qui lutte, le Brésil, avec la résistance historique (30 ans) du Mouvement des sans terre, cultiver et se défendre, occuper les terres en friche des grands propriétaires. Et la Bolivie, Cochabamba, la guerre de l'eau qui déboucha sur une éclatante victoire et qui amena l'arrivée au pouvoir d'Evo Morales.

 

Mais les luttes ne sont pas que là-bas, elles sont aussi ici, en France.

 

Avec le DAL (Droit au logement), en particulier Souhil qui se retrouva à la rue à 34 ans et qui a ensuite filmé une résistance contre un délogement, prenant peu à peu conscience que cet engagement donnait un sens profond à sa vie.

Une longue et belle séquence est consacrée à Marseille, dans les quartiers Nord où existe le Collectif "Quartiers Nord, Quartiers forts", avec trois femmes travaillant ensemble dans des associations de quartier : Fadela, Fatima et Karima. Paroles spontanées de résistantes au quotidien, face au chômage de masse, à la violence endémique, à la désespérance journalière.

Peut-être le plus beau moment du film.

Avant de quitter Marseille, ville résistante, un entretien, trop bref, avec Jean Marc Rouillan, toujours en liberté conditionnelle après 28 ans de prison, toujours révolutionnaire et aussi écrivain, il avait eu une correspondance régulière avec Daniel Bensaïd.

 

Enfin, à Saint-Nazaire, une rencontre avec Christophe, leader syndicaliste de la raffinerie Total à Donges en grève, durant le mouvement sur les retraites de 2010. Certes une défaite, comme tant d'autres, mais une forme de victoire par la solidarité vécue, par les liens tissés, ou comment dépasser fatigue et découragement.

 

Tout au long du film, en voix off, de nombreuses citations de Daniel Bensaïd :

 

"Notre siècle obscur s'est achevé dans la débâcle des espérances en un monde meilleur qu'il semblait promettre. Il laisse dans son sillage un amoncellement de désastres et de ruines. Nous y avons laissé pas mal d'illusions et de certitudes. Nous qui étions pressés, nous avons dû nous plier à la rude école de la patience et apprendre la lenteur de l'impatience. Changer le monde apparaît comme un but non moins urgent et nécessaire, mais autrement plus difficile que nous l'avions imaginé."

 

 

Après une première vision, j'ai revu "On est vivants" tant le film est dense, lumineux, chaleureux, émouvant. Des images et des voix, des phrases et des actes qui donnent une irrésistible envie de lutter. En cette période horrible de notre histoire, cela est sans prix. Un film qui reflète bien ce qu'est Carmen Castillo, partagée entre la France et l'Amérique latine, un peu comme Daniel Bensaïd, qui vivait ici mais partait souvent au Brésil, ayant participé à la construction du Parti des travailleurs. Un bel hommage à Daniel Bensaïd, un bel hommage à tous ceux et celles qui luttent aujourd'hui contre le capitalisme mondialisé qui ravage la planète et nos vies.

 

Un film incandescent, à voir et revoir, un film porteur dans la grisaille actuelle. Ya basta !

 

Dan29000

 

On est vivants

Carmen Castillo

En salles mercredi 29 avril 2015

France / Belgique 2014

1 h 43, couleurs et Noir et blanc

Langue : Français, Espagnol, Brésilien

Production des Films d'Ici

Happiness Distribution

www.facebook.com/onestvivants

 

"Nous ne croyons plus que la société nouvelle naîtra d'un miracle, dans l'embrasement soudain d'un grand soir rouge. Il n'y a pas d'alternative claire, de chemin tracé, de cités parfaites avec appartements clés en mains,d'avenir radieux. Nous devons nous contenter des défis que l'époque propose. Quand les grandes espérances ont du plomb dans l'aile, les petites repoussent à ras de terre, sur un sol dévasté, dans des résistances sans cesse recommencées et des conquêtes toujours remises en question."

 

ENTRETIEN AVEC CARMEN CASTILLO POUR LA REVUE CONTRETEMPS

 

VOIR LE SITE DE DANIEL BENSAID

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