Le 24 mai dernier, Podemos et ses listes citoyennes remportaient les élections municipales et régionales en Espagne — ébranlant ainsi l'ancien système politique dominé par le Parti socialiste et le Parti populaire et suscitant, en France, l'enthousiasme et l'espoir de beaucoup, en ces temps sinistres. Dans cet entretien paru il y a quatre jours dans les pages de la New Left Review, Pablo Iglesias revient sur l'analyse de la situation politique espagnole et la stratégie du jeune mouvement, né en janvier 2014. Contradictions à affronter, apparition d'un concurrent comme le parti Cuidadanos, causes de la crise économique et du récit officiel, post-franquisme, gauche et droite, Games of Thrones, rapport de Podemos à l'État monarchique et pressions allemandes contre la Grèce : le porte-parole s'explique en détail. Nous avons tenu à le traduire afin de nourrir le débat critique francophone.
Vous avez écrit sur les influences intellectuelles qui façonnent l'approche de Podemos, en soulignant les travaux d'Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe. On peut leur adresser trois critiques en tant que penseurs stratégiques. La première est, qu'au contraire des écrits d'Antonio Gramsci, leur Hégémonie et stratégie socialiste n'apporte pas d'outils d'analyse des tactiques de l'ennemi (la caste, c'est-à-dire le bloc libéral-conservateur de centre gauche et centre droit). Deuxièmement, leurs travaux ne disent pas grand-chose sur la dynamique capitaliste et, sur le fond, traitent le champ économique comme non-problématique — alors que la condition d'apparition de Podemos est la crise économique mondiale. Troisièmement, encore une fois à la différence de Gramsci, Hégémonie et stratégie socialiste a beaucoup à dire sur le discours mais très peu sur les actions (l'élaboration d'un programme de base concret). La réponse à la première question est : une stratégie de l'élite. Face à la crise de régime qui pointe le bout du nez, les dirigeants espagnols semblent avoir adopté une politique de neutralisation en éliminant les facteurs potentiellement aggravants, tel l'ex-roi Juan Carlos qui a été remplacé par un Bourbon au teint plus frais, et en présentant Ciudadanos comme un parti libéral « propre » ; une opération plus réussie que pour To Potami en Grèce. Comme vous le dites, la visibilité de Podemos à la télévision s'est aussi réduite. Ces développements ont-ils altéré les bases de la triple hypothèse de Podemos ? En ce moment, les quatre grands partis (Podemos, Ciudadanos, PSOE, PP) gravitent autour de 20 % des voix, ce qui fait une majorité libérale-conservatrice de 60 % contre un vote anti-austéritaire de 25 %, pour l'ensemble Podemos et Izquierda Unida.
De toute évidence, l'adversaire joue un rôle et les termes de l'affrontement ont changé. Il est vrai que le terrain médiatique est bien moins accueillant pour nous, à présent. Développer Ciudadanos a été un coup très malin de leur part — pas tellement parce que ce parti draine directement des votes de chez Podemos, mais surtout parce que, au niveau du discours, il attaque notre place dans les médias et notre position en tant qu'option du renouveau. Il y a désormais un autre parti du « changement », qui présente des traits fort différents — Ciudadanos étant en grande partie issu de l'establishment libéral. Alors oui, nous sommes en train de reformuler l'hypothèse Podemos. Permettez-moi de vous expliquer. Notre objectif clef a toujours été d’occuper la centralité du champ politique en tirant parti de la crise organique imminente. Cela n'a rien à voir avec le « centre » politique du discours bourgeois. Notre défi dans cette « guerre de position », en termes gramsciens, fut de créer un nouveau « sens commun » qui nous aurait permis d'occuper une position transversale, au cœur du spectre politique nouvellement reformulé. En ce moment, l'espace politique qui était à prendre se réduit du fait de ces contre-attaques du pouvoir, parmi lesquelles on compte la promotion de Ciudadanos. Ainsi, notre tâche est devenue plus difficile ; elle requiert une nouvelle intelligence stratégique. De même, ces interventions de l'adversaire ont créé d'autres contradictions dans notre camp. Nous faisons face à trois difficultés immédiates.
« Notre objectif clef a toujours été d’occuper la centralité du champ politique en tirant parti de la crise organique imminente. »
La première est que ce déplacement nous replace dans ce que nous avons considéré, depuis le début, comme un axe perdant : l'axe gauche-droite traditionnel. Nous pensons que, sur cette base, il n'y a pas de possibilité de changement en Espagne. Le risque auquel nous faisons face aujourd'hui est d'être précisément replacé dans cet axe, par opposition au fait de définir une nouvelle centralité qui, au risque de me répéter, n'a rien à voir avec le centre du spectre politique. Le second risque, ou défi, est que, dans ce nouveau paysage, le discours plébéien de Podemos (exprimé en termes de « ceux d'en bas » contre « ceux d'en haut », les oligarques) puisse être réinterprété comme le discours traditionnel de l'extrême gauche. Le résultat étant que Podemos risque de perdre son attrait transversal et la possibilité d'occuper la nouvelle centralité. Le troisième défi, qui est aussi un outil potentiel, est celui de la normalisation. Nous n'apparaissons plus comme des outsiders ; le facteur de nouveauté se dilue petit à petit. Mais, en même temps, Podemos est aujourd'hui plus fort, avec plus d'expérience et une capacité de représentation accrue. Dans peu de temps, nous ferons face à l'énorme défi d'être capables de ré-accorder (ou d'affiner) notre discours afin d'esquiver ces contre-attaques et de rouvrir l'espace désormais fermé. Tels sont nos défis dans les mois à venir. Ils ne seront pas faciles pour nous.
Un exemple concret est le scénario complexe d'aujourd'hui [15 avril], avec la visite du roi d'Espagne au Parlement européen. Ceci nous confronte à une question difficile : la monarchie. Pourquoi difficile ? Parce qu'elle nous interdit immédiatement la centralité du terrain. Grosso modo, il y a deux options. La première, traditionnellement adoptée par la gauche (Izquierda Unida par exemple), est de dire : « Nous sommes républicains. Nous ne reconnaissons pas la monarchie, nous n'irons donc pas à la réception en l'honneur du roi d'Espagne. Nous ne reconnaissons pas cet espace de légitimité pour le chef d’État. » Même si c'est une position éthiquement et moralement louable, ce que nous concédons et admettons, elle nous place immédiatement dans l'espace de la gauche radicale, dans un cadre très traditionnel. Cela nous aliène instantanément de larges couches de la population qui ressentent de la sympathie pour le nouveau roi, et cela quoi qu'elles puissent penser à propos d'autres questions, et malgré l'association mentale entre l'ancien roi et la corruption de l'ancien régime. La monarchie est parmi les institutions des plus hautement estimées en Espagne ; par conséquent, cette position met en scène un antagonisme entre des couches sociales qui sont cruciales pour le changement politique. Deux options donc : soit nous n'allons pas à la réception et restons bloqués dans la grille d'analyse traditionnelle de l'extrême gauche, dans laquelle il y a très peu de possibilités pour des actions politiques ; soit nous y allons, mais du coup Podemos apparaît entouré par les partis de la caste, respectant le cadre institutionnel, comme des traîtres, des monarchistes ou que sais-je...
« Cette position république contre monarchie met en scène un antagonisme entre des couches sociales qui sont cruciales pour le changement politique. »
Qu'avons-nous alors fait dans ce scénario inconfortable et contradictoire ? Nous y sommes allés avec notre esthétique habituelle, nos vêtements de tous les jours, en ignorant leur protocole. C'est une toute petite chose, mais c'est symboliquement représentatif de ce que fait Podemos. En outre, j'ai donné en cadeau au roi les DVD de Game of Thrones, en les présentant comme un outil d'interprétation de ce qui se passe en Espagne. Notre but est de jouer avec ces contradictions et ces positionnements, avec un message ironique qui est aussi un geste plébéien, et qui jusqu'à présent fonctionne d'ailleurs très bien avec les médias. Cela nous permet de diriger la conversation : non pas monarchie contre république, un discours immédiatement interprété avec les termes hérités de la guerre civile espagnole, ce qui est malheureusement un cadre perdu d'avance dans la bataille pour l'interprétation des faits sociaux. Au lieu de cela, nous essayons de dire que c'est un problème de démocratie : les citoyens devraient, et doivent, avoir le droit d'élire leur chef d’État. D'un autre côté, nous ne voulons pas ressembler à n'importe quel autre parti institutionnel qui soutient la monarchie. D'où le geste plébéien et ironique qui permet à Podemos de jouer avec la transversalité, malgré le risque que cela entraîne. Bien sûr, c'est une posture complexe à maintenir, mais c'est la seule qui puisse garder le jeu politique un minimum ouvert, qui puisse permettre à Podemos de jouer au cœur de ces contradictions et ne pas être relégué vers une position pure mais impuissante, dans le but de remettre en cause le statu quo.
Eh bien, on pourrait aussi avoir autre chose à faire que d'assister à une réception pour le roi d'Espagne ! Mais comment le cadeau de Game of Thrones communique-t-il le message que les gens devraient élire leur chef d’État ?
« La possibilité de déclarer au monarque que toutes les options sont sur la table et qu'un citoyen peut effectivement exprimer cette volonté est en soi un geste subversif. »
Une manière concrète de traduire le message est de dire que ce qui est à l’œuvre dans Game of Thrones est une crise de régime, c'est-à-dire que l'image du roi n'est pas celle d'une personnalité institutionnellement consolidée, mais plutôt une image fragile qui est constamment remise en question et qui peut changer à tout moment. J'ai dit au roi : « Cela pourrait vous être utile pour comprendre ce qui se passe en Espagne. » C'est un message très agressif : « Dans le jeu politique, il se peut que vous cessiez bientôt d'être le chef de l’État, parce que c'est ainsi que la politique fonctionne. » Il s'agit d'une manière ironique et oblique de dire que, pour nous, en démocratie, toutes les options sont possibles. Éviter un cadre perdant et transformer ce cadre de manière à ce que les gens perçoivent ce que nous avons fait en : « Pablo Iglesias a osé parler au roi en usant d'un ton inimaginable pour un leader politique traditionnel. » Ainsi, grâce à ce geste ironique, ce qui est implicite dans ce cas-ci mais a été explicitement dit en bien d'autres (en particulier lors de l'abdication de Juan Carlos), est que toutes les options sont possibles en démocratie, que rien ne devrait être pris pour acquis. Dans cet espace très institutionnalisé et stérile d'actions politiques, la possibilité de déclarer au monarque —par définition, non-élu — que toutes les options sont sur la table et qu'un citoyen peut effectivement exprimer cette volonté est en soi un geste subversif.
Il y a évidemment une autre lecture possible de Game of Thrones, celle d'une banale combinaison d'érotisme légèrement sadique et de guerre pseudo-médiévale sanguinolente, entrecoupée de moments de fausse grande stratégie. Mais avançons vers la deuxième critique de Hégémonie et stratégie socialiste : le problème de la crise économique et le programme économique minimal de Podemos. Vous aviez auparavant évoqué un audit de la dette, c'est-à-dire ouvrir les livres de compte, ce qui semble un premier pas essentiel. Ce qui distingue Podemos de Ciudadanos, ainsi que du PP et du PSOE, est que vous êtes contre l'austérité. Comment allez-vous traduire cela en programme, dans le cadre de la reformulation de l'hypothèse Podemos ?
Il est vrai qu'il y a un pas énorme entre Hégémonie et stratégie socialiste et La Raison populiste, mais même si je me sens plus à mon aise avec le premier ouvrage, j'admets que Laclau a été très honnête en reconnaissant le problème qu’ont les gramsciens (et surtout les néogramsciens) lorsqu'ils abordent et expliquent la relation entre structure et superstructure. La Raison populiste résout ce problème en prenant ses distances avec le marxisme, donc en contournant toute la question, si je puis dire. D'un point de vue théorique, je ne m'associerais pas avec cela mais je pourrais admettre qu'avec La Raison populiste Laclau nous offre un outil, ou un mécanisme théorique, très utile pour l'interprétation pratique de l'autonomie de la politique. Il est entièrement vrai qu'il n'y aurait pas eu de crise du régime sans crise financière, en Espagne ou ailleurs. Mais un problème classique chez les marxistes a été précisément l'interprétation (ou même la compréhension) des mécanismes intermédiaires entre crise économique et crise politique. La distinction gauche-droite, ainsi que les outils conceptuels gauche-droite, posent d'énormes problèmes pour l'interprétation de l'espace politique qui est en train de s'ouvrir en ce moment en Espagne.
« La distinction gauche-droite pose d'énormes problèmes pour l'interprétation de l'espace politique qui est en train de s'ouvrir en ce moment en Espagne. »
La situation actuelle est, en quelque sorte, comparable à celle des années 30. Dans les années 30, il semblait y avoir deux options face à la crise économique et aux crises politiques qui en ont résulté, ces dernières ayant différents avatars selon le pays. L'une était le fascisme en tant que stratégie de retour à l'ordre des classes dominantes ; l'autre, l'option communiste, fut celle du Front populaire : la défense de la démocratie bourgeoise comme option stratégique ou de transition, en vue de réaliser ultérieurement les objectifs socialistes. Aujourd'hui, la comparaison serait que l'option d'une stratégie socialiste (ou une critique marxiste du néolibéralisme) pose d'immenses problèmes en termes pratiques et politiques, c'est-à-dire d'exprimer une réelle opposition qui aurait au moins une chance de résister à l'état actuel des choses. Ainsi, la stratégie que nous avons suivie a été d'exprimer un discours sur la récupération de la souveraineté, sur les droits sociaux, et même sur les droits de l'homme — le tout dans un cadre européen. Même si cela entraîne d'énormes contradictions et ambiguïtés, cela a prouvé notre capacité d'articuler un mouvement socio-politique qui puisse tenir tête au régime, dans le contexte d'une victoire écrasante du néolibéralisme et de la faible adhésion aux critiques marxistes. Dans ce sens-ci, c'est une stratégie viable lorsqu'elle est adoptée sur ce terrain.
Ces ambiguïtés et contradictions sont liées à quelque chose que nous reconnaissons aisément : nous ne sommes pas en train d'appliquer une stratégie de transition au socialisme, mais sommes plus modestes en adoptant une approche néo-keynésienne, tout comme la gauche européenne, en demandant plus d'investissements et le renforcement des droits sociaux et de la redistribution. Cela nous place sur un terrain difficile, ouvert aux critiques classiques des prétentions néo-keynésiennes. Pour des raisons identiques, nous préférons parler de « la caste », les élites privilégiées qui ont détourné le pouvoir du peuple. En Espagne du moins, il semblerait que stratégiquement ce fut la seule façon de créer quelque chose qui n'existait pas. Il est vrai que ce choix du compromis génère des ambiguïtés, au moins tant que nous n'aurons pas pris le contrôle de l’État et de ses institutions. Car il y a deux moments : ce moment-ci, le moment stratégique pour ainsi dire, et puis le moment de l’État ; l'un est indissociable de l'autre.
- Podemos (DR)
Permettez-nous de creuser un peu plus dans cette direction : en Espagne, la dette publique est en réalité une dette du secteur bancaire que l’État a assumé. Les gouvernements Zapatero puis Rajoy ont imposé une réécriture de la Constitution afin de satisfaire les exigences de Merkel pour un « frein à l'endettement » et dévasté les lois du travail — c'était le prix du sauvetage à hauteur de 100 milliards d'euros du secteur bancaire privé. Les milliards qui vont aux banques proviennent des restrictions budgétaires qui touchent les retraites, crèches, hôpitaux, l'éducation, le secteur public et les salaires. Derrière le PP, le PSOE et la « caste » se tient le bloc mené par l'Allemagne des puissances et institutions européennes, qui font appliquer les politiques d'austérité. Derrière eux encore se tiennent le Trésor américain et Wall Street. L'Espagne a jusqu'ici été traitée moins durement que la Grèce ; le ciblage moralement ignoble de Berlin sur la Grèce en vue de la calomnier et la punir a été politiquement bien calculé. La question est : quelles mesures concrètes va faire appliquer Podemos afin de faire pencher la balance contre le secteur de la finance et en faveur de la masse du peuple ?
Commençons avec la Grèce. Nos camarades grecs ont développé une stratégie similaire dans un contexte très différent. Cette stratégie a deux éléments de base. Le premier est la tentative de Syriza de rebâtir le caractère institutionnel de son propre gouvernement, lequel avait été entièrement sapé et détruit. Par exemple, en réunissant les conditions de base d'une réforme de l'impôt qui permettrait à l’État une certaine marge de manœuvre au niveau des politiques publiques, afin de réparer le tissu social et reconstruire les liens détruits par l'austérité. Le second élément est la stratégie en politique étrangère de Syriza, qui aspire à générer des contradictions au sein du bloc hégémonique de l'Eurogroupe. Il y eut de timides tentatives, surtout au début, qui visaient la manière dont l'Allemagne gérait toute la situation, et il était clair que le but était de créer des fissures dans le consensus dominant.
Notre stratégie devra être différente car elle partirait du fait que l'Espagne représente 13 % du PIB de la zone euro, alors que la Grèce n'atteint que 3 à 4 %. Nous prendrons comme point de départ le fait que notre marge de manœuvre sera plus grande. Bien évidemment, nous aborderons la même question de la réforme fiscale, dans le but d'accroître les dépenses publiques en investissements et politiques sociales, retraites incluses, et de mettre fin à la baisse des salaires pour soutenir la consommation. Ce sera seulement depuis cette position, après avoir sécurisé le terrain, que nous pourrons aborder la question de la dette au niveau européen — dans le cadre général d'une restructuration de la dette liée à la croissance économique au niveau national, par exemple. Cela présuppose que seule une stratégie au niveau européen qui pourrait créer des contradictions chez l'adversaire, surtout chez les forces sociale-démocrates, pourrait ouvrir la possibilité d'un paradigme réellement alternatif aux politiques d’austérité — lequel à l'heure actuelle n'existe pas. Nous sommes parfaitement conscients de l'immense résistance que cela rencontrerait, en premier lieu dans notre propre appareil d’État, puis bien sûr au sein de l'Eurogroupe. Mais si un pays aussi petit et faible que la Grèce a réussi à devenir un si grand facteur d'instabilité dans la zone euro, notre capacité à causer des contradictions similaires (parmi les forces social-démocrates, voire populaires) sera d'autant plus grande. Ces forces comprendront que le projet européen n'est pas compatible avec les politiques d'austérité, et cela ouvrira un espace politique sur la question de l'économie.