Podemos après la reddition grecque

4 décembre par Michel Husson

CC - Flickr

Cette brève note discute le projet de programme économique de Podemos, en cherchant à intégrer les enseignements que l’on peut tirer de l’expérience grecque |1|.

Elle commence par quelques réflexions méthodologiques sur la démarche programmatique, avant d’analyser les positions de Podemos sur la dette.

Qu’est-ce qu’un programme de transformation sociale ?

Un programme de transformation sociale doit avant tout se fixer des objectifs. De ce point de vue, l’ébauche de programme économique de Podemos (reçu le 15 Octobre) énonce quatre objectifs de politique économique :

1. créer des emplois décents et réduire le chômage. 2. améliorer la situation des personnes les plus touchées par la crise et réduire la pauvreté et les inégalités, y compris la discrimination entre les sexes. 3. transformer le modèle productif et le rendre plus soutenable. 4. réduire le poids de la dette, publique et privée.

Le projet de programme détaille ensuite onze mesures prioritaires |2| :

  1. un revenu garanti contre la pauvreté ;
  2. un plan de transition énergétique ;
  3. des emplois décents pour tous ;
  4. une politique budgétaire expansionniste compatible avec une réduction graduelle du déficit public ;
  5. une réforme fiscale ;
  6. un plan pour l’égalité de genre et l’intégration des femmes sur le marché du travail ;
  7. une réforme des retraites
  8. le développement d’un nouveau modèle industriel ;
  9. l’extension du secteur bancaire public ;
  10. la restructuration de la dette ;
  11. la création d’un Parlement de l’euro.

Toutes ces mesures vont évidemment dans la bonne direction, mais elles mélangent manifestement des horizons différents : par exemple, le développement d’un nouveau modèle industriel n’est pas par définition une mesure immédiate, de même que la création d’un Parlement pour la zone euro qui, en outre, ne peut être décidée par le seul gouvernement espagnol.

La présentation devrait en tout état de cause être améliorée en modifiant la structure du texte, de manière à faire apparaître les mesures qui pourraient être immédiatement mises en oeuvre et leur articulation avec des processus de transformation qu’elles devraient permettre d’enclencher. En 2011, un groupe d’économistes associés au Front de gauche avait cherché à formaliser une démarche programmatique en disant que la transformation sociale était une « fusée à trois étages |3| ».

Il insistait sur l’importance d’articuler ces trois « étages » :
- Premier étage : reprendre le contrôle ; Entamer la rupture, asseoir la légitimité de l’expérience
- Deuxième étage : bifurquer ; Enraciner le processus de transformation
- Troisième étage : restructurer ; Amorcer un nouveau mode de développement

Le document en question en déduisait sept principes qui devaient guider la mise en oeuvre de ce processus de transformation sociale :

  1. Rien n’est possible sans lever l’hypothèque de la dette
  2. Rien n’est possible sans changer la répartition des revenus
  3. La rupture est nécessaire et doit s’appuyer sur une légitimité acquise par des mesures immédiates
  4. La rupture se heurtera à des mesures de rétorsion qu’il faut anticiper par des contre-mesures
  5. Les mesures immédiates doivent enclencher la transition vers un autre modèle de développement
  6. La rupture doit se faire au nom d’un projet de refondation de l’Europe
  7. La légitimité du programme doit se renforcer par l’exercice de droits nouveaux

Même s’il n’est pas possible de transférer la méthode suivie en France, on peut s’inspirer de ces principes pour analyser le projet de programme économique de Podemos. Celui-ci représente effectivement un projet cohérent, qui associe habilement une logique d’ensemble keynésienne et une perspective de transition écologique. Mais il ne dit rien sur les obstacles et les résistances auxquels il serait confronté, dans la mesure où il vise à un changement profond de la répartition des richesses et des pouvoirs. Pour rester sur le terrain économique, rien n’est dit par exemple sur la dépendance à l’égard des investissements internationaux qui affluent aujourd’hui en Espagne, attirés par la baisse des coûts salariaux. Après tout, pourrait-on dire, il s’agit d’un programme économique qui n’a pas à traiter de considérations plus politiques. Mais toute séparation entre les objectifs économiques et sociaux et les conditions politiques de leur mise en oeuvre est une grave erreur, parce qu’elle décrédibilise le projet et qu’en n’expliquant pas par avance la nécessité d’une mobilisation sociale, elle se prive d’un atout décisif.

Mais c’est sans doute la manière dont est traitée la question de la dette qui est le critère le plus révélateur.


Octobre 2014 : la résolution sur la dette de Podemos

La question de la dette est évidemment centrale (sans doute moins en Espagne qu’en Grèce) et c’est pourquoi il est intéressant de revenir sur la résolution adoptée lors d’une Assemblée de Podemos en Octobre 2014 |4|, précisément parce qu’elle est antérieure à l’expérience grecque. Elle prenait comme point de départ l’idée que « la restructuration [de la dette] est une condition sine qua non pour l’application de tout programme économique qui vise à l’amélioration des conditions économiques et du bien-être de la population ».

La problématique de la dette était ensuite abordée selon une « double perspective » : l’audit et la restructuration.

« D’un côté », il faut « réaliser un audit mené par des experts indépendants sous un contrôle social effectif » et, sur ce point, le document développe les arguments classiques en faveur d’une telle procédure.

« D’un autre côté, il est nécessaire de mettre en oeuvre une stratégie visant à une restructuration ordonnée de la dette, publique comme privée ». L’idéal serait que « cette restructuration dépasse le niveau national pour être menée de manière coordonnée, au moins entre les économies de la périphérie européenne » mais, si ce n’est pas le cas, « si les conditions politiques pour une solution coordonnée au niveau international ne sont pas réunies (...) la possibilité d’engager de manière unilatérale le processus de restructuration ne doit pas être exclue ».

Le texte revenait un peu plus loin sur ce dernier point : « Nous insistons pour souligner que si, en dépit de la convergence d’intérêts, la convergence des volontés politiques entre les Etats périphériques ne soit pas vérifiée, l’Espagne devrait alors commencer à entreprendre la restructuration seule ou en compagnie des pays qui sont prêts à le faire. »

Rétrospectivement, Podemos comptait sur « le poids économique de l’Espagne au sein de la zone euro et sur le montant de sa dette extérieure [qui] lui permettraient de diriger ce processus ou, dans le pire des cas, d’obtenir que ses propositions soient sérieusement prises en considération par les créanciers ».

En même temps, Podemos se donnait comme objectif un accord coopératif : “Il est essentiel que la stratégie de restructuration revête une nature coopérative et que les intérêts des créanciers ne l’emportent pas sur ceux des débiteurs, comme dans le cas de la Grèce ». Dans le cas grec, déjà pris comme référence, les restructurations imposées par la Troïka ne visaient qu’à « étaler dans le temps les transferts de ressources aux créanciers ».

Cette référence à la Grèce permet de se demander si cette démarche programmatique n’est pas remise en cause, après coup, par l’expérience grecque. La stratégie dessinée dans la résolution de Podemos était articulée sur le postulat essentiel suivant : la recherche d’une coalition avec d’autres pays périphériques, et l’audit de la dette, permettraient de construire une légitimité et un meilleur rapport de forces avec les créanciers, avec la menace d’une rupture unilatérale.

Ces deux idées - s’appuyer sur un audit à l’intérieur du pays et sur de possibles alliances à l’échelle européenne - sont évidemment cohérentes. Mais l’une des leçons essentielles de l’expérience grecque, c’est sans doute que la rupture doit venir en premier sous la forme d’un moratoire unilatéral, autrement dit d’une suspension des paiements liés à la dette. Ensuite viennent l’audit et la recherche d’élargissement, et, surtout, des mesures immédiates visant à asseoir la légitimité populaire d’une telle mesure, quelque chose comme : « en suspendant les paiements de la dette, nous pouvons augmenter le salaire minimum ».

Une autre leçon de l’expérience grecque, c’est évidemment la violence des institutions européennes que le gouvernement de Tsipras n’avait pas anticipée. On retrouve cette même sous-estimation dans la résolution de Podemos, lorsque celle-ci évoque la coopération « entre créanciers et débiteurs ». Les mesures mises en avant de manière assez vague (« renégociation des taux d’intérêt », « périodes de carence », « amortissement ») sont au fond les mêmes que celles que Varoufakis avaient proposées lors des « négociations » avec les « institutions ». Et les « annulations partielles » ne sont citées qu’en dernier, sans que soit précisé quelle devrait être leur ampleur.


Octobre 2015 : le projet de programme économique

Un an plus tard, les leçons de l’expérience grecque ont-elles été tirées ? Le projet de programme de 2015 peut être analysé selon les deux axes de la résolution d’Octobre 2014 : audit et restructuration.

Sur le premier point, l’audit de la dette disparaît de fait comme axe central. Il est relégué au rang de mesure d’accompagnement. Le texte mentionne seulement que « l’audit de la dette espagnole (...) devrait servir à faire la lumière sur le processus de croissance et de restructuration interne de la dette ».

La nécessité de réduire le poids de la dette est certes réaffirmée : « les ressources consacrées au paiement de la dette, la vulnérabilité face aux marchés financiers et la demande intérieure déprimée, rendent nécessaire la réduction de son montant, avec un partage équitable des pertes ».

Cependant l’axe principal de la « stratégie alternative » consiste à en finir avec l’austérité pour promouvoir la croissance économique et faire augmenter l’inflation, de telle sorte que « le ratio dette/PIB se réduise plus rapidement ».

Le document compte aussi sur une modification du « calendrier actuel de réduction du déficit, permettant d’étaler les échéances et de concilier le principe de stabilité budgétaire avec des objectifs de réduction du chômage, la satisfaction des besoins sociaux et la modernisation économique ».

Autrement dit, le « principe de stabilité budgétaire » n’est pas contesté et le document tire argument de la « situation absolument exceptionnelle qu’implique un taux de chômage de 22 % » pour justifier cet « étalement », mais avec cette précision importante : « dans le cadre du Pacte de stabilité et de croissance actuel » qui n’est donc pas remis en cause. Le programme de Podemos est ainsi présenté comme « parfaitement compatible avec la réduction du déficit public et de la dette publique » même si « cela ne peut être la seule priorité d’un gouvernement soucieux des besoins de la majorité ».

Cette position est d’ailleurs contradictoire avec la volonté tout à fait légitime de « d’abroger l’article 135 de la Constitution espagnole et de revenir à sa rédaction antérieure » |5|. Cet article, modifié en 2011, donne une « priorité absolue » au service la dette. Il stipule notamment que « Toutes les administrations publiques conformeront leurs actions au principe de stabilité budgétaire », que « L’État et les Communautés autonomes ne pourront encourir un déficit structurel qui dépasse les limites fixées, le cas échéant, par l’Union européenne pour ses États membres », et enfin que : « Le volume de la dette publique de l’ensemble des administrations publiques par rapport au produit intérieur brut de l’État ne pourra être supérieur à la valeur de référence inscrite dans le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ». Comment alors récuser ces dispositions et continuer à se placer « dans le cadre du Pacte de stabilité et de croissance actuel » ?

La seule forme de restructuration de la dette envisagée pour l’Espagne est en fin de compte un étalement des échéances. Un objectif plus ambitieux ne pourrait être atteint que par l’extension à l’échelle de la zone euro « avec un programme qui favorise une stratégie multilatérale de restructuration de la dette dans la zone euro ». Une conférence européenne est évoquée, qui aurait pour fonction d’en appeler à une intervention de la BCE pour modifier les « échéances des dettes européennes en cours » et restructurer « les dettes publiques des économies de la zone euro supérieures à 60 % du PIB ».

De manière plus générale, le document esquisse un projet de refondation de l’Union européenne. Les statuts de la BCE devraient être réformés, pour qu’elle « puisse agir comme prêteur en dernier ressort ». Les institutions européennes devraient être démocratisées, et Podemos propose la mise en place d’une « Chambre parlementaire de la zone euro, composée de représentants des différents parlements nationaux (...) dotée d’une véritable capacité législative et de contrôle politique »

Plutôt que d’évoquer la possibilité d’« annulations partielles », le document insiste (à juste titre) sur une meilleure répartition des « effets économiques et sociaux du haut degré d’endettement privé et public de notre économie » et il propose de « redéfinir qui devra payer la facture en fin de compte », ce qui pourrait passer notamment par « un impôt sur les institutions financières qui permette de canaliser la restitution des fonds empruntés » (sic).

On retrouve bien la clause répétant que : « En tout état de cause, en l’absence d’une volonté collective de l’Eurogroupe de faire avancer la restructuration de la dette des économies de la zone euro, une stratégie alternative devrait commencer à faire les premiers pas en solitaire ».

Mais il s’agit manifestement d’une clause de style subordonnée. Le projet ne fixe que des objectifs sous-dimensionnés et imagine un processus de transformation des institutions européennes fondé sur une logique coopérative. C’est pourquoi on peut dire que le projet de programme économique ne tire pas vraiment les leçons de l’expérience grecque. Chacun a pu constater que la volonté de convaincre la Troïka de trouver une issue rationnelle et coopérative s’est heurtée à un mur. Certes, le poids économique de l’Espagne est bien plus grand que celui de la Grèce, mais la seule façon d’avancer réellement vers un allègement significatif de la dette est de créer un rapport de forces initial en déclarant un moratoire unilatéral. Il faut « commencer à faire les premiers pas en solitaire », oui « commencer », sans attendre le constat prévisible d’une « absence de volonté collective de l’Eurogroupe ».

 

Notes

|1| Après avoir participé à la Commission pour la vérité sur la dette grecque, j’ai accepté l’invitation de Nacho Alvarez à faire partie de la Commission d’experts économiques de Podemos. Cette note discute le borrador de programa económico qui a été mis en circulation parmi ces experts, dans sa version du 15 Octobre. Elle vient un peu tard et je reste en tout état de cause conscient que « les économistes devraient rester sur la banquette arrière », pour reprendre une formule de Keynes.

|2| Cette partie du document n’est à cette date disponible qu’en anglais.

|3| Collectif, « Transformation sociale : une fusée à trois étages », 28 novembre 2011.

|4| Alberto Montero Soler, Bibiana Medialdea García y Nacho Álvarez Peralta, Auditoría y reestructuración de la deuda : una propuesta para Podemos, Octubre de 2014.

|5| Jérôme Duval, Fátima Martín, « Le changement constitutionnel du PSOE qui nous soumet à l’esclavage de la dette est illégal », CADTM, 26 octobre 2015.

 

SOURCE/ CADTM.ORG

Tag(s) : #actualités
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