La surprenante activité de Podemos dans des campagnes à l’abandon

 

19 décembre 2015 / Julia Abadía González et Vladimir Slonska-Malvaud (Reporterre)
 

 

 

Le parti né des manifestations des «  indignés  » dans les grandes villes du pays a revitalisé la politique espagnole jusque dans les campagnes, frappées par les difficultés économiques et le dépeuplement. Pour les élections générales de dimanche, il fait campagne en défendant le monde rural.

- Ejea de los Caballeros, Tafalla, Molina de Aragón, Teruel (Espagne), reportage

 

 

« Quelle est la position de Podemos sur l’utilisation de l’hydrogène pour les tracteurs  ?  » À Ejea de los Caballeros, c’est la fin du meeting, jeudi 10 décembre. La question émerge du premier rang du public, et son auteur est agriculteur dans cette petite bourgade de province typique du nord de l’Espagne. L’interpellation, surprenante pour qui n’est pas habitué des rencontres de Podemos, en dit long sur la revitalisation politique provoquée par l’apparition du parti violet, lors de la campagne pour les élections européennes de mai 2014. Jusque loin des grands centres urbains, d’où le parti à pris son essor.

Dès ses débuts, deux cercles (la structure de base de Podemos) dédiés aux problématiques des zones rurales ont été créés à l’échelle du pays : Podemos Celtiberia – Mundo Rural et «  agriculture, élevage, pêche et alimentation  » (Agpa).

« On a depuis toujours la sensation d’être oubliés par tous les partis politiques. Les campagnes représentent un faible poids électoral  », constate Iván Flamarique, membre du cercle « monde rural » de la communauté autonome de Navarre (Nord).

« Une politique pour les villages depuis les villages  »

Installé dans un café face à la mairie de Tafalla (10. 966 habitants en 2014), cet agriculteur de 35 ans explique son retour dans son village natal de Mendívil (58 habitants en 2014), pour développer un projet de permaculture. Attiré dès sa création par Podemos, il a décidé de rejoindre le mouvement pour partager ses connaissances sur un secteur professionnel jusque-là très peu représenté dans le parti. Depuis l’été 2015, dix militants liés de façon directe ou indirecte au monde agricole composent le cercle monde rural de Navarre.

Les autres cercles ruraux locaux se sont constitués, peu à peu, à l’initiative des habitants des zones concernées. Ils se sont ainsi ajoutés à Podemos Celtiberia – Mundo Rural et à Agpa pour mettre leurs expériences et leurs connaissances au service des instances nationales du parti. «  Le problème que Podemos a rencontré à ses débuts, y compris dans son cercle rural national, est qu’il y avait très peu de membres directement liés au monde rural », explique Iván Flamarique. Les cercles ruraux régionaux se sont donc constitués pour remédier à ce manque.

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Le slogan de campagne de Podemos pour les élections générales, lors d’une réunion publique à Ejea de los Caballeros (Aragon).

Le niveau local et le niveau national s’articulent selon le principe fondateur de Podemos : « Ce sont les gens qui portent les propositions, pas nous. Personne ne connaît mieux les problématiques d’un endroit que celui qui les vit  », affirme Marta Chordá, membre de Podemos Celtiberia – Mundo Rural et candidate aux élections générales du dimanche 20 décembre pour la province de Saragosse. «  Il faut faire une politique pour les villages depuis les villages  », résume-t-elle.

« Les services de base ne sont pas garantis »

Reste la question de la participation des classes populaires des campagnes dans les cercles ruraux. Selon Marta Chordá, deux profils type s’y retrouvent : «  Des personnes qui habitent à la campagne depuis toujours, et des citadins avec un travail et des études universitaires qui souhaiteraient revenir là où ils sont nés mais qui y renoncent, car les services de base ne sont pas garantis. »

Politiquement, le spectre est encore plus large : «  On rencontre des gens sans aucun passé militant et qui adhérent à Podemos pour la perspective de changement qu’il offre. Mais aussi d’anciens membres d’autres partis politiques, des militants de la marea blanca [mouvement pour la défense de la santé publique], de la marea verde [pour le droit à l’enseignement public de qualité]  », constate Pedro Arrojo, tête de liste de Podemos dans la province de Saragosse, et figure du mouvement écologiste en Espagne. «  Podemos a articulé les forces du changement  », sourit-il.

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Pedro Arrojo, tête de liste de Podemos dans la province de Saragosse pour les élections générales espagnoles du 20 décembre 2015, et Marta Chordá, membre de Podemos Celtiberia-Mundo Rural, également candidate sur la liste de Saragosse.

Tous reprennent le mot d’ordre de la lutte contre le dépeuplement de l’intérieur de l’Espagne, et réclament des services publics de proximité et des infrastructures de télécommunication de qualité. La révolution industrielle des années 1960 a provoqué en effet un grand exode vers Madrid et Barcelone. Les campagnes se sont vidés de leurs habitants.

Selon le directeur de l’Institut d’investigation sur le développement rural Serranía Celtibérica, Francisco Burillo, « les territoires sujets au dépeuplement en Espagne représentent plus de 63.098 km², soit le double de la Belgique, et la densité de population de ces zones est inférieur à 8 habitants par km²  ». Avec des autocars qui passent seulement une fois par jour, des ambulances qui arrivent en retard, des communes de 3.500 habitants sans aucune formation professionnelle pour les jeunes, des réseaux des communications insuffisant et des hôpitaux à parfois 150 kilomètres, ces zones continuent à perdre des habitants faute d’une qualité de vie attractive.

« Il ne s’agit pas d’une question d’égalité, mais de justice » 

La  loi pour le développement durable du milieu rural , approuvée sous le gouvernement du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE, social-démocrate) de José Luis Rodríguez Zapatero (2004-2011), posait le cadre juridique pour lutter contre le dépeuplement de l’intérieur de l’Espagne. Mais elle n’a jamais été appliquée. La situation, déjà alarmante, dans les années de croissance économique, est devenue insoutenable avec la crise de 2008 et les coupes budgétaires du Parti populaire (PP, droite) de Mariano Rajoy (2011-2015).

L’application de cette loi, de même que la lutte contre le clientélisme dans les institutions ou la création d’emplois dans les zones rurales font partie des mesures proposées par Podemos pour s’attaquer au problème. Le parti s’engage également à préserver l’existence de toutes les municipalités, contrairement au nouveau parti de droite Ciudadanos, qui propose de supprimer les communes de moins de 5.000 habitants. Le PP avait de son côté opté pour l’asphyxie financière.

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Vue de la petite ville de Molina de Aragón.

« Les fonds Forcol [fond régional de coopération locale de la région de Castilla – La Mancha] représentaient 13 % du budget de la mairie. En 2011, María Dolores de Cospedal [présidente PP de la région] a décidé de les supprimer  », raconte Montserrat Lacalle Herranz, conseillère municipale Molina Se Mueve (membre de la coalition de Podemos) à Molina de Aragón, dans le centre de l’Espagne. «  Les mairies ont très peu de revenus. Dans notre village, nous avons un important patrimoine historique qu’il faut restaurer, mais il n’y a pas d’argent. La partie arrière de notre château, l’un de nos principaux symboles, est en train de s’effondrer , regrette-t-elle. Le monde rural a besoin d’investissement. Il ne s’agit pas d’une question d’égalité, mais de justice . »

Autre absurdité : Molina de Aragón, avec ses belles maisons en pierre et ses 3.500 habitants, est inscrite depuis quelques mois dans le réseau des municipalités-refuge. « Nous avons trois maisons prêtées par des riverains pour accueillir des réfugiés. Nous leur avons prévu aussi des services de conseil juridique, d’accompagnement et d’appui linguistique pour faciliter leur arrivée . » Malgré la bonne volonté des habitants, les trois maisons restent vides : l’accueil et la répartition des réfugiés relèvent de la compétence du gouvernement national…

Indignation sans précédent dans le pays 

L’émergence tonitruante de Podemos sur la scène politique ne doit pas faire oublier le long chemin de croix de la lutte contre l’oubli des zones rurales. Le nouveau parti peut en effet compter sur les nombreuses initiatives de ceux qui l’ont précédé, avec plus ou moins de succès, dans l’Aragon, en Castilla – La Mancha, en Castilla y León, dans la communauté de Valence et dans La Rioja ces vingt dernières années : Teruel Existe, Soria Ya, La Otra Guadalajara, La Plataforma Cívica de Cuenca, Al Jiloca ya le Toca.

Mais les temps ont changé. Le chômage et les scandales de corruption au sein du PP et du PSOE ont provoqué une indignation sans précédent dans le pays. « Le ras-le-bol qui s’est manifesté sur la place de la Puerta del Sol, le 15 mai 2011 à Madrid, était aussi présent dans le monde rural. Mais il n’y avait pas la même force de mobilisation pour le montrer  », explique Marta Chordá.

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Pedro Arrojo, tête de liste Podemos dans la province de Saragosse, lors d’une réunion publique à Ejea de los Caballeros (Aragon), le 10 décembre 2015.

«  Beaucoup des gens n’ont pas fait le lien, jusqu’à très récemment, entre le dépeuplement des campagnes et la mauvaise gestion du gouvernement. Nous avions une perception fataliste de la réalité. Maintenant, cela a changé , avertit Pedro Arrojo.  L’espoir qu’il y a aujourd’hui n’avait jamais existé auparavant. Les militants locaux voient que leurs luttes peuvent se concrétiser  », poursuit-il.

Bien que les zones rurales ne soient pas une réserve substantielle de votes pour Podemos (faute, notamment, d’un grand nombre d’habitants), le parti s’active dans les petites localités de province. Les campagnes renouent avec un niveau de revendication qui ne s’était pas vu depuis longtemps, et l’ambiance est à l’espoir dans les rangs des militants. « Le fait qu’aucun parti n’accorde de l’importance à ces zones laisse un espace dont nous pouvons profiter, estime Iván Flamarique. Les médias ont exagéré la radicalité de Podemos, mais avec des propositions concrètes, on peut contribuer à changer les choses à long terme. Le modèle productif actuel fait preuve d’épuisement , ajoute-t-il. C’est une question de temps.  »


Lire aussi : En Espagne, la campagne électorale oublie l’écologie


Source : Julia Abadía González et Vladimir Slonska-Malvaud / LeskaPress pour Reporterre

Photo : ©Vladimir Slonska-Malvaud/Reporterre
. Chapô : Vue de la campagne depuis Molina de Aragón.

 

SOURCE/ REPORTERRE.NET

Tag(s) : #environnement
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