Roland Gori : « Le néolibéralisme détruit les biens communs et le lien social depuis 40 ans »
Entretien réalisé par LUCIE FOUGERON de l'Humanite Dimanche
 
Samedi, 26 Décembre, 2015
Humanité Dimanche
 

Photo : PIERRE PYTKOWICZ
 
 
Après les attentats de novembre 2015, le psychanalyste et essayiste* revient sur la nature des groupes terroristes et pose les jalons d'une réponse à une crise de civilisation qui suppose de repenser totalement le monde.
 
HD. De quoi les groupes terroristes qui ont mené notamment les attentats de novembre en France se nourrissent-ils ?
ROLAND GORI. Ils émergent de la niche écologique d’une crise de civilisation qui s’est développée dès lors que les démocraties libérales ont voulu imposer ce que Pierre Bourdieu a appelé un faux universel, c’est-à-dire une raison du monde qui repose essentiellement sur le droit et les affaires. La prétention de rétablir par la tyrannie et la terreur des valeurs intégristes en matière de religion et de famille correspond à ce que la rationalité, que j’appelle « pratico-formelle » – la raison du droit et celle des affaires –, a laissé de côté : les valeurs traditionnelles de la morale et de la religion. Elles constituent le fonds de commerce d’une propagande à même d’appâter les individus les plus « désaffiliés » de notre société. La précarisation, la prolétarisation des vies, associées à une perte des valeurs, permet à ces mouvements de proposer un « sens », une sorte de prothèse à leur existence et d’esthétiser la mort. C’est frappant de voir comment aujourd’hui plus que jamais ces mouvements qui se veulent religieux, donc en révolte et en réaction contre les logiques de marché et de la technique, se sont euxmêmes saisis des armes (Internet, réseaux sociaux, mise en spectacle des meurtres…) des adversaires qui ont participé à leur enfantement. Cela aboutit à une sorte d’accouplement entre le théofascisme et ce que j’ai appelé le technofascisme. On peut dire de ces mouvements ce qu’Hannah Arendt disait des nazis : ils ont emprunté à la mafia américaine leurs méthodes de terreur et à la publicité hollywoodienne leurs techniques de propagande.
 
HD. Comment ces mouvements proposent-ils une autre façon, concurrente, de « faire société » ?
R. G. La désaffiliation propre à uneconception néolibérale du sujet humain comme individu autoentrepreneur de lui-même a abouti à une pulvérisation des collectifs et une atomisation des relations sociales, créant un besoin de nouvelles formes d'affiliation qui peuvent s'exprimer par différentes manières de faire et d'être ­ par le besoin de partager et d'inventer autre chose, mais aussi au moyen de ces entreprises terroristes qui proposent la fraternité par le meurtre et la soumission à mort. Les humains cherchent un sens, une cohérence à leur existence, et sont donc d'autant plus exposés à la prise des idéologies ­ on l'a vu dans l'histoire contemporaine ­ qu'ils sont dénutris de mythes et de religions.
Désespérés et affamés de nouvelles valeurs, ils sont susceptibles d'être attirés par des prédateurs qui les invitent à faire corps avec le groupe à partir de valeurs partagées. Comme le faisaient les Jeunesses hitlériennes, ces groupes terroristes offrent un salaire, une panoplie, des femmes, la jouissance de la cruauté, la vengeance des humiliations vécues et héritées et la possibilité pour un individu atomisé de s'enraciner dans un parti ou une secte de masse.
 
HD. Dans cette logique, la terreur constituerait une forme alternative de gouvernement politique face à la déliquescence de nos institutions...
R. G. Comme l'a écrit Montesquieu,toute forme de gouvernement politique s'accompagne de formes d'éducation et de transmission qui reposent sur des valeurs. Si la République repose sur la vertu, l'aristocratie sur l'honneur, le propre de la tyrannie est de reposer sur la terreur. Aujourd'hui, ce n'est plus l'honneur qui légitime l'organisation aristocratique de la société, ni malheureusement la vertu qui est la valeur cardinale organisatrice de la République aujourd'hui dégénérée ­ avec comme symptômes la corruption, les affaires, la crise de confiance généralisée dans les institutions et les représentants politiques ­, mais l'intéret et le profit qui régissent le gouvernement.
Et du côté des mouvements extrémistes, c'est un gouvernement articulé sur la terreur, qui va aussi organiser ce mode d'exercice dans tout le champ social. La volonté de faire État est là. À côté de la terreur exercée et mise en spectacle est assurée la distribution des moyens et ressources matériels ­ eau, nourriture, électricité, etc. ­ qui permettent aux « affairistes » de la terreur d'administrer les populations en s'appuyant sur les clans, les autorités traditionnelles.
 
HD. Les États démocratiques ont réagi de manière essentiellement sécuritaire, cela ne risque-t-il pas de constituer une réponse à la terreur et à la haine par la terreur et la guerre ?
R. G. S'il ne s'agit pas de se priverdes dispositifs de sécurité face aux menaces terroristes, il faut montrer que la réponse sécuritaire est dans l'ordre du court terme. Face au radicalisme religieux, il faut être radical, c'est-à-dire, au sens premier, prendre les choses à la racine. Nous avons peut-être perdu de vue que cette liberté que nous considérons comme une habitude est un bien sacré qu'il nous faut construire et défendre.
Or elle n'est pas le résultat « naturel » du commerce ou du droit, elle est une aspiration des humains à s'émanciper et à s'affranchir des servitudes. La liberté libérale a une limite, elle s'arrête en quelque sorte aux portes du politique, alors qu'elle devrait être un plébiscite de tous les jours, une victoire des forces de la concorde sur celles de la discorde.
On le voit très concrètement : les islamistes, notamment dans certains pays du Maghreb, se sont insérés dans des zones de protection sociale désertées par les services traditionnels de l'État, en aidant de diverses manières des populations démunies, qui deviennent progressivement captives de cette protection. Cela doit nous amener à réfléchir à la question des inégalités sociales et à remettre en cause la façon dont l'État s'est dessaisi de services et de fonctions qu'il a externalisés, voire privatisés. Et qui finalement sont tombés dans de « mauvaises mains », affairistes, mafieuses ou extrémistes.
 
HD. À partir de quelles valeurs peut-on envisager une reconquête de la liberté et du lien social ?
R. G. Le fascisme s'impose là où il ya une faillite des idées auxquelles se substitue la coagulation d'opinions. On a laissé de plus en plus désert l'espace du politique, au sens que lui a donné Hannah Arendt : ce qui peut relier les humains entre eux, ce sont des paroles, des actes, des oeuvres.
Quand ces moyens de combler le vide entre les hommes que sont la culture et la politique ne sont plus là, les gens vont se tourner vers l'offre disponible, en l'occurrence les idéologies les plus traditionnelles et radicales, porteuses, en apparence, de ce qui leur manque dans une civilisation néolibérale des moeurs. Avec les réformes néolibérales, les dispositifs qui participaient à la création de l'humain ­ santé, culture, éducation, justice... ­ et à sa vie politique et sociale ne visent plus qu'à l'adapter au désert. Rappelons-nous ce que disait Jaurès : le socialisme est aussi une morale. C'est la perte des valeurs humanistes qui organisaient l'ensemble des activités humaines qui met en faillite le libéralisme. Il en résulte de nouveaux fascismes, dont ces mouvements terroristes. Comme leurs prédécesseurs, ils contiennent cette haine à l'égard des valeurs des Lumières, des valeurs démocratiques, de progrès, de raison ­ tout ce qui est mis en avant dans les racines philosophiques du libéralisme et qui s'est révélé, de par le libéralisme économique, être des valeurs hypocrites. Camus, dans « l'Homme révolté »,écrit : « La philosophie des Lumières aboutit alors à l'Europe du couvre-feu. »
Ces valeurs n'ont pas eu de débouchés sociaux et politiques concrets, et se sont révélées comme n'étant pas fiables. La propagande de Daech ­ à l'instar des discours fasciste et nazi ­ dénonce le caractère purement formel de l'égalité, de la liberté et de la fraternité dans les démocraties libérales.
Ce qu'ils proposent à la place est monstrueux, mais pousse sur les ruines des ambitions morales, politiques et philosophiques des libéralismes.
On ne peut pas se limiter à la recherche de méthodes pour empêcher la radicalisation d'adolescents : cela reste des mesures symptomatiques qui ne traiteront pas l'étiologie (les causes ­ NDLR) de la maladie de civilisation à laquelle répondent, à leur manière, les actuels mouvements terroristes. On ne va pas recréer en quelques semaines ou en quelques mois du lien social pour éviter les attentats. Commençons par reconquérir les territoires désertés par la République. Au-delà de la volonté de rétablir l'autorité de l'État, retisser le lien social doit nous amener à repenser totalement le monde, autrement qu'à partir des valeurs qui, depuis 40 ans, au nom du néolibéralisme, détruisent les biens communs, l'État de protection sociale. C'est aussi cet État social qui faisait sécurité.
Il s'agit aussi de considérer que la peur, partie intégrante de la condition humaine, est générée par le pressentiment, en chacun de nous, que l'évidence des objets, des faits, du sens commun, ne suffit pas, et que, derrière, il y a peut-être un autre monde. Éluard disait : « Il y a un autre monde, mais il est dans celui-ci. » Il y a autre chose en arrière des objets. Or les citoyens ne pourront pas être rassurés et confiants si on ne prend pas en considération cet arrière-monde qui est justement ce dont l'art, la culture, la santé, l'éducation prennent soin. Porter une alternative aux mesures sécuritaires ­ auxquelles en particulier les États-Unis et Israël ont « habitué » leurs populations ­, en recherchant des réponses du côté des valeurs originelles des Lumières européennes, fonder les relations sociales sur d'autres types de valeurs, contribuera fondamentalement à élaborer des mesures de sécurité symbolique, culturelle, éducative.

* Initiateur en 2009 de l'Appel des appels (www. appeldesappels.org), Roland Gori a récemment publié « l'Individu ingouvernable » (éd. Les liens qui libèrent, 2015)

 

SOURCE/ HUMANITE.FR

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