Les nuages s’assombrissent au-dessus de nos têtes connectées. La Commission européenne vient de rendre publique sa proposition de directive visant à réformer le droit d’auteur — et je vous le donne en mille, ça ne va pas franchement dans le sens des usagers et des artistes, mais plutôt dans celui des industries culturelles qui, comme d’habitude, ont plutôt excellé dans leurs efforts de lobbying. Je me souviens encore des cris indignés entendus à la publication du rapport de Julia Reda l’année dernière, et c’est assez cocasse a posteriori.
Pourquoi cocasse ? (oui, j’aime le mot « cocasse » et je le recaserai aussi souvent que possible)
Il va y avoir du sport
Eh ben parce que la Commission européenne s’est bien fichue de nous. En confiant l’écriture d’un rapport à la seule députée du Parti pirate dans l’hémicycle, elle savait ce qu’elle faisait. Fous que nous étions de penser que la Commission avait fait preuve d’ouverture d’esprit et/ou d’esprit d’aventure : elle voulait juste que le rapport suscite le plus d’oppositions publiques possible pour pouvoir proposer une directive qui irait dans un sens totalement opposé. Et c’est ce qui s’est passé. Pile poil. On peine à croire que la proposition de directive de la Commission est née de la discussion autour du rapport Reda tant elle s’en éloigne, tant elle en est la presque antithèse.
Bien sûr, on donne quelques miettes aux artistes pour faire bonne mesure. L’article 14 introduit une nécessite de « transparence » dans les relations entre artistes et éditeurs, ce qui peut prêter à sourire tant ça semble en l’état n’obliger à pas grand-chose. Cela sous-tend aussi que cette relation n’était pas transparente, mais nous étions déjà au courant. Et puis il y a aussi quelques avancées pour le text and data mining et des exceptions pour l’enseignement. Pour le reste, c’est open-bar pour les industries culturelles (j’entends le cri de la bouteille de champagne qu’on sable).
Alors, en vrac :
- aucune avancée sur la liberté de panorama, pourtant un gros sujet dans les discussions, et grand motif de crainte de la part des artistes plasticiens. Qu’ils se rassurent, l’Europe les a entendus et les vilains internautes, notamment ces salauds de Wikipédia qui ne font rien qu’à écrire une encyclopédie gratuite et universelle, ne pourront toujours pas publier de photos de leurs œuvres, bâtiments, sculptures en ligne sans leur accord explicite, sous peine de sanctions.
- on demandera aux hébergeurs de lutter activement contre le piratage, via des accords privés passés entre les ayants-droit et lesdites plateformes/hébergeurs : sans passer par la justice et les tribunaux, sans jugement impartial, on pourra supprimer sans préavis n’importe quel contenu en ligne au motif qu’il enfreint le droit d’auteur d’untel (deuxième bouteille débouchée). Ça signifie davantage de robot-copyrights, davantage de ContentID foireux, davantage de vidéos retirées sans raison, ou simplement parce qu’un critique cinéma a voulu donner son avis sur un film en en diffusant un court extrait. C’est donc la porte ouverte à une police privée du droit d’auteur, avec toutes les dérives potentielles et les possibles entraves à la liberté d’expression que cela implique. Sans compter que si une jeune entreprise veut se lancer dans le créneau, il lui faudra lever un budget titanesque pour mettre en place ce genre de système. Cela renforce non seulement le pouvoir de censure des ayants-droit, mais aussi celui des plateformes existantes comme YouTube, Facebook, etc, qui seules ont les moyens financiers de mettre en place de tels moyens de surveillance à grande échelle. Et ce n’est qu’un premier pas : on imagine très bien que la surveillance s’étendra très vite aux blogs, aux histoires postées sur Wattpad, etc. Et tout ça en privé, entre potes. Exit le troisième pouvoir, bienvenue dans un monde où la justice est privatisée.
- un droit d’éditeur customisé pour la presse en ligne : c’est la fameuse « taxe Google », qui autorise les éditeurs de presse à demander une compensation financière pour l’utilisation de leur contenu — par exemple Google Actualités, pour ne citer qu’eux, mais aussi tous les autres agrégateurs et moteurs de recherche, du plus grand au plus petit. Cette mesure a déjà été testée en Allemagne, où elle a fait un four monumental (Google a menacé de ne plus référencer les articles, les éditeurs de presse ont flippé — normal, une grande partie de leur trafic provient justement dudit Google Actu — et se sont rétractés) et en Espagne sans plus de succès, mais allons-y gaiement ! Sans compter qu’on passerait à une protection de 20 ans pour les articles de presse, ce qui semble délirant.
- on prépare le terrain pour un super ReLire à la sauce audiovisuelle, avec la possible mise en gestion collective des œuvres audiovisuelles indisponibles. Génial, les gars. Les artistes concernés ? Qui s’en soucie vraiment.
Histoire d’en rajouter une couche, la Cour de Justice de l’Union européenne vient de statuer, contre l’avis de son avocat général, que tout fournisseur de réseau wifi (dans un café, par exemple, ou dans la rue pour les fournisseurs de wifi public) devra faire en sorte de sécuriser son réseau et de recueillir l’identité de ceux qui s’y connectent, encore une fois pour contrecarrer le téléchargement illégal et la violation de la propriété intellectuelle. Dans le cas contraire, les ayants-droit pourraient se retourner contre lesdits fournisseurs. RIP l’anonymat sur internet.
Je ne vous parle même pas des libertés qu’on supprime au nom de la lutte contre le terrorisme, vous les connaissez : le prix de la surveillance généralisée est lourd à payer, à commencer par l’autocensure inhérente ce genre de mécanisme. Non, je ne parle que de ce qu’on fait au nom de la protection de la « propriété intellectuelle ».
La Commission européenne écoute les industries culturelles, et pas qu’un peu : elle a toute son oreille. Tout concourt à l’extension du pouvoir des ayants-droit au mépris des droits d’accès à l’information du public.
Le droit d’auteur est une belle chose quand il est au service des auteurs qu’il est censé protéger, pas quand il est au service d’une industrie gloutonne qui ne pense qu’à maximiser ses profits et à réduire ses pertes au détriment des libertés les plus élémentaires et au mépris du formidable potentiel d’émancipation, d’éducation et d’organisation du réseau. Tout concourt à ce qu’internet ne devienne plus qu’un vaste centre commercial hyper-protégé où toute infraction sera lourdement sanctionnée. Saviez-vous que vous risquez davantage à pirater un film qu’à vous rendre coupable de harcèlement moral, d’usurpation d’identité, d’abus de confiance ou d’homicide involontaire ? Ne vous demandez plus pourquoi : des pertes économiques pour l’industrie ne sont en jeu que dans un seul des deux cas.
Je ne vois pas comment on peut désormais lutter contre un tel rouleau-compresseur. Cela ne se fera pas sur son terrain. Quand la politique sert si servilement les intérêts du marché et qu’elle retire aux citoyens la seule chose qui leur reste — la justice, l’arme des pauvres —, alors il faut se poser la question : stop ou encore ? Est-ce qu’on continue de jouer sur ce terrain, ou est-ce qu’on va ailleurs ?
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