En cette nouvelle rentrée littéraire où 560 romans vont prendre place sur les tables de nos libraires, le premier qui a retenu notre attention, est le nouveau roman de Thierry Beinstingel, Vie prolongée d'Arthur Rimbaud, aux éditions Fayard, son éditeur habituel.
Thierry Beinstingel, nous l'avions découvert en 2012, avec Ils désertent, un de nos coups de cœur de cette année-là. Il avait confirmé tout le bien que nous pensions de lui deux ans plus tard avec Faux nègres, même si Journal de la canicule l'an passé était moins marquant. L'auteur nous propose aujourd'hui une uchronie, qui au début déconcerte un peu, mais au fil des pages, qui se révèle totalement réussie. Le roman débute dans un hôpital de Marseille en 1891. Les poètes ne meurent jamais, mais ils s'éteignent. Un homme est mort, dont on ignore le nom. Il est présenté à la sœur de Rimbaud, comme son frère. Confusion. C'est donc le corps d'un inconnu qui sera enterré à Charleville. Pendant ce temps, Arthur va se remettre, même s'il lui manque maintenant une jambe. Peu à peu l'énergie revient, même s'il constate sa propre mort dans la presse. Arthur Rimbaud avait déjà eu au moins deux vies, celle de poète et celle de marchand. Pourquoi pas une troisième ?
Telles sont les premières pages de ce roman passionnant de plus de quatre cents pages où le lecteur se laisse envoûter, après un moment d'incertitude, surtout s'il aime et connaît bien Arthur Rimbaud. Les risques bien connues d'une uchronie. Au fil des pages, du voyage de Nicolas-Arthur vers les Ardennes et de sa nouvelle vie familiale et professionnelle, en un mélange parfait entre fiction, éléments de biographie et citations, la crédibilité devient totale. A la fois réflexion sur la création et tableau historique, de l'affaire Dreyfus à la première guerre mondiale, cette éventuelle vie prolongée de Rimbaud, prend corps avec subtilité et érudition. Pas besoin d'être un spécialiste de Rimbaud pour se laisser embarquer. Il suffit de se laisser aller à cette histoire portée par un style aussi élégant que poétique. Il y avait là un risque, Thierry Beinstingel a mené à bien son roman pour le plus grand plaisir du lecteur. Que demander de plus ?
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Vie prolongée d'Arthur Rimbaud
Thierry Beinstingel
Éditions Fayard
2016 / 415 p / 20,90 euros
En libraire depuis le 22/08
Couverture Hokus Pokus
A NOTER : l'auteur sera présent au salon du livre de Nancy, les 10 et 11/09
EXTRAIT :
Vie qui s’échappe par les narines : le crayon esquisse une moustache, quelque chose d’appuyé, des bacchantes solides et noires ; la mine dérape sous le nez, la rature rejoint le menton comme un dernier souffle. Isabelle se relève, puis complète son dessin par l’ébauche du lit, le bras de son frère, les couvertures, le coin de la table de chevet. Le visage est décentré sur la droite du polochon. Profil asiatique, renforcé par le crâne rasé, cette allure qu’il a souvent eue, quelque chose d’exotique et d’hautain à la fois, semblable à un dignitaire chinois, un notable japonais. Aucun masque de souffrance sur le dessin, au contraire, avec sa moustache inattendue, on croirait le gisant fort comme un Turc.
Elle soupire. Il va mourir pourtant, vie qui s’échappe. Sur la feuille, même jour, il y a l’inventaire des dents d’ivoire, les mystérieux « services d’Aphinar » qui feront tant parler et écrire les exégètes. Nous sommes le 9 novembre 1891, hôpital de la Conception à Marseille. Tout est connu maintenant, rabâché, remâché, mais jamais avalé, ni digéré : les poètes ne meurent jamais. Justement : fort comme un Turc, il se bat à travers des songes incompréhensibles, des cauchemars que renforcent les drogues. Il pue. C’est une infection, il est infecté. Lorsqu’on passe dans le couloir, il faut se boucher le nez. Isabelle s’habitue, respire peu, soufflera plus tard. Pour l’instant, son cher frère, celui de Londres et de Roche, le mariole fantasque et l’amputé excédé, chavire, embarqué sur des fleuves impossibles.