Toujours relancé, le débat sur la dépénalisation du cannabis n’avance jamais. Jacqueline Rouillon, ancienne maire de Saint-Ouen, et Anne Coppel, sociologue, débattent concrètement du problème… et de ses solutions.

 

Point névralgique et médiatique du trafic de drogue en région parisienne, la ville de Saint-Ouen se prêtait d’autant plus à la rencontre de nos invitées que l’une d’elles en dirigea la mairie durant quinze ans. Extrait du numéro automne 2015 de Regards.

Jacqueline Rouillon, membre du PCF puis du Front de gauche depuis 2009, a été maire de Saint-Ouen de 1999 à 2014. Elle est désormais chargée de mission sur le Grand Paris à Gennevilliers.

Anne Coppel est sociologue et militante associative, fondatrice de l’Association française de réduction des risques, et auteur avec Olivier Doubre de Drogues, sortir de l’impasse. Expérimenter des alternatives à la prohibition (La Découverte, 2012).

 

Regards. Les médias ont fait de Saint-Ouen un lieu emblématique pour illustrer les problèmes liés au trafic de drogue. Comment avez-vous vu la situation évoluer ?

Jacqueline Rouillon. Il y avait initialement, dans plusieurs endroits de la ville, des “petits commerces” en bas des immeubles et des jeunes qui bricolaient, qui se faisaient un peu d’argent comme ça. Chaque fois qu’ils partaient, notamment l’été, ce commerce très localisé cessait. La violence est venue en deux étapes. D’une part avec le développement progressif de cette activité, qui est devenu permanente avec la multiplication des points de vente, d’autre part quand ils se sont connectés les uns aux autres. Un responsable de la police de Bobigny m’avait dit : « Aujourd’hui, ça va, mais le jour où ils seront en réseau, ce sera la catastrophe ». C’est ce qui s’est produit. Les quelques petites entreprises différentes et autonomes sont devenues un grand supermarché de plus en plus rodé, alimenté. Et en raison des profits juteux qu’il générait, il a suscité une concurrence entre les individus et les bandes qui a fait monter de façon considérable la violence. On a ainsi vu plusieurs jeunes froidement tués – sans compter une violence plus ordinaire, mais très présente, dont la presse ne parle pas.

Anne Coppel. Les marchés de la drogue ne sont pas toujours violents, selon les villes, la réaction des gens et de la société, et la stratégie politique adoptée. La manière dont les policiers interviennent est un facteur déterminant. À Saint-Ouen, les premières fusillades ont eu lieu en 2007, au moment d’une “déclaration de guerre à la drogue”, avec les usagers comme première cible. Ce tournant précis s’est traduit très vite par des morts.

 

« Aujourd’hui, maintenir quelque chose qui ne marche absolument pas relève d’une gigantesque hypocrisie. » Jacqueline Rouillon

 

Jacqueline Rouillon. Ici, l’histoire est un peu particulière. À une période antérieure, nous avons eu une police assez répressive dont la cible permanente était les jeunes, les Noirs, les Arabes, etc. Les premières fusillades de 2007 étaient liées à des histoires entre deux gars des mêmes quartiers. Ils se connaissaient très bien, tout le monde les connaissait – ce qui a d’ailleurs occasionné un traumatisme considérable dans la ville, et fait prendre la pleine mesure du phénomène. Mais la violence, d’après mon expérience, est liée aux façons de travailler du réseau lui-même. Ses membres sont très violents entre eux. Il y a certes à redire sur les pratiques de terrain de la police, mais nous avons eu deux commissaires notamment – un homme et une femme – avec lesquels j’ai très bien travaillé. Ce qui est difficile pour les policiers, c’est que faute de compréhension du problème, ils ont le sentiment de tourner en rond. De passer leur temps à courir après des gamins, des jeunes et des très jeunes, pour qu’ensuite, comme ils disent, « On les relâche tout de suite ». Ils ont le sentiment de travailler pour rien, et d’avoir affaire à de la racaille. Il y a une vraie fracture entre les policiers de terrain et les jeunes, qui les haïssent en retour.

Regards. La séparation de la question de la consommation – en la dépénalisant – et du trafic pourrait-elle aider à déminer le terrain et à lever une partie des tensions entre la police et les populations ?

Anne Coppel. Oui ! Plus on augmente la violence du dispositif répressif, et plus les trafiquants s’organisent.

Jacqueline Rouillon. C’est clair et net. Nos voisins ont les mêmes problèmes que nous, mais nous sommes un pays où les villes sont particulièrement touchées par la violence. Cela met en cause les politiques menées. La dépénalisation de l’usage serait un premier pas. Ce n’était pas du tout ma position au début. Aujourd’hui, maintenir quelque chose qui ne marche absolument pas relève d’une gigantesque hypocrisie. Aussi bien en ce qui concerne les consommateurs que la façon dont se fait la vente. Cela a pris tant d’ampleur qu’imaginer que l’on pourrait aujourd’hui, par une meilleure justice, par une meilleure police, empêcher la consommation et donc la vente avec tout ce qu’elle génère (notamment beaucoup d’argent), c’est un leurre complet. Je suis vraiment passée à l’idée qu’il fallait légaliser. Et comme cela me gêne beaucoup du point de vue de la santé publique, car c’est quand même très nocif pour l’être humain, notamment pour ceux qui consomment beaucoup et qui ne maîtrisent pas leur consommation, il faut tout un encadrement. Je me suis beaucoup intéressée à l’expérience menée au Colorado, à la façon dont ils gèrent la vente du produit pour chaque consommateur. C’est dans cette voie-là qu’il faut s’orienter.

 

« Soyons clairs : le rôle de la police est de maintenir la paix sociale, pas de lutter contre les addictions. » Anne Coppel

 

Regards. Comment ont cheminé les États qui ont abandonné la répression au profit de politiques plus libérales ?

Anne Coppel. On connaît la politique américaine de tolérance zéro que nous avons copiée à partir de 2007. Son bilan est celui d’un appauvrissement de la communauté noire et d’une exacerbation de la violence – sans effet sur le trafic. Le tournant a été pris, entre autres, avec le “miracle de Boston”. La municipalité a décidé de lutter contre la criminalité, bien sûr, mais en ciblant les crimes violents qui ont été sanctionnés très sévèrement, et en laissant de côté tout ce qui touchait à la vente de cannabis. Avec cette politique, de meilleurs résultats ont été obtenus – une baisse de la violence et des crimes de rue – sans augmentation du nombre de consommateurs. Cela a suscité un basculement dans une grande partie de la classe politique, et chez la totalité des experts. Au sein de l’opinion, à force de demander tout le temps de renforcer la répression, on a fini par comprendre qu’elle ne servait à rien.

Regards. Cela revient-il à accepter l’économie occulte issue du cannabis, qui dans ce cas reste criminelle ?

Anne Coppel. La décriminalisation ne peut se faire que par étapes. Les États américains concernés ont commencé par autoriser le cannabis thérapeutique, ce qui a allégé le marché illégal, puis l’autoproduction. La dépénalisation de l’usage peut être une première étape en France. Ce ne serait pas satisfaisant en soi, mais si on attend la légalisation du cannabis, on n’en a pas fini. Il faut, dès maintenant, se poser la question du choix de la stratégie policière et de la détermination des moyens. Soyons clairs : le rôle de la police est de maintenir la paix sociale, pas de lutter contre les addictions. Il faut user de la police pour assurer la sécurité dans la ville, travailler avec des spécialistes sur la question de l’usage des drogues, et ouvrir un débat.

Regards. Concrètement, quelles conséquences positives auriez-vous attendu d’un processus de dépénalisation, voire de légalisation, sur le terrain ?

Jacqueline Rouillon. Je n’aurais pas présenté cette position comme une réponse au problème, parce que pour moi, le problème de fond, c’est la vie sociale de ces familles et de leurs enfants. Si les jeunes n’ont plus ce moyen-là de gagner de l’argent, ils vont en trouver un autre, se tourner vers d’autres trafics, ou revenir à une délinquance de vols sur les personnes qui était auparavant non négligeable, perturbait beaucoup la vie, et qui est devenue rare. La façon dont fonctionnent les réseaux du trafic est assez incroyable. Vous pouvez y entrer pendant quelques semaines pour gagner un peu d’argent afin de partir en vacances, et en sortir ensuite. L’image du “supermarché” est assez juste, y compris du point de vue du personnel, avec les vacataires, ceux qui travaillent la nuit, ceux que l’on fait venir d’ailleurs parce que les gens du quartier ne les connaissent pas, etc. Le problème majeur est qu’aujourd’hui, la vente se fait dans les espaces de vie des habitants. C’est insupportable. Vous rentrez chez vous, dans sept ou huit endroits de la ville, mais vous n’êtes plus chez vous. Vous avez peur. Ou alors c’est sale, des tas de gens viennent, c’est glauque. Dans le même mouvement, la vie de ceux qui sont là est foutue. On comprend beaucoup de choses en discutant avec eux. Ils ont beau gagner de beaucoup d’argent et ne pas vouloir si facilement lâcher cette activité, ils savent bien que ce n’est pas une vie de rester en bas de l’immeuble.

 

« On ne tirera pas les enseignements de la situation tant qu’on ne s’interrogera pas sur la source des problèmes : pourquoi y a-t-il autant de gars qui vont trafiquer pour gagner de l’argent ? » Jacqueline Rouillon

 

Regards. Le paradoxe est effectivement que, comme vous le soulignez, le cannabis joue un rôle d’amortisseur économique et social pour beaucoup de familles et une partie de la population…

Jacqueline Rouillon. Et c’est insupportable ! Ce ne peut pas être une réponse. Le trafic joue le rôle d’amortisseur parce que les gens n’ont pas de travail et pas de ressources. Il y a aussi un débat sur le RSA, comme “amortisseur”. Mais penser que l’on gagne la paix sociale en laissant faire… C’est insupportable !

Regards. Mais c’est en partie vrai ?

Jacqueline Rouillon. Oui, c’est la réalité, car le trafic apporte des ressources aux familles. Il faut voir comment les réseaux embauchent des mères célibataires pour servir de “nourrices” (afin de stocker la marchandise à leur domicile, ndlr)…

Anne Coppel. C’est un vrai problème, mais je suis favorable – moi, je rêve – à un développement de l’économie sociale et solidaire, et donc à la possibilité de réembaucher une partie des petits dealers, qui ont une compétence car ils ont une expérience du produit. Ils pourraient devenir vendeurs, comme cela s’est produit en Hollande.

Jacqueline Rouillon. Si on ne se pose pas la question de créer des emplois dans l’économie sociale et solidaire, mais pas seulement, on n’en sort pas. Saint-Ouen a toujours été une ville d’ouvriers et de gens modestes, et de jeunes qui faisaient des conneries. Ils se rangeaient des voitures, à vingt-deux, vingt-trois ans. Maintenant, quand ceux-là viennent nous voir parce qu’ils cherchent du boulot, on n’a rien pour eux. Ils connaissent très bien la société. Quand vous vivez avec l’argent du trafic, vous ne faites pas d’emprunt, vous ne pouvez pas vous marier, vous ne pouvez pas avoir un appartement… Vous vivez au pied d’un immeuble et le soir vous allez flamber en boîte. Ça va deux ans, trois ans. S’il y a des alternatives, vous en sortez. On ne tirera pas les enseignements de la situation tant qu’on ne s’interrogera pas sur la source des problèmes : pourquoi y a-t-il autant de gars, sans autres ressources, qui vont trafiquer pour gagner de l’argent ?

 

Regards. La source des problèmes, c’est aussi la consommation, et les consommateurs…

Jacqueline Rouillon. Sans même évoquer la question de l’alcool, la France est un des pays qui consomment le plus de psychotropes dans le monde. On peut se demander pourquoi les gens recourent autant au cannabis. Un médecin d’un centre de santé qui travaille beaucoup sur la question m’expliquait que l’addiction est sociale avant d’être physique et physiologique. Beaucoup de consommateurs intensifs s’isolent du monde, et auront de grandes difficultés à sortir de cet isolement.

 

« La démarche de prévention relève de la santé publique, et un gendarme ne peut pas la mener correctement. » Anne Coppel

 

Anne Coppel. La consommation a beaucoup augmenté en France, alors qu’elle est restée stable dans les autres pays européens, dont la plupart a dépénalisé l’usage. Une certitude est établie : il n’existe pas de relation entre le type de politique et le nombre de consommateurs. Des pays très répressifs comptent beaucoup de consommateurs (comme la France ou les États-Unis) et des pays tolérants très peu. De nombreux facteurs jouent, mais ce n’est pas une question de loi. Pour traiter la consommation, il faut donc se situer sur le terrain de la santé publique, et mener des actions de prévention sur le cannabis comme sur l’alcool, comme sur les médicaments psychotropes. Il faut être bien au clair sur le domaine d’intervention. Cette démarche de prévention relève de la santé publique, et un gendarme ne peut pas la mener correctement. Les missions d’ordre public et les missions de santé publique sont deux choses différentes. Ce n’est pas aux policiers de lutter contre le cannabis.

Regards. En attendant de pouvoir résoudre les problèmes de fond, quelle réponse politique locale peut-on apporter aujourd’hui ?

Jacqueline Rouillon. Il faut sortir les gens, les familles concernées de leur isolement. Beaucoup de familles sont atteintes par ce problème à un degré ou à un autre : un garçon dans le réseau, des enfants qui consomment, etc. Chacun est isolé, seul face à son problème, ne sachant comment le résoudre, bloqué par le secret : notamment parce qu’il y a pénalisation. Tout est plus ou moins caché, tout en étant au jour. Dans le non-dit, dans des climats extrêmement lourds… À l’échelle d’un quartier, d’une ville – même si la commune ne résoudra jamais à elle seule le problème –, il faut au moins faire prendre conscience aux gens qu’ils ne sont pas seuls avec leur problème. Qu’ils sont avec d’autres qui vivent la même chose, qu’ils ne sont pas coupables – bien sûr, les parents sont responsables, mais ils ne sont pas coupables de ce qui se passe avec leurs enfants. Notre société et nos villes ont perdu beaucoup de formes d’action collective. Chacun rentre chez soi en bougonnant et en gueulant, au lieu de prendre des initiatives… Nous avons mené des actions pour “récupérer” les halls d’immeuble et les occuper tous les vendredis, avec des goûters pour les enfants, des actions avec les habitants. Car aujourd’hui, les espaces publics sont désertés par les gens et donc occupés par les dealers.

 

« Les mères de Saint-Ouen n’ont pas manifesté pour dire stop au cannabis, elles ont manifesté pour dire stop à la violence. » Jacqueline Rouillon

 

Anne Coppel. Je suis tout à fait d’accord sur l’importance des actions de cohésion sociale. Mais je pense qu’il faut être plus précis sur la mission du dispositif répressif et de la police là-dedans. L’erreur, grave, est de penser qu’éradiquer le trafic suffirait à rétablir la paix sociale. La question est de ne pas exacerber la violence, de faire que les gens puissent s’en sortir. Et l’objectif de la police doit être qu’il n’y ait pas de crime de sang. Cela, beaucoup de villes européennes l’ont compris, et ont obtenu une baisse de la violence. Quand j’entends le ministre de l’Intérieur actuel dire que l’on va lutter contre le trafic en s’attaquant à toute la chaîne, depuis l’usager jusqu’au guetteur, c’est ridicule. Il y a cinq millions à sept millions de consommateurs… Deux millions de jeunes, un sur deux, ont expérimenté le cannabis… L’interdit ne fonctionne plus. À quoi sert la sanction ? La légalisation est, j’espère, inéluctable, car elle constitue la réponse rationnelle. Mais en attendant ce jour, on peut déjà améliorer la situation, mener l’expérience d’une gestion plus douce, assurer l’accès au produit, laisser les gens cultiver chez eux pour échapper au trafic, arrêter d’interpeler les usagers…

Regards. Le problème majeur n’est-il pas l’acceptabilité sociale de politiques plus tolérantes et tout simplement plus rationnelles, et le manque de courage politique pour surmonter ce blocage ?

Jacqueline Rouillon. C’est certainement un problème mais, d’abord, l’opinion est beaucoup plus ambivalente qu’on ne le croit sur ces sujets. On l’a vue, à plusieurs reprises, aller spontanément vers le tout-répressif : on croit que cela va résoudre le problème, et que c’est la faute des policiers, ou celle des maires, s’ils ne le résolvent pas : « Pourquoi ils ne chassent pas cette vermine ? » Mais quand on parle sérieusement avec eux, ils comprennent parfaitement que cela fait quarante ans que nous vivons avec cela. Les mères de Saint-Ouen n’ont pas manifesté pour dire stop au cannabis, elles ont manifesté pour dire stop à la violence. Les gens cheminent petit à petit. Quant aux élus… Sur beaucoup de sujets, si on a du courage politique, on fait avancer les choses. Et je pense qu’elles avanceront, en France.

 

 

SOURCE/ REGARDS.FR

Tag(s) : #actualités
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