C’est sans doute dans le champ de la culture que le développement de l’Open Data s’est jusqu’à présent avéré le plus difficile. Mais il s’est produit cette semaine un événement important qui prouve que la démarche est possible, à condition que la volonté politique soit au rendez-vous. C’est la bibliothèque de l’INHA (Institut National d’Histoire de l’Art) qui en a apporté la preuve, en choisissant de faire passer l’essentiel des contenus de sa bibliothèque numérique sous Licence Ouverte (voir les nouvelles conditions d’utilisation). Cela signifie que la réutilisation des images d’oeuvres numérisées appartenant au domaine public sera dorénavant libre, y compris pour un usage commercial, à la seule condition de citer la source du document.
Cette évolution est loin d’être anodine, et pour plusieurs raisons. La bibliothèque numérique de l’INHA est déjà l’une des plus importantes de France par son contenu. Elle contient plus de 650 000 images numérisées qui reflètent les très riches collections l’établissement, avec des sources précieuses pour la recherche et des trésors que tous les amateurs d’art peuvent apprécier. C’est aussi à présent un réservoir dans lequel les créatifs – graphistes, designers, éditeurs, couturiers, artistes en tous genre ! – pourront aller puiser pour leurs propres réalisations. Pour les chercheurs, le passage à la Licence Ouverte constitue un vrai changement, car ils pourront à présent illustrer leurs articles avec des images issues de l’INHA, y compris dans des revues commerciales, sans avoir rien à négocier et à payer.
La décision de passer à une libre diffusion du domaine public numérisé n’a cependant pas dû être simple à prendre, car l’INHA était en partenariat avec la RMN (Réunion des Musées Nationaux) pour la numérisation de ses collections. C’est le cas de la plupart des musées en France, mais cela reste assez rare pour les bibliothèques. Or cet établissement, pour des raisons liées à son auto-financement, applique une politique très restrictive de diffusion du domaine public numérisé, en appliquant (sans doute illégalement – copyfraud) un droit d’auteur sur les prises de vue que ses opérateurs réalisent pour le compte des établissements lui confiant ses collections. Ces derniers se retrouvent alors liés par la politique de la RMN et il n’est pas si simple d’en sortir, quand bien même ils le voudraient. L’exemple de l’INHA montre que cela reste toutefois possible, même si on constate que les seules collections dans sa bibliothèque numérique qui ne sont pas passées sous Licence Ouverte sont celles sur lesquelles la RMN continue visiblement à revendiquer des droits.
Ce qui est particulièrement encourageant, c’est de constater que l’INHA n’est pas le seul établissement à avoir fait ce choix de l’ouverture. On peut même dire qu’il existe à présent du côté des bibliothèques françaises une véritable tendance de fond en faveur de la libre diffusion. C’est particulièrement significatif du côté des grandes bibliothèques patrimoniales de l’Enseignement Supérieur. La Bibliothèque Nationale et Universitaire de Strasbourg (BNUS – voir Numistral) a été la pionnière en 2012 à opter pour la Licence Ouverte, rejointe ensuite en 2013 dans ce choix par la Bibliothèque InterUniversitaire de Santé (BIUS – voir Medic@), puis par la Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine (BDIC) en 2014 (voir l’Argonnaute). La tendance existe aussi du côté des bibliothèques territoriales et j’avais notamment eu l’opportunité de saluer l’an dernier la décision de la Bibliothèque municipale de Lyon (2ème établissement français par l’importance de ses collections) de passer à la Licence Ouverte.
Il se trouve que cette évolution a été documentée de manière très précise, grâce à un mémoire publié en janvier dernier par Laura Le Coz, élève conservatrice à l’ENSSIB. Intitulé « Patrimoine numérisé et Open Content : quelle place pour le domaine public dans les bibliothèques numériques patrimoniales ?« , ce travail contient notamment une étude comparative des conditions d’utilisation de 126 bibliothèques numériques françaises. Or il se trouve que j’avais réalisé de mon côté en 2009 une enquête similaire, qui à l’époque, mettait en lumière une politique globalement très restrictive de diffusion du domaine public numérisé (88% des établissements ne permettaient aucune réutilisation des fichiers).
Huit ans plus tard, Laura Le Coz identifie une nette évolution vers davantage d’ouverture chez les bibliothèques françaises (la proportion des établissements interdisant toute réutilisation est tombée à 43%). Le tableau ci-dessous montre également la progression significative de la reconnaissance du domaine public dans les conditions d’utilisation (passage de 4 à 49%).
Le mémoire de Laura Le Coz ne se cantonne pas à cette simple étude statistique. Il contient aussi une enquête fouillée, réalisée à partir de l’envoi d’un questionnaire et d’entretiens conduits avec des bibliothécaires, des motivations qui peuvent pousser les établissements à restreindre ou à ouvrir la réutilisation de leurs collections numérisées. Le document s’achève sur une analyse rigoureuse du cadre juridique en vigueur, qui a beaucoup évolué depuis l’entrée en vigueur des lois Valter et Lemaire.
C’est d’ailleurs en rappelant ce contexte que je voudrais terminer, car cela permet de mettre en relief la portée d’un geste comme celui que vient d’effectuer l’INHA. Comme je l’ai écrit plusieurs fois sur ce blog, le secteur culturel est le seul qui va dorénavant échapper à l’obligation d’Open Data par défaut mise en place par la loi République numérique. On doit à la loi Valter d’avoir hélas maintenu un régime dérogatoire pour les bibliothèques, archives et musées qui vont pouvoir continuer à lever des redevances sur la réutilisation des oeuvres numérisées, y compris lorsqu’elles appartiennent au domaine public.
Cela revient à consacrer une forme de « copyfraud institutionnalisé » qui renie l’existence même du domaine public, pour des motifs purement financiers. Mais ce qui se passe dans les bibliothèques montre qu’il ne s’agit pas d’une fatalité. Car chaque établissement est désormais placé devant un choix à effectuer : appliquer des redevances ou choisir un moyen approprié de diffuser librement le domaine public numérisé (à noter d’ailleurs que la Licence Ouverte n’est pas la seule à pouvoir être utilisée à cette fin). C’est de cette manière que l’Open Data culturel – et même au-delà l’Open Content – pourra désormais progresser en France, par le biais d’une politique volontariste des établissements. Ce sera bien sûr plus long et plus complexe que si les établissements culturels avaient été soumis d’emblée au principe d’Open Data par défaut, mais cela ouvre quand même un horizon positif pouvant encore être atteint.
Un des points importants à l’avenir sera donc de rassembler des arguments en faveur de l’ouverture des contenus, à même de convaincre les établissements. Or il existe sans doute à présent suffisamment de contenus librement réutilisables mis en ligne par les bibliothèques françaises pour que l’on puisse étudier les effets concrets du choix de l’ouverture, à la fois sur les publics et les établissements. Mais on manque encore cruellement de données et d’observations à ce sujet, alors qu’il s’agit à mon sens d’un enjeu crucial dans le débat. A mon échelle, je signale que j’ai essayé de contribuer à une meilleure connaissance de la diffusion en ligne du patrimoine numérisé lors de mon passage à la BDIC, lorsque l’établissement a choisi de passer à la Licence Ouverte. J’ai pu en effet participer à un projet du Labex « Les passés dans le présent », qui a permis de suivre pendant près d’un an la diffusion et les réutilisations d’un important de corpus de photographies portant sur la Première Guerre mondiale, dans le contexte de la commémoration du centenaire de 14-18. Les résultats bruts sont en ligne en Open Access sur HAL dans ce rapport de recherche et une publication détaillée suivra dans un ouvrage consacré au projet.
Je voudrais finir en faisant remarquer que cette question du domaine public numérisé ne concerne pas uniquement les établissements patrimoniaux à proprement parler. Une fois les conditions d’utilisation ouvertes, il reste encore à faire connaître et à mettre en valeur les collections numérisées pour que la liberté de réutilisation ne reste pas vaine. Ce n’est pas parce qu’une bibliothèque libère ses collections en ligne que le public les réutilisera effectivement. Cela demande un travail complexe de médiation et de curation, afin que le public prenne connaissance de l’existence de ces ressources et s’en empare (c’est d’ailleurs l’une des conclusions auxquelles aboutit le rapport de recherche cité plus haut).
De ce point de vue, je voudrais signaler l’excellente initiative de la bibliothèque Georges Brassens du 14ème arrondissement de Paris, sur laquelle je suis tombée récemment. L’établissement a en effet ouvert un blog spécialement dédié à la mise en valeur des « trésors du domaine public et des licences libres ». On y suit les aventures de Georgette, le « double numérique de la bibliothèques Georges Brassens », exploratrice du web à la recherche de contenus libres qui partage avec nous ses découvertes.
Outre l’aspect ludique et accessible, le travail de cette bibliothèque s’appuie sur un repérage précis des sources où l’on peut trouver sur Internet des contenus du domaine public réutilisables, ainsi que sur un travail d’éditorialisation destiné à attirer l’attention du public sur des oeuvres remarquables, en fonction de l’actualité.
Voilà des tâches extrêmement précieuses, qui font actuellement trop souvent défaut aux contenus libres, et pour lesquels les bibliothécaires en général (et pas seulement ceux spécialisés dans la conservation du patrimoine) peuvent jouer un rôle actif, infiniment plus utile et riche de sens que la levée besogneuse et aride de redevances de réutilisation…
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