Toutes les banques russes auxquelles le Front national a fait appel, tant en 2014 qu'en 2016, ont disparu. Elles étaient dirigées par des escrocs ou des blanchisseurs d'argent. De l'argent sale russe a-t-il financé les campagnes du Front national ?
De l'argent sale russe a-t-il financé les campagnes du Front national ? Et pourquoi toutes les banques auxquelles s'est adressé le parti de Marine Le Pen ont-elles des profils douteux, voire carrément mafieux ? Ces questions lancinantes pourraient à terme intéresser la justice française. Qu’il s’agisse des 9,4 millions d’euros versés par la First Czech-Russian Bank (FCRB) en 2014, ou des 3 millions qui auraient dû l’être par la Strategy Bank, puis la NKB Bank en 2016 : le tableau est accablant et permet de s'interroger sur la propension du Front national à fermer les yeux sur la provenance de l’argent russe. Les trois banques ont fait faillite en 2016 dans une étrange répétition.
Liquidée avec un passif de 31,8 milliards de roubles (497 millions d’euros), la First Czech-Russian Bank (FCRB), la première banque du FN, est aujourd'hui visée par une procédure pour détournements de fonds à vaste échelle. Le 20 janvier 2017, son ancien vice-directeur Dmitri Merkoulov a été arrêté à Moscou et mis en examen pour avoir organisé la vente illégale d’actifs de la banque pour un montant total de deux milliards de roubles (31,5 millions d’euros). Cela juste avant que la FCRB ne soit mise sous tutelle, le 21 mars 2016, par la banque centrale russe.
Or c'est justement durant cette période que s’est produit un événement étrange. Comme nous l'avons déjà raconté, le 18 mars 2016, l'emprunt de 9,4 millions d'euros contracté par le FN auprès de la FCRB, a été racheté par Conti, une obscure société moscovite de location de voitures, sans que l’argent ne soit versé dans les caisses. C'est une pratique bien connue en Russie : elle consiste à vider de sa substance une banque avant qu’elle ne disparaisse, via des sociétés bidons, permettant à certains titulaires d'emprunts de ne jamais rembourser leurs dettes. À travers ce schéma, les soutiens de Marine Le Pen en Russie ont-ils trouvé la formule qui permettrait au Front national de bénéficier de dons sous couvert de prêts ?
Détail particulièrement troublant, c'est la veille du rachat de la créance du FN par Conti, le 17 mars 2016, que Jean-Luc Schaffhauser et Vilis Dambins – un intermédiaire letton et proche du sénateur et conseiller de Poutine Alexandre Babakov – se sont rencontrés à Genève. Lors de ce rendez-vous secret que nous révélons aujourd'hui, il s'agissait de trouver des banques capables de prendre la relève de la FCRB dont les jours étaient alors comptés. Les deux hommes ont-ils évoqué le tour de passe-passe autour des 9,4 millions d'euros ?
Interrogé par Mediapart, l’eurodéputé dit ne plus se souvenir de la date exacte de son voyage à Genève. Il livre sa version, affirmant que le Front national a été victime d’une malversation. « Des banquiers crapuleux se sont permis de vendre ce prêt (qui avait été accordé par la FCRB) et le FN n’était pas au courant », assure-t-il. « Quand les dirigeants de la société qui avait récupéré notre créance nous ont dit “C’est à nous que vous allez maintenant payer”, j’ai dit : “Ça pue la combine ! Il faut s’adresser à la banque centrale pour savoir ce que nous devons faire !” Je connais bien la Russie. On n’apprend pas à un vieux singe à faire la grimace ! », poursuit-il.
Selon lui, le FN s'est alors adressé à Elvira Nabuillina, la présidente de la Banque centrale russe. Cette dernière aurait conseillé de ne surtout rien payer, jugeant que « la cession du prêt était frauduleuse ». Depuis, l’Agence d’assurance des dépôts bancaires russes (ASV), l’organisme étatique qui est chargé de la liquidation de la FCRB, dit avoir repris les choses en main pour faire annuler cette cession. Elle s’est adressée à la Cour d’arbitrage de Moscou, et une audience doit se tenir le 1er août 2017. En attendant, comme nous l'avons appris, le paiement des intérêts du prêt est suspendu. Jean-Luc Schaffhauser affirme cependant que le FN continue à verser l'argent des intérêts sur « un compte séquestre ».
Plus ahurissant encore, l'eurodéputé affirme que les mystérieux « nouveaux propriétaires » de la créance « se sont présentés comme agissant sur ordre du pouvoir politique ». « J’ai chargé un de mes collaborateurs qui parle russe d’enquêter, et j’ai découvert que c’était cousu de fil blanc et qu'il n'en était rien », raconte-t-il. Qui sont ceux qui voulaient soi-disant compromettre le FN ? « Les autorités politiques, à la fois au niveau français et international, ont empêché Marine Le Pen d’avoir un autre prêt en Russie », répond-il, énigmatique. « J’ai mon idée, mais je ne vous le dirai pas. Vous devez comprendre qu’il s’agit de choses extrêmement sérieuses. Si je me mettais à table, je me mettrais en danger. J’ai une famille et j’ai le droit à l’existence », ajoute-t-il.
À partir de cet épisode, l'intermédiaire français dit avoir mis en garde Marine Le Pen sur le fait que « des gens dangereux et manipulés cherchent à nuire au FN en nous mettant sur la piste de banques pourries qui font faillite ». « Elle m'a répondu : “On n'est sûr de rien, donc on poursuit” », ajoute-t-il. Mais quand on lui fait remarquer que c'est Vilis Dambins, le proche d'Alexandre Babakov, qui l'a mis sur la piste des « banques pourries qui font faillite », il botte en touche en expliquant qu'il croit en « l'honnêteté » de l'intermédiaire letton.
En effet, le Front national a poursuivi sans sourciller sa chasse aux millions. D’abord auprès de la Strategy Bank (placé au 241e rang dans le classement des banques russes), puis de la NKB (527e rang), dont la réputation était plus que trouble. Depuis plusieurs mois, Mediapart sollicite Marine Le Pen et le trésorier du Front national, Wallerand de Saint-Just, pour obtenir des réponses et éclaircissements. Ils n'ont jamais accepté de nous répondre.
L'énigmatique Dmitri Roubinov
Fondée dans les années 1990 par d’anciens proches de Boris Eltsine – dont Yakov Ourinson, l’ancien ministre de l’économie –, la Strategy Bank a eu des ennuis répétés avec la justice. En septembre 2014, elle a été épinglée comme faisant partie des 19 banques russes ayant participé au « schéma moldave », un gigantesque détournement de fonds qui a permis le transfert frauduleux de la Russie vers la Moldavie de 700 milliards de roubles (alors 14 milliards d’euros).
Elle s’en était sortie avec une simple procédure civile et une amende. Elle comptait alors au sein du conseil d’administration le général Valentin Andreev, une légende des services secrets russes, ex-chef du groupe spécial d’assaut Alpha rattaché au FSB. À partir de cette date, les actionnaires historiques ont vu leur part fondre, au profit d’une certaine Irina Roubinov qui, en 2016, contrôlait 73,3 % du capital pour le compte de son mari Dmitri Roubinov – le vrai propriétaire de Strategy Bank comme nous l'avons découvert.
À l’été 2016, c’est Dmitri Roubinov qui a supervisé un projet de prêt de 3 millions d’euros avec le Front national. Le bureau politique du FN avait alors voté à l'unanimité pour obtenir cet argent. Mais en octobre 2016, Strategy Bank était mise en faillite, laissant apparaître un « trou » de 5,3 milliards de roubles (86 millions d’euros). La demande de prêt a alors été transmise à la NKB Bank (NCB en anglais) que le même Roubinov avait rachetée en février 2016, dans des conditions particulièrement opaques.
La NKB Bank comptait alors dix actionnaires détenant chacun 10 % du capital. D’illustres inconnus. Les recherches menées sur ces personnes aboutissent à des résultats folkloriques : l’une d’entre elles avait une entreprise de commerce de fruits et légumes, l’autre était un petit comptable. On trouvait aussi un bijoutier, et un vendeur de métaux précieux. « Roubinov n’apparaissait officiellement pas comme actionnaire de la NKB, mais il avait placé ses hommes de paille », confie un ancien cadre de la NKB Bank qui a accepté de parler sous couvert d’anonymat. « La NKB a été acquise par Roubinov quand il est devenu évident que la Strategy Bank allait faire faillite. C’est l’argent qui a été sorti de la Strategy qui a servi à acheter NKB », détaille-t-il. « Mais quelque chose d’inattendu s’est produit et ils ont décidé de la mettre aussi en faillite », ajoute-t-il, affirmant ne pas en savoir plus.
Le 29 décembre 2016, la NBK s'est vu priver de sa licence bancaire. Elle avait un passif de 510 millions de roubles (8,3 millions d’euros) et dans le communiqué officiel de la Banque centrale russe (voir ici en anglais), on peut lire que « NKB ne se conforme pas aux exigences en matière de lutte contre le blanchiment de l’argent du crime et le financement du terrorisme », et fait peser une « réelle menace pour les intérêts des créanciers et des déposants ». Le projet de prêt avec le Front national a ainsi encore une fois capoté, comme l'a confirmé lui-même Dmitri Roubinov. « Le crédit de trois millions n’a pas été versé sur les comptes de ce parti (le Front national) », répond-il manifestement interloqué, refusant d’en dire plus avant de raccrocher. Depuis, son numéro sonne dans le vide. La mise en faillite a été prononcée le 17 avril dernier.
Qui est donc Dmitri Roubinov, ancien actionnaire majoritaire de Strategy Bank et propriétaire de la NKB ? Son parcours aurait dû interpeller à plus d’un titre le Front national. L’homme a commencé sa carrière de banquier comme fonctionnaire. Au milieu des années 2000, il était l’un des responsables de l’antenne moscovite de la banque centrale de Russie et participait même à des conférences sur « la lutte contre le blanchiment d’argent ». Mais parallèlement, il était déjà dans le business.
En 2011, il a été mêlé à une escroquerie immobilière de grande ampleur, fortement soupçonné d’avoir détourné, avec sa femme Irina, des dizaines de millions de dollars qui se seraient évaporés dans des paradis fiscaux. En 2006, des centaines de personnes avaient acheté sur plan des villas qui devaient être construites aux alentours de Moscou, dans la région de Istrinskii, au sein d’un complexe baptisé « Barcelona ». C'est la société des époux Roubinov qui devait réaliser la construction. Mais cinq ans après, rien n’était encore sorti de terre.
S’estimant grugés, les acheteurs en question avaient envoyé une lettre à Dmitri Medvedev – le président russe de l’époque – et un reportage télévisé avait été diffusé. Ils avaient organisé une action devant le siège de la banque centrale à Moscou, brandissant des pancartes où apparaissait en toutes lettres le nom de Dmitri Roubinov – « Un fonctionnaire de la banque centrale a volé les déposants ? Qui est derrière D.G Roubinov ? » lit-on sur l'une d'entre elles – et réclamant que justice soit faite. Des clichés que l’on peut encore trouver sur Internet.
L’affaire a finalement été enterrée et Dmitri Roubinov n’a jamais été inquiété. Il a quitté la banque centrale et a pu poursuivre incognito ses activités au sein de la Strategy Bank puis de la NKB Bank. Jusqu’à ce que les deux établissements qui devaient créditer le Front national ne disparaissent à leur tour, emportant avec eux leurs secrets.
SOURCE/ MEDIAPART