(Intervention à la conférence internationale contre l’islamophobie, Saint-Denis, 14/12/2016)

 

Lors d’une grande opération de « testing » le Ministère du travail a envoyé 3000 CV à 40 grandes entreprises ayant pignon sur rue.  Les résultats, accablants, ont été publiés en décembre dernier : les candidats au nom « maghrébin » n’ont qu’1 chance sur 3 d’être convoqués pour un entretien d’embauche, contre 1 chance sur 2 pour les candidats au nom « hexagonal »[1].

En France les « maghrébins » - et bien d’autres « minorités visibles » - sont donc discriminés même par les multinationales. Tout le monde le reconnaît, mais rien ou presque n’est fait pour que cela cesse. Les noms des entreprises coupables n’ont pas été révélés, aucune action en justice n’a été initiée. La passivité notoire de l’État français, et même sa constante contribution à ces discriminations (notamment par la pratique systématique des contrôles policiers et des violences « au faciès »),  ne peuvent trouver qu’une explication, bien difficile à admettre pour nous, membres de la population majoritaire : les discriminations produisent ipso facto un système de privilèges pour les « hexagonaux ». Quand des policiers contrôlent un « maghrébin » dans le métro, je constate toujours qu’ils sont bien trop occupés pour s’intéresser à moi, « l’hexagonal » qui vient juste derrière. Il faut dire les choses telles qu’elles sont : le racisme n’est pas seulement une injustice faite aux personnes racisées, il est aussi un système de privilèges pour les blancs (oh, pardon : les « hexagonaux »), une institution sociale et même un racisme d’État. Pour paraphraser Albert Memmi qui évoquait le ‘petit colonisateur’, si le ‘petit blanc’ FN ou 'Républicain' défend ou nie le système raciste avec tant d’âpreté, c’est qu’il en est peu ou prou bénéficiaire[2].

L’usage contourné du mot « hexagonal » rappelle l’extrême difficulté en France à nommer les catégories raciales (on parle ici de race sociale et non biologique, faut-il encore le rappeler…). Cette gêne est constitutive de « l’art français de faire la guerre » (post-coloniale) : comme l'écrit Alexis Jenni, « la race est une identité effective qui déclenche des actes réels, mais on ne sait pas quel nom leur donner, à ceux dont la présence expliquerait tout. Aucun des noms qu’on leur donne ne convient et on sait aussitôt, pour chacun de ces noms, qui les a dit et ce que veulent ceux qui les leur donnent »[3].

Que les racistes refusent de reconnaître et de nommer un système de privilèges raciaux, qu’ils dénient aux personnes racisées le droit de s’organiser de façon autonome, de construire leurs propres mouvements, ou de tenir parfois des réunions réservées aux victimes du racisme, comment s’en étonner ? Mais comment comprendre ceux des ‘antiracistes’ blancs qui joignent leur voix à ce concert, oubliant de surcroît leur condition objective de dominants ?

Il fut des temps où les ouvriers n’avaient pas le droit de créer des syndicats ni les femmes la légitimité de se réunir entre elles : ils et elles divisaient le peuple (ou la classe ouvrière). Cette prétention des oppresseurs à régenter les modes d’action des opprimés était et demeure insupportable, qu’il s’agisse d’oppression de classe, de genre... ou de race. Que n’a-t-on pas entendu l’été dernier à l’occasion du « camp décolonial », que certains à gauche ont osé dénoncer comme un « racisme à l’envers »[4] ! Quant au refus de certains – souvent les mêmes - d’employer le terme « islamophobie », ne montre-t-il pas comment une conception sectaire de la laïcité se combine à l’inconscient colonial en un cocktail malsain trop souvent agrémenté de bonne conscience « féministe » ?

Et que dire de la haine républicaniste d’un Julliard envers les « traîtres », les « collabos du ‘pas d’amalgame’ »! Parlant des attentats terroristes, Jacques Julliard accuse les « islamo-gauchistes » de « suggérer que ces crimes ne sont pas des crimes mais des conséquences »[5].  Car bien sûr « expliquer c’est déjà excuser », comme l’affirmait Manuel Valls[6] à l’occasion de l’anniversaire de la tuerie de l’Hyper Cacher. Ce même Valls[7] ne craint pas de divaguer sur la complicité quasi-criminelle de la gauche radicale avec les islamistes, ces fourbes déguisés en théologien, en militant.e décolonial.e ou en défenseur.e des droits des musulmans… …

Pourtant, pour agir en politique il faut bien expliquer et comprendre. Comprendre pourquoi des jeunes français.es issu.es de l’immigration, ou même des « hexagonaux » convertis, en viennent à vouloir mourir en tuant le maximum de juifs ou de mécréants. Leurs raisons, car ils en ont, ont peu à voir avec la religion mais ne sont pas sans rapport avec les raisons de beaucoup d’« hexagonaux » qui adhèrent au racisme et à l’islamophobie. Il est désolant de devoir rappeler ces évidences, mais des deux côtés de la barricade, c’est le même sentiment d’abandon, de mépris, d’avenir bouché. Le même constat de désertion de la gauche sociale et politique, la même absence d’outils de lutte collective pour retrouver du pouvoir sur sa vie. La même régression vers le fantasme : le Califat, la France blanche et chrétienne... ou la « République une et indivisible » ?

Bien sûr les républicanistes, eux, ne sont pas racistes : ils rejettent la préférence nationale et la conception ethnique de la République. Mais ils se refusent à prendre au sérieux l’écart monstrueux entre les valeurs de cette République et la réalité vécue par les catégories populaires de toutes origines. Ils refusent de voir qu’il n’y a pas plus de « problème musulman » en France, qu’il n’y a de « problème noir » aux Etats-Unis ou qu’il n’y avait de « problème juif » dans les années 1930, mais qu’à chaque fois il y a un problème blanc[8], un système à la fois informel et institutionnel de discrimination et d’exploitation, un système à contester et à renverser.

Comment alors construire un nouveau discours hégémonique qui délégitimerait les pratiques discriminatoires et renverrait les discours racistes et islamophobes dans les groupuscules suprématistes d’où ils n’auraient pas dû sortir ?

Il faut d'abord déverser du sel sur la plaie « républicaine »: exiger sans relâche des élites politiques qu’elle cessent de creuser le fossé entre les valeurs affichées et la République réellement existante. Le triptyque républicain n’est pas qu’un slogan creux, il a un formidable potentiel performatif. Il faut s’appuyer sur la grammaire de la justice démocratique, cette langue universelle qui partout inspire  les soulèvements populaires pour la liberté, l’égalité et la fraternité. Partout, oui, et pas seulement dans l’Occident impérialiste : la coïncidence temporelle entre les révolutions arabes et les mouvements Indignés-Occupy était tout sauf une coïncidence.

Mais le combat des idées ne suffit pas, s’il n’est soutenu par la capacité d’action autonome des dominés, leur auto-organisation pour la conquête de leurs droits contre les discriminations et la violence de l’État et des dominants. Les associations ou mouvements sociaux, pour la plupart aujourd’hui bien trop monocolores, doivent soutenir fermement le droit des personnes racisées à s’organiser comme elles l’entendent, cela n’excluant évidemment pas les controverses et les désaccords politiques. Le succès de la marche pour la dignité d’octobre 2015, celui attendu de la marche contre les violences policières du 19 mars 2017, sont des signes encourageants.

J’en viens à la question la plus difficile, celle (pour reprendre l’expression d’Houria Bouteldja) du « grand Nous », du « Nous de la nouvelle identité politique que nous devrons inventer ensemble »[9]. L’humanité est sur une trajectoire d’effondrement écologique et politique[10] : pour bifurquer vers un modèle de société conviviale, nous devrons créer ensemble un nouveau sujet politique, désintoxiqué des minables bénéfices que nous croyons tirer de nos micro-privilèges de dominants. La domination des autres, Noirs, arabes, « civilisations inférieures », la domination des femmes, l’exploitation et le mépris des ouvriers et soi-disant « travailleurs non qualifiés », la dévastation de la nature par notre arrogance techno-capitaliste…

Ce « Nous » sera décolonial ou ne sera pas, sans aucun doute. Mais il sera aussi féministe, écologiste, démocratique, ou ne sera pas. « L’intersectionnalité » est un concept créé par une chercheuse féministe noire, Kimberlé Crenshaw [11], pour penser l’articulation de la lutte des femmes noires contre le sexisme et le racisme. Il peut sembler pompeux mais je le crois indispensable : il pourrait nous permettre de penser des stratégies politiques nouvelles pour sortir de nos tranchées minoritaires. Donald Trump est lui-même un magnifique exemple d’intersectionnalité à l’envers : sexiste, raciste et islamophobe, nationaliste, autocrate, milliardaire et pollueur (Poutine n’est pas mal non plus dans le genre). Dominant total, il sait flatter en chacun la petite jouissance du dominant partiel, faisant son miel de la « pyramide des tyranneaux »[12].

La seule manière de détruire ce puissant ressort, c’est de construire ce « Nous » alternatif, populaire et démocratique. L’intersectionnalité nous permet de poser la grande question des alliances stratégiques entre dominés, dont beaucoup - mais pas tous - cumulent plusieurs dominations - mais pas toutes. Par exemple les difficiles rapports entre féminisme et antiracisme aujourd’hui renvoient au fait que « le racisme tel qu’il est vécu par les personnes de couleur d’un sexe particulier (masculin) détermine largement les paramètres des stratégies antiracistes, de même que le sexisme tel qu’il est vécu par des femmes d’une race particulière (blanche) est largement à la base du mouvement des femmes »[13].

Reconfigurer les stratégies des mouvements à la lumière de l’intersectionnalité permettrait de desserrer l’étau des dominations. Chaque cause ne pourra avancer qu’en se liant aux autres causes : les écologistes pour la justice climatique, les syndicalistes anti-productivistes ou les féministes anti-islamophobes… et les militant.e.s décoloniale.s féministes et anticapitalistes !

C’est donc à la fois la stratégie de chaque lutte et celle de leur convergence qu’il faut réexaminer. Ainsi le syndicalisme combatif a échoué à intégrer les jeunes issus de l’immigration. Son slogan fétiche – « travailleurs français, immigrés, même patron même combat ! » - reflète l’impasse faite sur les discriminations. Premiers licenciés, derniers embauchés, les travailleurs racisés, surtout les jeunes, n’ont pas souvent le « même patron » que les travailleurs blancs… puisqu'ils n'ont même pas de patron.

Bien sûr l’idée même d’intersectionnalité ne fait consensus au sein d’aucun mouvement. Il nous faut donc construire un espace politique où les composantes intersectionnelles de chaque mouvement pourront coopérer. Du fait de l’ampleur des questions qu’il pose, ce sera nécessairement un mouvement politique visant une transformation globale des rapports sociaux. Après l’élection de Trump, Judith Butler a évoqué la nécessaire « création d’un parti socialiste aux Etats-Unis » en ces termes : « nous devons changer notre comportement et en finir avec notre propre isolement dans la gauche, pour que nous ne soyons plus pris par surprise. Nous autres, les minorités sexuelles, de genres et de races, nous serons parmi les plus vulnérables à l’action de ce pouvoir de police renforcé »[14]. Recréer un parti socialiste en France, peut-être pas… Mais pourquoi ne pas réfléchir à un parti-mouvement articulant ses différentes composantes de façon souple et non hiérarchique, tout en exerçant un contrôle démocratique permanent sur ses dirigeants et élus ? Cela me semble aujourd’hui l’une des voies à privilégier si nous voulons recréer l’espoir d’un monde de paix et de respect.

 

 


 

[1] « Discrimination à l’embauche selon « l’origine » : que nous apprend le testing auprès de grandes entreprises ? », Dares Analyses n°76, décembre 2016.

[2] Albert Memmi, Portrait du colonisé, Payot, 1973, p. 39.

[3] Alexis Jenni,  L’art français de la guerre, 2011, Gallimard Folio, p.231.

[4] G. Clavreul, « Un racisme à l’envers ?», https://jean-jaures.org/nos-productions/un-racisme-a-l-envers, 27/09/216

[5] J. Julliard, “Contre le parti collabo du “pas d’amalgame”, Marianne, 3/09/216

[6] AFP, 9/01/2016

[7] « Il y a toujours ces capitulations, ces ambiguïtés, avec Les Indigènes de la République, les discussions avec Madame Clémentine Autain et Tariq Ramadan, ambiguïtés entretenues qui forment le terreau de la violence et de la radicalisation », M. Valls, interview à Radio J, 22/05/2016

[8] « A Maurice Nadeau lui demandant à son arrivée Gare Saint-Lazare à Paris en 1945, si le problème noir aux Etats-Unis était en voie de règlement, (le grand romancier noir américain) Richard Wright eut cette réponse : « Il n’y a pas de problème noir aux Etats-Unis, seulement un problème blanc » (Rafik Chekkat, https://www.etatdexception.net/il-ny-a-pas-de-probleme-musulman-seulement-un-probleme-francais-2/#_edn1)

[9] Les Blancs, les Juifs et nous. Vers une politique de l’amour révolutionnaire, La Fabrique, 2016

[10] Pablo Servigne & Raphaël Steven, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Seuil, 2015.

[11] Voir « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur », Cahiers du Genre n°39/2, 2005

[12] « Telle est l’histoire de la pyramide des tyranneaux : chacun, socialement opprimé par un plus puissant que lui, trouve toujours un moins puissant pour se reposer sur lui et se faire tyran à son tour » (Memmi, op. cit, p. 44).

[13] K. Crenshaw, op.cit, p.17.

[14] J. Butler, « Podredumbre anunciada », Soy, 18/11/2016, https://www.pagina12.com.ar/3616-podredumbre-anunciada; article signalé et traduit par Samy Johsua, que je remercie.

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