C’est au détour d’une petite question postée (à moitié) innocemment sur Twitter que je me suis rendu compte de la complexité du problème : « accepteriez-vous, si vous aviez la garantie que votre roman soit un succès planétaire, de… ne pas le signer ? » C’est une proposition délicate, parce qu’elle suppose de choisir entre deux choses qui ne peuvent logiquement s’apprécier qu’en étant combinées. En effet, la gloire, la postérité et la reconnaissance s’apprécient principalement lorsqu’elle sont liées à un nom – le vôtre, si possible.
Les premières réponses se sont montrées assez tranchées en faveur du succès : en substance, « peu importe qu’on sache qui je suis, l’essentiel est que je sois lu ». La promesse d’un immense succès garanti – et d’une compensation financière plus que confortable – suffisait pour certainement à abandonner le fantasme du nom sur la couverture, de l’œuvre liée à son auteur pour l’éternité. Puis, plus timidement, d’autres voix se sont élevées :« je préfère un échec attribué qu’un succès planétaire anonyme » ; « le nom est indissociable de l’œuvre, puisque celle-ci est un véritable morceau de la personne, quelque chose qu’il s’extrait de lui-même » ; « un auteur doit pouvoir signer pour construire une œuvre cohérente sur le long terme, pour que le public puisse le suivre, pour qu’une continuité puisse s’instaurer » ; « le nom d’un auteur est son gagne-pain » (sa marque, en somme), etc.
Dans le droit français, les auteurs disposent d’un certain nombre de garanties vis-à-vis de l’exploitation de leur œuvre par des tiers, des droits inaliénables, au premier rang desquels figure le droit au respect de la paternité. Entendez, un auteur ne peut pas renoncer à son droit d’être l’auteur d’une œuvre. Cela ne signifie pas qu’il ne peut pas la publier anonymement – certains le font, et plus généralement beaucoup de gens utilisent des pseudonymes. Mais une œuvre est pour toujours rattachée moralement à son auteur. Cela rend par exemple difficile l’application des licences CC0 (domaine public vivant) dans le droit français, puisque la licence suppose aussi de renoncer à la paternité. Mais là n’est pas le sujet. Vous me connaissez, j’aime me poser des questions – et ce blog en subit parfois les conséquences.
Qu’est-ce qui fait qu’il est si difficile d’imaginer publier une œuvre sans la signer, sans y être rattaché d’une manière ou d’une autre ? Pourquoi puis-je renoncer à la propriété d’une maison, d’une voiture, et pas à celle d’une illustration, d’une mélodie ou d’un roman ? En somme, pourquoi la propriété intellectuelle est devenue, au fil des ans, supérieure à la propriété matérielle ?
Je ne suis pas là pour faire la leçon ou juger : en tant qu’artistes nous avons chacun nos raisons et je ne les remets pas en cause. Mais on peut s’interroger sur leurs origines.
La propriété intellectuelle – concept très récent qui date en réalité du milieu du XXe siècle – suppose qu’on peut détenir l’exclusivité des droits relatifs à une création de l’esprit si l’on peut faire valoir son originalité, c’est-à-dire qu’elle porte l’empreinte de la personnalité de son auteur. La définition est suffisamment vaste pour que tout ou presque puisse entrer dans son champ d’action, du logo à la marque en passant par le caractère d’un personnage, quelques notes fredonnées ou un roman tout entier. L’homme du XXe siècle a élevé la propriété intellectuelle au rang de religion holistique, celui du XXIe siècle l’a consacrée comme vérité universelle et indépassable : l’œuvre d’art appartient à son auteur – le plus souvent, n’oublions pas de le préciser, ce dernier en cède les droits d’exploitation à des tiers, dont le rôle est justement de gagner de l’argent et de reverser un (maigre) dividende.
Telle est la situation aujourd’hui. Pourtant (je sais, je suis pénible) j’aime bien essayer de tout remettre en cause, y compris nos certitudes, nos lois indépassables, celles dont nous ne doutons pas un instant.
En quoi une œuvre ne pourrait-elle pas exister en elle-même, hors de son auteur ? Je comprends bien les considérations économiques – dans une industrie culturelle, il faut pouvoir envoyer son chèque à la personne concernée (si possible pas trop en retard). Mais j’ai du mal à en saisir l’importance fondamentale et humaine. Le plombier ne signe pas ses soudures, le paysagiste ne grave pas son nom sur l’écorce des arbres qu’il a taillés… et pourtant, il nous paraît essentiel, fondamental, de rattacher un roman ou un dessin à la personne qui l’a créé.
On répondra assez logiquement que la propriété intellectuelle valorise l’originalité, et qu’une originalité est difficile à trouver dans la courbure d’un tuyau ou la découpe d’une branche, et qu’une soudure n’a jamais suscité la moindre émotion chez quelqu’un. Pourtant…
Je réfléchissais à la question en terminant une reliure japonaise, pour un livre dont j’avais choisi le papier, le format, la découpe, le fil, le type de reliure, dont j’avais personnellement plié chaque feuille, appréciant le grain du papier, la forme des trous, la manière dont ils réagissaient avec le lin qui les étiraient… Indéniablement, pour la personne qui aurait su observer mon travail, celui-ci portait l’empreinte de ma personnalité : j’y mettais tout mon amour de l’éphémère, ma passion pour l’imperfection, pour les subtiles failles qu’on laisse apparentes pour mieux sublimer le temps qui passe et détruit tout… Pourtant, même si je considère mon travail comme une véritable expression artistique, je n’en possèderais jamais la propriété intellectuelle. Et de repenser au plombier, au boulanger, au paysagiste… pas pour réclamer en leur nom un droit à la propriété intellectuelle, mais pour attester, en tant qu’humains, que la moindre de nos actions porte la marque de notre personnalité. Dès lors, pourquoi seules les créations artistique et industrielle seraient mises sur un piédestal ?
Tout ça pour dire, je ne suis pas certain que mes œuvres m’appartiennent. — je n’est pas parce que le droit le dit qu’il en est ainsi. Oui, j’assemble des mots les uns après les autres qui forment un ensemble plus ou moins cohérent, mais des machines sont désormais capables de faire la même chose. Si une machine, qui ingurgite des données en quantité pour en ressortir quelque chose, en est capable, alors la création serait une sorte d’émanation de ce que notre esprit ingurgite à chaque instant, et le recracherait d’une certaine façon. Un peu comme un éternuement, quoi. Un éternuement complexe, certes, mais un éternuement tout de même.
Puis-je déposer un brevet sur la manière dont j’éternue ? La question reste en suspens. Qu’est-ce qui nous appartient en réalité ? Nos gestes nous appartiennent-ils, nos regards sont-ils copyrightables ? Nos romans nous sont-ils propres ou sont-ils le fruit de l’époque qui les voit naître ? Surtout, quelle importance dans un siècle, dans dix siècles, dans mille siècles ? Qu’est-ce qui nous gêne vraiment ? Nos réticences à voir dans nos œuvres autre chose que des « propriétés » ne sont-elles pas liées à d’autres intérêts ?
Je n’ai que des débuts de réponse, et aucune « vérité autre » à opposer à la doxa. Mais se poser des questions, c’est déjà un bon début.
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