Ce 3 novembre au matin
L’avocat Dupont-Moretti était l’invité de la matinale de France Inter. L’impression que m’a laissée les échanges entre celui qui est présentement l’avocat d’Abdelkader Merah et Nicolas Demorand me pousse à écrire ce billet.
L’irresponsabilité de Demorand
L’irresponsabilité d’une certaine forme de journalisme, celui qui ne se mesure qu’à l’audimat et à la prétendue causticité des questions, était au cœur de cet échange. Alors que l’avocat tentait d’expliquer le rôle de la défense de l’accusé en démocratie, il ne cessait d’être interrompu par Nicolas Demorand, qui tentait visiblement de provoquer son invité. Ainsi, tout l’entretien durant, c’est l’avocat qui était mis par le journaliste sur le banc des accusés. Cela ne vous choque-t-il pas ? L’accusé est-il innocent ? Est-ce donc un déni de justice ? L’orientation générale des questions, de toute évidence, allait en un sens un seul : faire passer l’avocat pour le défenseur éhonté et indigne de l’indéfendable.
L’obscénité en question
Il faudrait mettre une majuscule à l’indéfendable, tant les questions de Nicolas Demorand impliquaient implicitement qu’en cas d’affaire liée au terrorisme, aucun droit à la défense n’était ni souhaitable ni défendable. Maître Dupont-Moretti était presque tenu de s’excuser d’exercer sa profession et de participer à la survie, pénible en ces temps d’inscription de l’état d’urgence dans le droit commun, de l’état de droit dans notre démocratie. L’apothéose a été atteinte quand Nicolas Demorand a demandé s’il n’y avait pas quelque chose « d’obscène » à évoquer la douleur de la mère du terroriste, trente secondes des propos que l’avocat avait prononcés pendant des semaines durant l’audience.
« Vous êtes méchant »
C’était bien plutôt le dispositif général de l’émission qui était obscène, ce qui a fait dire à Maître Dupont-Moretti qu’il aurait sans doute mieux fait de ne pas venir. Il découvrait les pièges d’un « journalisme » qui, en paraissant acquis aux principes démocratiques, n’hésite pas à rallier les arguments les plus hostiles à la République. Un second sommet a été atteint lorsque, citant le frère d’une victime, Demorand dit à Dupont-Moretti « vous êtes méchant ». Moment d’hallucination ? Non, non, vous pouvez vérifier, il est tombé jusque-là. Comme le lui a justement fait remarquer l’avocat, les victimes ont une émotion légitime, qui peut s’exprimer ainsi. Quel besoin cependant de porter cette parole quand, à l’image de Nicolas Demorand, on n’a rien à voir de près avec l’affaire ? Quel besoin de la sortir comme une botte secrète et d’arborer le sourire content de celui qui fait fléchir l’adversaire ?
Demorand contre Dupont-Moretti : adversaire ou invité ?
A l’écoute de l’émission, il était clair que Dupont-Moretti n’était pas l’invité de Demorand. C’était son adversaire, presque un ennemi public désigné. Alors que l’avocat regrettait que la charge de la preuve n’avait pas été la préoccupation centrale des avocats des parties civiles, il reconnaissait que le jugement avait été motivé, ce qui était louable. En effet, dans un contexte où les pouvoirs de l’administration gagnent toujours plus sur les pouvoirs de justice, faudrait-il en plus que cette dernière oublie ses deux principes fondamentaux et liés : la présomption d’innocence et l’administration de la preuve de culpabilité ? Il y a là de quoi s’inquiéter sérieusement.
La responsabilité des intellectuels
L’attitude de Demorand, qui visait, pour des motifs qui doivent lui être propres, à mettre de l’huile sur le feu, est irresponsable dans cette situation. Il est certain que les journalistes, au même titre que les femmes et hommes politiques ou les universitaires publics, ont une responsabilité particulière dans l’expression de leur parole. Le ridicule et le caractère odieux de nombreuses remarques de Demorand n’était pas à la hauteur de cette responsabilité, loin s’en faut. Ainsi, il laissait entendre que Dupont-Moretti n’était pas ému par les attentats perpétrés de Mohamed Mehra. Le doute planait presque dans ses questions : Dupont-Moretti serait-il du côté de l’ennemi ?
Je passe sur les questions des auditeurs, toujours soigneusement choisies, allant du montant de ses honoraires à l’indignité de sa position, de l’honneur de la profession qu’il aurait bafoué… un beau cocktail de pluralisme ! Encore une prouesse de la neutralité médiatique ! Ces questions ne sont pas étonnantes, tant le tapis rouge avait été déroulé pour elles par Demorand. Le dégoût était visible sur les traits de Dupont-Moretti, pris dans le piège médiatique. J’y joins, avec ce billet, ma colère et mon inquiétude. J’espère que Le Média, qui sera lancé en janvier, servira à l’établissement de discussions plus sereines et au détournement de ce genre de guet-apens.
Demorand contre la démocratie
Ce triste entretien fait suite à une remarque adressée à Nicole Ferroni le 1er novembre dernier. Alors que celle-ci regrettait que le terrorisme impose la totalité de son agenda à la sphère médiatique – elle avait dû changer sa chronique durant la nuit du fait des attentats à New-York – celui-ci lui avait répliqué sèchement, en lui demandant si, dans ce cas, il ne fallait pas en parler. De la même façon, quand Dupont-Moretti dénonce dans l’idée de renoncer aux droits de la défense une possible victoire accordée au terrorisme qui lutte contre notre démocratie, Demorand lui demande s’il est un être dépourvu d’émotion. Hors sujet et caricatural.
Si vous réfléchissez, si vous osez défendre les droits fondamentaux en démocratie, vous êtes du côté de l’ennemi. Demorand s’était mué en Valls l’espace d’un instant. Réfléchissent-ils à ce qu’ils disent et à ce que cela implique ? Je ne pouvais m’empêcher de ressentir une certaine nausée à la fin de cet entretien. Loin de me faire une idée positive des médias de masse dans notre société, je ne pensais pas qu’à heure de grande écoute, une attaque en règle contre la démocratie pouvait avoir lieu avec la plus plate attitude de normalité de la part du journaliste. Le pire, c’est sans doute qu’il ne s’en rend même pas compte. Il suit le mouvement, « c’est comme ça ».
Il faudrait qu’il prenne du recul, et qu’il médite sur une phrase bien connue de Karl Kraus, qui avait une idée assez précise de ce que la presse pouvait instaurer comme atmosphère antidémocratique. Karl Kraus nous disait donc, à propos de cette presse dictant « ce qu’il faut penser » : « Il faut voir des abîmes là où sont les lieux communs ». Souvenons-nous en et défendons nos principes démocratiques.
Je remercie d’ailleurs Maître Dupont-Moretti de les avoir explicités avec clarté en dépit du ton général de l’entretien.
SOURCE/ PYCADALEN.FR