Photo EOI (CC-BY-SA 2.0)

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Le chemin vers une informatique éthique 
 

Le logiciel « open source » a gagné, tant mieux, c’est un préalable pour une informatique éthique, explique Daniel Pascot, qui a tout au long d’une carrière bien remplie associé enseignement et pratique de l’informatique, y compris en créant une entreprise.

 

Du côté de nos cousins d’Outre-Atlantique, on lui doit notamment d’avoir présidé aux destinées de l’association libriste FACIL (c’est un peu l’April du Québec) et milité activement pour la promotion de solutions libres jusqu’aux instances gouvernementales.

On peut se réjouir de l’ubiquité du logiciel libre mais les fameuses quatre libertés du logiciel libre (merci Mr Stallman) ne semblent en réalité concerner que les créateurs de logiciels. Les utilisateurs, peu réceptifs au potentiel ouvert par les licences libres, sont intéressés essentiellement par l’usage libre des logiciels et les services proposés par des entreprises intermédiaires. Hic jacet lupus… Quand ces services échappent à la portée des licences libres, comment garantir qu’ils sont éthiques ? La réflexion qu’entame Daniel Pascot à la lumière d’exemples concrets porte de façon très intéressante sur les conditions d’un contrat équilibré entre utilisateurs et fournisseurs de services. Les propositions de charte qu’il élabore ressemblent d’ailleurs plutôt à une liste des droits des utilisateurs et utilisatrices ;-)

Chez Framasoft, nous trouvons que ce sont là des réflexions et propositions fort bien venues pour le mouvement de CHATONS qui justement vous proposent des services divers en s’engageant par une charte.

Comme toujours sur le Framablog, les commentaires sont ouverts…

 

Le logiciel « open source » a gagné, oui mais…

Les « libristes »1 se rendent progressivement compte que bien des combats qu’ils ont livrés étaient une cause perdue d’avance car ils sous-estimaient les conséquences de la complexité des logiciels. Quels que soient les bienfaits des logiciels libres, les utiliser exige une compétence et un entretien continu qui ne sont pas envisageables pour la grande majorité des individus ou organisations2.

Richard Stallman a fait prendre conscience de la nécessité de contrôler les programmes pour garantir notre liberté. La dimension éthique était importante : il parlait du bon et du mauvais logiciel. L’importance de ce contrôle a été mise en évidence par Lawrence Lessig avec son « Code is law »3. La nature immatérielle et non rivale du logiciel faisait que les libristes le considéraient naturellement comme un bien commun. Il leur semblait évident qu’il devait être partagé. Comme on vivait alors dans un monde où les ordinateurs étaient autonomes, la licence GPL avec ses libertés offrait un socle satisfaisant sur lequel les libristes s’appuyaient.

J’ai depuis plus de 20 ans enseigné et milité pour le logiciel libre que j’utilise quotidiennement. Comme tout bon libriste convaincu, j’ai présenté les quatre libertés de la GPL, et je reconnais que je n’ai pas convaincu grand monde avec ce discours. Qu’il faille garder contrôle sur le logiciel, parfait ! Les gens comprennent, mais la solution GPL ne les concerne pas parce que ce n’est absolument pas dans leur intention d’installer, étudier, modifier ou distribuer du logiciel. Relisez les licences et vous conviendrez qu’elles sont rédigées du point de vue des producteurs de logiciels plus que des utilisateurs qui n’envisagent pas d’en produire eux-mêmes.

Mais un objet technique et complexe, c’est naturellement l’affaire des professionnels et de l’industrie. Pour eux, la morale ou l’éthique n’est pas une préoccupation première, ce sont des techniciens et des marchands qui font marcher l’économie dans leur intérêt. Par contre, la liberté du partage du code pour des raisons d’efficacité (qualité et coût) les concerne. Ils se sont alors débarrassés de la dimension éthique en créant le modèle open source4. Et ça a marché rondement au point que ce modèle a gagné la bataille du logiciel. Les cinq plus grandes entreprises au monde selon leurs capitalisations boursières, les GAFAM, reposent sur ce modèle. Microsoft n’est plus le démon privatif à abattre, mais est devenu un acteur du libre. Enlevez le code libre et plus de Web, plus de courrier électronique, plus de réseaux sociaux comme Facebook, plus de service Google ou Amazon, ou de téléphone Apple ou Android. Conclusion : le logiciel libre a gagné face au logiciel propriétaire, c’est une question de temps pour que la question ne se pose plus.

Oui, mais voilà, c’est du logiciel libre débarrassé de toute évidence de sa dimension éthique, ce qui fait que du point de vue de l’utilisateur qui dépend d’un prestataire, le logiciel libre n’apporte rien. En effet, les prestataires de services, comme les réseaux sociaux ou les plates-formes de diffusion, ne distribuent pas de logiciel, ils en utilisent et donc échappent tout à fait légalement aux contraintes éthiques associées aux licences libres. Ce qui importe aux utilisateurs ce ne sont pas les logiciels en tant qu’objets, mais le service qu’ils rendent qui, lui, n’est pas couvert par les licences de logiciel libre. Circonstance aggravante, la gratuité apparente de bien des services de logiciel anesthésie leurs utilisateurs face aux conséquences de leur perte de liberté et de l’appropriation de leurs données et comportements (méta données) souvent à leur insu5.

Pourtant, aujourd’hui, nous ne pouvons plus nous passer de logiciel, tout comme nous ne pouvons pas nous passer de manger. Le logiciel libre c’est un peu comme le « bio » : de plus en plus de personnes veulent manger bio, tout simplement parce que c’est bon pour soi (ne pas s’empoisonner), bon pour la planète (la préserver de certaines pollutions) ou aussi parce que cela permet d’évoluer vers une économie plus humaine à laquelle on aspire (économie de proximité). Le « bio » est récent, mais en pleine expansion, il y a de plus en plus de producteurs, de marchands, et nos gouvernements s’en préoccupent par des lois, des règlements, des certifications ou la fiscalité. Ainsi le « bio » ce n’est pas seulement un produit, mais un écosystème complexe qui repose sur des valeurs : si le bio s’était limité à des « écolos » pour auto-consommation, on n’en parlerait pas. Eh bien le logiciel c’est comme le bio, ce n’est pas seulement un produit mais aussi un écosystème complexe qui concerne chacun de nous et la société avec tous ses acteurs.

Dans l’écosystème logiciel, les éditeurs et les prestataires de service qui produisent et opèrent le logiciel, ont compris que le logiciel libre (au sens open source) est bon pour eux et s’en servent, car ils le contrôlent. Par contre il n’en va pas de même pour ceux qui ne contrôlent pas directement le logiciel. La licence du logiciel ne suffit pas à leur donner contrôle. Mais alors que faire pour s’assurer que le service rendu par le logiciel via un prestataire soit bon pour nous, les divers utilisateurs dans cet écosystème numérique complexe ?

Je vais ici commenter la dimension éthique de deux projets de nature informatique qui s’appuient sur du logiciel libre sur lesquels je travaille actuellement en tentant d’intégrer ma réflexion de militant, d’universitaire et de praticien. PIAFS concerne les individus et donc le respect de nos vies privées pour des données sensibles, celles de notre santé dans un contexte de partage limité, la famille. REA vise à garantir à une organisation le contrôle de son informatisation dans le cadre d’une relation contractuelle de nature coopérative.

Deux cas qui ont alimenté ma réflexion

PIAFS : Partage des Informations Avec la Famille en Santé

PIAFS est projet qui répond à un besoin non satisfait : un serveur privé pour partager des données de santé au sein d’une unité familiale à des fins d’entr’aide (http://piafs.org/). Cette idée, dans un premier temps, a débouché sur un projet de recherche universitaire pour en valider et préciser la nature. Pour cela il nous fallait un prototype.

Au-delà de la satisfaction d’un besoin réel, je cherchais en tant que libriste comment promouvoir le logiciel libre. Je constatais que mes proches n’étaient pas prêts à renoncer à leurs réseaux sociaux même si je leur en montrais les conséquences. Il fallait éviter une première grande difficulté : changer leurs habitudes. J’avais là une opportunité : mes proches, comme beaucoup de monde, n’avaient pas encore osé organiser leurs données de santé dans leur réseau social.

Si ce projet avait dès le départ une dimension éthique, il n’était pas question de confier ces données sensibles à un réseau social. J’étais dès le départ confronté à une dimension pratique au-delà de la disponibilité du logiciel. De plus, pour les utilisateurs de PIAFS, l’auto-hébergement n’est pas une solution envisageable. Il fallait recourir à un fournisseur car un tel service doit être assuré d’une manière responsable et pérenne. Même si l’on s’appuyait sur des coopératives de santé pour explorer le concept, il est rapidement apparu qu’il fallait recourir à un service professionnel classique dont il faut alors assumer les coûts6. Il fallait transposer les garanties apportées par le logiciel libre au fournisseur de service : l’idée de charte que l’on voyait émerger depuis quelques années semblait la bonne approche pour garantir une informatique éthique, et en même temps leur faire comprendre qu’ils devaient eux-mêmes assurer les coûts du service.

REA : Pour donner au client le contrôle de son informatisation

J’ai enseigné la conception des systèmes d’information dans l’université pendant près de 40 ans (à Aix-en-Provence puis à Québec), et eu l’occasion de travailler dans des dizaines de projets. J’ai eu connaissance de nombreux dérapages de coût ou de calendrier et j’ai étudié la plupart des méthodologies qui tentent d’y remédier. J’ai aussi appris qu’une des stratégies commerciales de l’industrie informatique (ils ne sont pas les seuls !) est la création de situations de rente pas toujours à l’avantage du client. Dans tout cela je n’ai pas rencontré grande préoccupation éthique.

J’ai eu, dès le début de ma carrière de professeur en systèmes d’information (1971), la chance d’assister, sinon participer, à la formalisation de la vision de Jean-Louis Le Moigne7 : un système d’information consiste à capturer, organiser et conserver puis distribuer et parfois traiter les informations créées par l’organisation. Cette vision s’opposait aux méthodologies naissantes de l’analyse structurée issues de la programmation structurée. Elle établissait que l’activité de programmation devait être précédée par une compréhension du fonctionnement de l’organisation à partir de ses processus. L’approche qui consiste à choisir une « solution informatique » sans vraiment repenser le problème est encore largement dominante. J’ai ainsi été conduit à développer, enseigner et pratiquer une approche dite à partir des données qui s’appuie sur la réalisation précoce de prototypes fonctionnels afin de limiter les dérapages coûteux (je l’appelle maintenant REA pour Référentiel d’Entreprise Actif, le code de REA est bien sûr libre).

Mon but est, dans ma perspective libriste, de redonner le contrôle au client dans la relation client-fournisseur de services d’intégration. Si ce contrôle leur échappe trop souvent du fait de leur incompétence technique, il n’en reste pas moins que ce sont eux qui subissent les conséquences des systèmes informatiques « mal foutus ». Là encore le logiciel libre ne suffit pas à garantir le respect du client et le besoin d’une charte pour une informatique éthique s’impose8 .

Vers une charte de l’informatique libre, c’est-à-dire bonne pour l’écosystème numérique

Dans les deux cas, si l’on a les ressources et la compétence pour se débrouiller seul, les licences libres comme la GPL ou une licence Creative Commons pour la méthodologie garantissent une informatique éthique (respect de l’utilisateur, contribution à un bien commun). S’il faut recourir à un hébergeur ou un intégrateur, les garanties dépendent de l’entente contractuelle entre le client-utilisateur et le fournisseur.

Il y a une différence fondamentale entre le logiciel et le service. Le logiciel est non rival, il ne s’épuise pas à l’usage, car il peut être reproduit sans perte pour l’original, alors que le service rendu est à consommation unique. Le logiciel relève de l’abondance alors que le service relève de la rareté qui est le fondement de l’économie qui nous domine, c’est la rareté qui fait le prix. Le logiciel peut être mis en commun et partagé alors que le service ne le peut pas. L’économie d’échelle n’enlève pas le caractère rival du service. Et c’est là que la réalité nous rattrape : la mise en commun du logiciel est bonne pour nous tous, mais cela n’a pas de sens pour le service car aucun fournisseur ne rendra ce service gratuitement hormis le pur bénévolat.

Des propositions balisant un comportement éthique existent, en voici quelques exemples :

  • dans Le Manifeste pour le développement Agile de logiciels, des informaticiens ont proposé une démarche dite agile qui repose sur 4 valeurs et 12 principes. Sans être explicitement une charte éthique, la démarche est clairement définie dans l’optique du respect du client. Ce manifeste est utile dans le cas REA ;
  • la charte du collectif du mouvement CHATONS concerne les individus, elle est pensée dans un contexte d’économie sociale et solidaire, elle est inspirante pour le cas PIAFS ;
  • la charte de Framasoft définit un internet éthique, elle est inspirante pour le cas PIAFS mais aussi pour la définition d’un cadre global ;
  • dernièrement sous forme de lettre ouverte, un collectif issu du Techfestival de Copenhague propose une pratique éthique, utile pour les deux cas et qui permet de réfléchir au cadre global.

Les libristes, mais dieu merci ils ne sont pas les seuls, ont une bonne idée des valeurs qui président à une informatique éthique, bonne pour eux, à laquelle ils aspirent lorsqu’ils utilisent les services d’un fournisseur. Les exigences éthiques ne sont cependant pas les mêmes dans les deux cas car l’un concerne un service qui n’inclut pas de développement informatique spécifique et l’autre implique une activité de développement significative (dans le tableau ci-dessous seuls des critères concernant l’éthique sont proposés) :

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