Zones francs en Afrique : En vert - Franc CFA (UEMOA), En rouge - Franc CFA (CEMAC) (CC - Wikimedia)
Pour la première fois depuis les indépendances des manifestations publiques dans plusieurs pays d’Afrique (Dakar, Cotonou, Libreville, Bamako, etc.) et en région parisienne ont exigées la disparition du Franc CFA, une monnaie imposée au moment des indépendances à 14 pays par le colonialisme français. Portées par des mouvements de jeunes ces mobilisations marquent l’entrée en scène d’une nouvelle génération militante africaine. Ce n’est pas un hasard que ce soit le Franc CFA qui soit pris comme cible dans l’arsenal de mise en dépendance qu’impose le colonisateur dans la décennie 60. Toutes les autres zones monétaires coloniales ont, en effet, pris fin avec la dissolution de la dernière, la Zone sterling, en 1979.
Cette monnaie présentée par l’État français comme un symbole de la coopération apparaît de plus en plus pour ce qu’elle est : un symbole provocateur d’une dépendance coloniale qui outre le CFA possède d’autres outils : la dette, l’Accord de Partenariat Économiques (APE), les accords de défense, la francophonie. « Tandis que les autres monnaies africaines symbolisent la rupture avec la colonisation et l’indépendance acquise au début des années 1960 par leur nom (naira au Nigeria, cedi au Ghana, dinar en Afrique du Nord), la monnaie qui circule de Dakar à Yaoundé en passant par Abidjan, Lomé, Bamako et Malabo continue de faire référence au colonisateur [1] » résume le juriste Yann Bedzigui.
Genèse d’une monnaie coloniale
La zone Franc est officiellement créé en 1939 en période de guerre mondiale afin de « constituer un « trésor de guerre » et d’anticiper l’instabilité consécutive à toute situation conflictuelle mondiale [2] [3] ». Auparavant dans les colonies françaises un « privilège d’exception » était confié à des banques privées leur permettant d’émettre des francs ayant la même parité que le franc métropolitain. La préoccupation première à l’aube de la guerre mondiale est d’éviter la fuite des capitaux ce qui conduit, explique un document de la banque de France « à un strict contrôle des changes et l’inconvertibilité du franc est alors imposé à l’extérieur d’un espace géographique qui inclut la France métropolitaine, ses départements d’outre-mer et ses colonies africaines et asiatiques [4] ».
Pendant l’occupation les Allemands imposent une monnaie d’occupation spécifique qui à bien des égards fonctionne selon des principes similaires à ceux qui présideront à la mise en place du Franc CFA en 1945 : Une monnaie locale dépendante du Deutschemark, un taux de change entre ces deux monnaies fixé à Berlin, le drainage des ressources au profit de la puissance occupante, un contrôle statutaire de la banque centrale par un commissaire allemand, etc. [5] « La façon dont la monnaie a été transformée durant la seconde Guerre mondiale en France est exemplaire d’une subordination du monétaire au politique. […] le pouvoir d’achat de l’occupant était artificiellement plus que doublé et lui permettait d’acquérir des richesses à moindre coût. Cela participait à la politique de drainage des ressources françaises au profit du Reich [6] » résume l’économiste Jérôme Blancs.
Au sortir de la seconde guerre mondiale sont ainsi créés le Francs CFA (Franc des Colonies Françaises d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique Centrale) et le Franc CFP (franc des Colonies Françaises du Pacifique). De même qu’en mai 40 les nazis fixent arbitrairement la valeur du mark à 20 Francs français, le décret du 25 décembre 1945 portant création du Franc CFA et du franc CFP fixe la valeur du premier à 1. 7 franc métropolitain et celle du second à 2.4 Francs [7]. Nous sommes bien en présence d’une monnaie d’occupation. Cette parenté conduit l’économiste ivoirien Nicolas Agbohou à parler de « nazisme monétaire » dans son livre « Le Franc CFA et l’Euro Contre l’Afrique [8] » qui a joué un rôle important dans les prises de consciences conduisant aux mobilisations anti CFA contemporaines.
La crainte d’une radicalisation des luttes de libération nationale dans la décennie 60 conduit le général De Gaulle à enclencher une décolonisation ne conduisant pas à de réelles indépendances. Pour se faire, il fallait corseter les nouveaux États dans des rapports de coopération construisant systématiquement la dépendance économique vis-à-vis de Paris. Le lien colonial devenait un lien néocolonial. Dans ce cadre la zone Franc et le Franc CFA sont maintenus avec juste un ravalement de façade pour tenir compte des indépendances : Le Franc des Colonies Française d’Afrique devient le Franc de la Communauté Financière Africaine pour l’Afrique de l’Ouest et Franc de Coopération Financière en Afrique Centrale. La zone Franc d’avant comme d’après les indépendances est régie par les mêmes cinq règles impératives donnant le contrôle des politiques économiques des pays de la zone franc à Paris.
La première règle est celle de « la centralisation des réserves de changes » par la banque de France. C’est-à-dire l’obligation de déposer une partie essentielle des réserves en devises des pays de la zone franc (65 % jusqu’en 2005 et 50 % depuis) à la Banque de France. Ces réserves ne sont plus à la libre disposition d’États pourtant officiellement souverains. Ces dépôts sont placés au profit de l’économie française et produisent des intérêts. Le contrôle de la moitié des recettes des pays africains est ainsi mis au service de l’économie française. Les sommes ainsi subtilisées aux pays de la zone franc sont évaluées à 8000 milliards de Francs CFA en 2014 par l’économiste congolais Stéphan Konda Mambou [9], soit 12 milliards d’euros.
La seconde règle est celle de la parité fixe entre le franc CFA et le Franc puis depuis la mise en place de l’Euro avec celui-ci. La valeur du Franc CFA par rapport aux autres monnaies (dollars, Yen, etc.) varie selon des pourcentages égaux à ceux des variations entre l’euro et les autres monnaies. Quand l’euro baisse ou monte par rapport au dollar par exemple, le Franc CFA fait de même. Il s’agit de fait d’une véritable négation des économies africaines. Les pays de la zone Franc sont privés de la possibilité d’agir sur le taux de change de leur monnaie alors que ce levier explique l’économiste Jean-Luc Dubois est un « instrument de politique économique d’une importance particulière puisque ces pays produisent et exportent des produits de base et doivent devenir compétitifs sur le marché international [10] ». L’arrimage à un euro fort pénalise les exportations vers d’autres destinations que l’Union Européenne.
La troisième règle est la libre transférabilité. Il n’y a donc avec cette règle aucune limite aux transferts d’argent vers l’Europe et la France. Le pillage est légalisé. Les bénéfices réalisés dans la zone sont rapatriés vers l’Europe faisant de l’Afrique un financeur de l’Europe en général et de la France en particulier. Le rapatriement devient la règle et le réinvestissement sur place l’exception. La fuite des capitaux africains vers l’Europe est ainsi évaluée à 850 milliards de dollars par l’économiste sénégalais Demba Moussa Dembélé entre 1970 et 2008 [11].
La quatrième règle est avancée comme la contrepartie positive des trois précédentes. Ces trois règles sont posées comme des conditions pour « bénéficier » de cette dernière : la garantie de convertibilitéillimitée par le trésor français. Si un État de la zone Franc est dans l’impossibilité d’assurer le paiement en devise de ses importations, le trésor français s’engage à le suppléer en fournissant les devises manquantes. Toute personne disposant de Franc CFA a la garantie de pouvoir les convertir en devises. Cette convertibilité n’est, comble du cynisme, pas valable pour les différents francs CFA entre eux avec un effet logique de découragement des échanges inter-africains.
La dernière règle instaure la dépendance directe par la cogestion des deux banques centrales africaines de la zone : la BEAC (Banque des États de l’Afrique centrale) et la BCEAO (Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest). Quatre administrateurs français siègent au conseil d’administration de la BEAC et deux à la BCEAO. Surtout l’unanimité est exigée pour toute décision importante [12]. Concrètement il s’agit d’un droit de véto empêchant les décisions contraires aux intérêts français. Le premier héritage colonial de l’Afrique est bien un néocolonialisme monétaire et financier que l’historien et géographe Jean-Suret Canale résume comme suit :
- Après les indépendances, le maintien dans les anciennes colonies françaises d’Afrique du Franc CFA devint un instrument du néocolonialisme français, donnant à la France le contrôle de leur économie et une position privilégiée pour les entreprises françaises. Les États africains n’avaient pratiquement aucun droit de regard sur leur monnaie, émise par des instituts d’émission dont le siège ne fut transféré de France en Afrique qu’en 1972-1973. La France disposait des devises obtenues par la vente des matières premières africaines […] La libre convertibilité permettait aux entreprises françaises de placer préférentiellement leurs marchandises dans la zone Franc, et de rapatrier librement bénéfices et capitaux. […] La majeure partie des avoirs extérieurs des États africains devait être placée sur des « compte d’opérations » du Trésor français qui furent constamment bénéficiaires jusqu’à la fin de la décennie 70. Selon le mot de Paul Fabra chroniqueur économique du Monde, la « garantie » apportée par la France au Franc CFA n’existait qu’à la condition de n’avoir pas lieu de jouer ! [13]
Une monnaie servile [14] : la preuve par ceux qui refusent
Une des preuves que la zone Franc est un rouage essentiel du néocolonialisme français est la réaction de Paris aux décisions de certains États africains de sortir de cette zone et de battre leur propre monnaie (Togo, Guinée, Mali, Mauritanie, Madagascar). En Guinée, le nouvel État indépendant promulgue le 1er mars 1960 une « réforme du régime monétaire » se traduisant par la création d’une monnaie nationale, le Franc guinéen. Cette réforme est argumentée comme suit par le président de la république guinéenne, Ahmed Sékou-Touré : « C’est à partir de cette réforme que va pouvoir s’opérer la libération économique jusqu’alors entravée par un système financier dont la nature, les caractéristiques et la définition étaient demeurées celles de l’ancien régime, qui dépendait lui-même du système économique du pays « métropole » [15] ».
Depuis que Sékou-Touré avait prononcé un NON retentissant la Communauté gaulliste en 1958, il était l’objet de pressions économiques constantes de la part de l’ancienne puissance coloniale. De Gaulle veut faire un exemple en Guinée en sanctionnant celui qui avait osé dire en réponse au chantage à la fin de « l’aide » française : « Nous préférons la pauvreté dans la liberté à la richesse dans l’esclavage […] Nous ne renoncerons pas et nous ne renoncerons jamais à notre droit à l’indépendance [16] ». Les fonctionnaires et techniciens français sont immédiatement retirés après ce discours, une véritable hémorragie financière est organisée. C’est également en réponse à ces pressions économiques qu’est prise la décision de battre une monnaie nationale. Le directeur de la Banque Centrale de Guinée restitue comme suit le contexte de cette décision : « Il s’agissait d’éviter l’étranglement de notre économie par la puissance qui la contrôlait jusqu’alors. Les caisses avaient été vidées de leur contenu. Les sociétés françaises rapatriaient leurs superbénéfices sans aucun contrôle. C’était l’hémorragie. Or on ne peut réellement contrôler une économie sans contrôler sa monnaie [17]. »
La réaction de Paris ne se fait pas attendre et prend la forme de « l’opération Persil ». Elle consiste à « introduire dans le pays une grande quantité de faux billets de banque guinéens dans le but de déséquilibrer l’économie [18] » confie un des responsables de cette opération, Maurice Robert. L’opération elle-même n’est qu’un des moyens parmi de nombreux autres pour renverser Sékou-Touré poursuit, notre Barbouze :
- Nous devions déstabiliser Sékou Touré, le rendre vulnérable, impopulaire et faciliter la prise du pouvoir par l’opposition. (…) Une opération de cette envergure comporte plusieurs phases : le recueil et l’analyse des renseignements, l’élaboration d’un plan d’action à partir de ces renseignements, l’étude et la mise en place des moyens logistiques, l’adoption de mesures pour la réalisation du plan. (…) Avec l’aide d’exilés guinéens réfugiés au Sénégal, nous avons aussi organisé des maquis d’opposition dans le Fouta-Djalon. L’encadrement était assuré par des experts français en opérations clandestines. Nous avons armé et entraîné ces opposants guinéens, dont beaucoup étaient des Peuls, pour qu’ils développent un climat d’insécurité en Guinée et, si possible, qu’ils renversent Sékou Touré. (…) [19].
L’objectif est certes de mettre la Guinée à genoux mais également d’avertir et de menacer les autres pays de la zone Franc. « Regardez ce qui se produira si vous cherchez à vous émanciper de la zone Franc. Le choix est simple : le CFA ou la crise monétaire permanente [20] » traduit le journaliste Jean Chatain.
En Guinée Le plan de déstabilisation échoua. Au Mali en revanche un plan identique aboutit à un coup d’État qui renverse le président Modibo Keita. Dans ce pays également la sortie de la zone Franc est mise en lien avec l’objectif de « décolonisation économique [21] » que fixe le deuxième congrès de l’Union Soudanaise-Rassemblement Démocratique Africain (US–RDA) en septembre 1960 dont le leader Modibo Keita est président de la République. Comme en Guinée la réaction est une tentative de déstabilisation en encourageant cette fois-ci des manifestations publiques devant l’ambassade de France pour exiger le retour au Franc CFA. Pour ce faire les agents français s’appuient sur l’inquiétude de nombreux commerçants devant une monnaie nationale non convertible. Le syndicaliste et militant de l’US-RDA, Amadou Seydou Traoré se souvient comme suit de ces évènements :
- La naissance du Franc malien a sonné comme un gong sur la conscience du néocolonialisme au Mali et en Afrique de l’Ouest. C’en était trop selon l’appréciation du colonialisme et de ses agents stipendiés. Il fallait agir vite et frapper fort ; jeter à terre le pouvoir populaire. La caducité des tactiques d’entraves et d’actions dilatoires fit que la tactique de violence brutale se manifesta donc dix-neuf jours seulement après la création de la monnaie malienne sous forme de complot le 20 juillet 1962. A l’occasion, ils ont piétiné le drapeau national, déchiré des billets de banques et crié des mots d’ordre comme : « Vive la France », « A bas le Franc malien [22] ».
La contre-manifestation organisée par l’US-RDA pour soutenir le Franc malien est massive. Les manifestants dénoncent ce qui s’appelle désormais le « complot du 20 juillet », le gouvernement malien accusant l’ambassade de France de liens avec les manifestants. La décision de faire évacuer les bases militaires françaises enveniment encore plus les relations entre le Mali et l’ancienne puissance coloniale. « Jusqu’en 1968 et la chute de Modibo Keita, renversé par un coup d’État militaire, les distances politiques et économiques que prirent le Mali et la France continuèrent à s’accroître [23] » résume l’historien Pierre Boilley. Le coup d’État du général Moussa Traoré de novembre 1968 signe un rapprochement immédiat avec Paris qui se concrétisera rapidement par une garantie monétaire de la Banque de France sur la base d’une série de conditionnalités et en particulier la privatisation des sociétés d’État. Les conditions étant remplies, la dette malienne est annulée par la France et le Mali reprend le Franc CFA comme monnaie en juin 1984.
Au Togo le leader de l’indépendance Sylvanius Olympio s’oppose dès la seconde moitié des années 50 à la balkanisation de l’Afrique Occidentale Française (AOF) qu’il analyse comme un maintien de la domination coloniales. Devenu président de la République, il annonce son intention de sortir de la zone Franc et de créer une monnaie nationale. Il sera assassiné en janvier 1963, à la veille de cette sortie annoncée. Les auteurs camerounais Arnaud Roméo et Martin Fankoua décrivent comme suit les causes du coup d’État et de l’assassinat :
- La situation financière du Togo nouvellement indépendant était très instable. Alors pour sortir de cette situation, Olympio décida de sortir son pays le Togo de la zone monétaire F CFA, et de créer sa propre monnaie. Le 13 janvier 1963, trois jours après qu’Olympio commença à imprimer la propre monnaie de son pays, une bande de soldats analphabètes soutenus par la France assassina le tout premier président élu de l’Afrique nouvellement indépendante. […] Le rêve d’Olympio était de construire un pays indépendant et autonome. La France n’avait pas aimé l’idée et l’assassinat [24].
Terminons par les cas Malgache et Mauritanien qui se sont tous deux soldés par une sortie de la Zone Franc en dépit des pressions. Pour la Mauritanie qui sort de la zone monétaire en 1973, la proximité avec les États du Maghreb rend plus difficile les pressions directes. « Pour la Mauritanie en revanche, mieux dotée en ressources naturelles, il s’agissait [la sortie de la zone Franc] d’un choix politique explicite en faveur d’une totale indépendance monétaire et qui correspond à un rapprochement politique vers les États du Maghreb [25] » remarquent les économistes Patrick et Sylviane Guillaumont.
Quand à Madagascar, la sortie du Franc CFA se déroule au terme d’une décennie de contestation sociale alliant des révoltes et insurrections paysannes [26] dans le sud du pays à partir de 1967, un mouvement culturel et politique des jeunes descendants d’esclaves des quartiers populaires en opposition avec la domination culturelle française (« les Zwam [27] »), des grèves ouvrières et étudiantes à répétition. Ce mouvement qui ne fera que se radicaliser au fil du temps et des répressions aboutit à la chute de la première République en 1972. Ces luttes ont en commun une dénonciation du néocolonialisme français et l’appel à une véritable indépendance. La sortie du Franc CFA comme le démantèlement de la base militaire d’Ivato sont des revendications qui se sont enracinés pendant cette décennie de lutte. Le rapport des forces est tel qu’une ingérence française est inenvisageable à cette époque.
Le rappel de ces faits était nécessaire pour saisir l’importance du Franc CFA pour le néocolonialisme français. A chaque fois que les pressions, les ingérences et les déstabilisations ont été possibles, elles ont été mise en œuvre pour mettre au pas les récalcitrants. Les seules sorties qui ont été acceptées sont celles qui ont été imposées par le rapport des forces. C’est à l’aune de ces faits qu’il faut juger de la crédibilité des propos d’un Macron au sommet du G5 Sahel de Bamako en juillet 2017. Il déclare alors cyniquement : « Si on ne se sent pas heureux dans la zone franc, on la quitte et on crée sa propre monnaie comme l’ont fait la Mauritanie et Madagascar. »
Une monnaie prédatrice : la preuve par la dévaluation de 1994
Nous avons souligné plus haut le caractère consubstantiellement prédateur de la règle de la centralisation d’une partie importante des réserves de change à la Banque centrale française. Cette centralisation permet en effet à l’État français de placer ces devises et d’en retirer des intérêts. Comble du cynisme, une partie de cet argent peut alors être comptabilisée comme « aide au développement » et une autre partie être « prêtée » avec intérêts aux États africains. Voici ce mécanisme et ses effets présenté par l’économiste Nicolas Agbobou :
- La France place naturellement comme tout agent économique intelligent, les immenses capitaux africains dans les établissements financiers ayant les meilleurs taux de rémunération. Elle s’approprie logiquement le différentiel des taux d’intérêts. Par exemple elle garantit le paiement aux Africains d’un taux annuel de 2 % alors, qu’elle perçoit une rémunération de 4.5 %. Le différentiel des taux d’intérêt qui lui revient en net est de 2.5 %. En supposant que les capitaux africains placés s’élèvent à 100 000 milliards de FCFA, la France perçoit un net de 250 milliards de FCFA au titre des intérêts annuels. […] Sur celles-ci [les ressources ainsi obtenues], la France puise une petite partie, dix milliards de Franc CFA par exemple, pour les prêter aux pays de la zone Franc à des faibles taux d’intérêt compris entre 3 % et 10 % l’an, tambour battant afin de montrer au monde entier ses actes de générosité envers cette Afrique qu’elle prétend ainsi aider ! C’est ce qu’on appelle l’aide financière de la France à ses anciennes colonies [28].
Le caractère prédateur du Franc CFA s’accentue encore avec les mutations de la situation mondiale à partir de la fin de la décennie 70. Cette décennie est, en effet, celle de l’endettement encouragé des pays africains puis de l’imposition des Plans d’Ajustements Structurels [29] (PAS) du Fond monétaire international :
- En l’espace de dix années, l’endettement des États africains a décuplé. Sous l’effet d’une très sensible dégradation des termes de l’échange [30], leurs réserves de change se sont effondrées. Leur déficit commercial global, qui ne dépassait pas en 1973 1.8 milliards de dollars, a franchi la barre des 11 milliards depuis 80. Les opérations de rééchelonnement de dettes se sont multipliées (11 entre 1979 et 1981) tandis que les interventions du FMI passaient de 2 en 1978 à 21 en 1982 [31].
Cette politique d’encouragement de l’endettement puis de mises sous contrôle du FMI correspond à une offensive africaine grandissante des USA (qui ont une place prépondérante au sein du FMI et de la Banque Mondiale) dans le cadre d’une concurrence économique avec l’Europe qui n’ira qu’en grandissant. A ce propos le chercheur en science politique Zaki Laïdi souligne déjà en 1984 que « dans les zones régionales où la prééminence de la présence française était établie, la Banque mondiale est parvenue à détrôner la France dans le financement des aides aux investissements et des prêts hors projet [32] ». FMI comme États-Unis utiliseront une décennie plus tard, le chantage à l’arrêt des prêts pour imposer une dévaluation du Franc CFA de 50 %.
La fin de la « guerre froide » ne fait qu’accentuer cette offensive états-unienne en Afrique. La disparition de l’URSS et des équilibres issus de la seconde guerre mondiale renforcent la concurrence pour les biens rares que sont les énergies et les matières-premières stratégiques. Désormais aucun « ennemi commun » ne vient freiner la concurrence acharnée entre les requins. Ron Brown, le secrétaire d’État au commerce de Bill Clinton résume explicitement la nouvelle stratégie états-unienne en mai 1995. « Les Américains, précise-t-il lors du sommet afro-américain de Dakar, vont tenir la dragée haute aux partenaires traditionnels de l’Afrique, à commencer par la France. Nous ne laisserons plus l’Afrique aux européens [33] ».
C’est dans le cadre de cette aggravation de la concurrence entre l’Europe (et plus particulièrement la France) et les États-Unis que s’inscrit l’élargissement de la zone Franc à des pays n’appartenant pas à l’ancien empire colonial français : la Guinée équatoriale en 1985 et la Guinée Bissau en 1997. Les pressions des USA, de la Banque mondiale et du FMI pour obtenir une dévaluation du F CFA s’inscrivent également dans ce contexte. « Le FMI et le gouvernement américain ont considéré que la surévaluation du Franc CFA constituait un frein à la compétitivité et à la croissance des pays membres de la zone Franc, et qu’en conséquence leur relance économique passé forcément par la dévaluation [34] » explique les économistes Alain Delage et Alain Massiera. Les mêmes acteurs mettent en avant que la dévaluation facilite l’exportation de ces pays (à plus bas prix bien sûr) mais se taisent sur la hausse du coût des importations des biens d’équipement et des produits manufacturés qu’elle entraîne inéluctablement. Derrière ces arguments de vente ce qui se cache c’est bien sûr l’accès de ces marchés africains pour les multinationales états-uniennes. Comme d’habitude le compromis qui sera trouvé se fera sur le dos des pays africains.
En échange du maintien de son pré-carré africain et de sa fonction de « gendarme de l’Afrique », Paris accepte de dévaluer de 50 % le Franc CFA en 1994 : « un réaménagement du rôle de la France officielle en Afrique dans le cadre plus large des dispositifs élaborés par les institutions financières mondiales [35] » estime l’historien Françis Arzalier. Les deux larrons se sont entendus pour affamer les peuples des pays de la zone Franc. Un simple regard sur les conséquences suffit à mesurer l’ampleur de celles-ci en termes d’enrichissement du Trésor français et de paupérisation des peuples de la zone Franc : « Un Trésor public français [qui] se remplit des avoirs extérieurs nets des Africains dont la situation sociale ne cesse de se dégrader conjointement, les fruits de leurs lourds sacrifices consentis étant transférés et stockés à Paris, du fait du strict respect des accords monétaires qui les handicapent structurellement [36] » résume l’économiste Nicolas Agbohou. Les conséquences pour les peuples sont immédiates et catastrophiques : « C’est une tornade monétaire qui s’abat sur les conditions de vie des peuples concernés. L’année suivante, les médicaments auront vu leurs prix multipliés par deux ! Dans nombre de pays concernés, l’espérance de vie ira en diminuant au cours des années suivantes. Dans le domaine alimentaire, le choc est sensiblement aussi brutal [37] » commente le journaliste Jean Chatain. Le prix du riz (qui est un élément clef de l’alimentation populaire) a par exemple bondit de 69 % pour le riz local et de 42 % pour le riz importé au Sénégal et de 47 % et 54 % au Mali [38].
Avec la création de l’Euro en janvier 1999, le Franc CFA est arrimé à l’Euro c’est-à-dire que désormais sa valeur dépend de celle de l’Euro. Cet arrimage à une monnaie forte est porteuse de conséquences importantes que Zéphirin Diabré, ancien ministre de l’économie et des finances du Burkina Faso, résume comme suit :
- Le franc CFA est lié à l’euro par une parité fixe. Or l’euro est une monnaie forte qui se renforce chaque jour face aux autres monnaies, notamment vis-à-vis du dollar. Chaque fois que l’euro s’apprécie, le franc CFA fait de même, de manière automatique. Cela a plusieurs conséquences néfastes : les coûts de production locaux deviennent moins compétitifs que ceux des pays hors zone euro et les exportations, qui sont libellées en dollars, s’effondrent, comme on le voit avec le coton [39].
La surévaluation structurelle du F CFA par cette parité fixe avec l’euro n’est pas anodine. Ainsi entre 2000 et 2010 le dollar a perdu 43 % de sa valeur contre l’euro. La parité fixe dans le cadre d’une politique de l’euro fort est justifiée officiellement comme un moyen de préservation de la stabilité de la monnaie. Elle est en réalité un outil de mise en dépendance des économies africaine à l’Union européenne. Les compagnies européennes, particulièrement française, sont avantagées par ce mécanisme et dominent l’ensemble des secteurs économiques. Une politique économique basée sur les intérêts d’une puissance extérieure : Nous sommes bien encore dans une logique coloniale d’extraversion avec de surcroît l’apparence de pays indépendants.
Il faut garder en tête cette mise en dépendance structurelle pour comprendre la fragilisation continue des tissus sociaux des pays de la zone, le développement inégal entre les régions d’un même pays, la paupérisation continue masquée par des taux de croissance ne disant rien de la redistribution de cette « croissance », le désespoir d’une partie importante de la jeunesse la poussant à migrer malgré les conditions dramatiques faisant de la Méditerranée une machine à tuer, etc. L’instabilité, les conflits, les idéologies du désespoir, les guerres, etc. ne sont que des résultats logiques du développement rendu impossible, entre-autre par cette monnaie coloniale, servile et prédatrice.
Une contestation qui monte
Le fait que des chefs d’État africain (comme Allassane Ouattara de Côte d’Ivoire, Macky Sall du Sénégal ou Patric Talon du Bénin) montent au créneau pour défendre la monnaie coloniale est significatif de la montée d’une contestation du Franc CFA. Pendant des décennies, en effet, ces prises de position étaient inutiles tant cette monnaie apparaissait incontestable compte-tenu du rapport des force idéologiques en Afrique. D’autres chefs d’Etat sont contraints de se faire l’écho (même lointain et euphémisé) de cette prise de conscience grandissante. Ainsi en est-il le 11 août 2015 avec le président tchadien, Idriss Deby qui déclare :
- Il y a aujourd’hui le FCFA qui est garanti par le trésor français. Mais cette monnaie, elle est africaine. C’est notre monnaie à nous. Il faut maintenant que réellement dans les faits cette monnaie soit la nôtre pour que nous puissions, le moment venu, faire de cette monnaie une monnaie convertible et une monnaie qui permet à tous ces pays qui utilisent encore le FCFA de se développer. […] L’Afrique, la sous-région, les pays africains francophones aussi, ce que j’appelle la coopération monétaire avec la France, il y a des clauses qui sont dépassées. Ces clauses-là, il faudra les revoir dans l’intérêt de l’Afrique et dans l’intérêt aussi de la France. Ces clauses tirent l’économie de l’Afrique vers le bas, ces clauses ne permettront pas de se développer avec cette monnaie-là [40].
De manière significative cette déclaration est faite lors de la célébration du 55èmeanniversaire de l’indépendance du Tchad. Le président Burkinabé, Roch Marc Christian Kaboré va dans la même direction en déclarant au 52e sommet de la CEDEAO (Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest) en décembre 2017 que « L’option a été toujours maintenue que 2020 doit être la date de la création de la monnaie de la Cedeao [41] ». Si ces prises de position de chefs d’Etat restent minoritaires et isolées, elles s’inscrivent dans un contexte de prise de parole dénonciatrice plus large dans lequel d’anciens ministres, d’anciens responsables de la CEDEAO et des universitaires s’expriment de plus en plus fréquemment pour exiger soit la sortie du F CFA et la création d’une monnaie africaine, soit une réforme de la zone Franc. Pour ne prendre qu’un exemple prenons celui du Bissau-Guinéen Carlos Lopes, secrétaire exécutif de la commission économique de l’ONU pour l’Afrique qui déclare en 2016 que « Le franc CFA est un mécanisme désuet qui devrait être revu. Aucun pays au monde ne peut avoir une politique monétaire immuable depuis trente ans. Cela existe dans la zone Franc. Il y a quelque chose qui cloche [42] ».
Cette relative et encore modeste libération de la parole de responsables politiques et économiques n’est elle-même que le reflet des manifestations publiques militantes qui se sont récemment développées dans plusieurs pays de la zone Franc. Le débat est posé par la rue de manière beaucoup plus radicale par une nouvelle génération militante : celle de la dévaluation. En témoigne le nom choisi au Sénégal par le collectif prenant en charge le combat contre le Franc CFA : « France dégage ». Un de ses leaders, le jeune Guy Marius Sagna, déclare ainsi de manière beaucoup moins timorée et euphémisée que les déclarations de responsables ci-dessus citées :
- Nous avons appelé à un rassemblement aujourd’hui pour essentiellement réaffirmer notre opposition au Franc CFA parce que nous estimons que c’est une monnaie néocoloniale qui met un frein au développement. Nous devons aller à partir d’aujourd’hui au-delà de la dénonciation du Franc CFA et exiger notre sortie. Nous pensons justement qu’aujourd’hui que pour rompre le lien néocolonial du F CFA, il faudrait exiger la sortie de la France de nos banques centrales. La France doit sortir, c’est ce que nous avons appelé le Frexit c’est-à-dire la France exit, que la France dégage de nos Conseils d’administration où elle a un droit de veto [43].
Cette prise de conscience a d’ores et déjà une première traduction culturelle par la constitution d’un collectif de dix artistes de sept pays d’Afrique de l’Ouest conte le Franc CFA. Leur premier single intitulé « sept minutes contre le CFA » évoque comme suit la question : « le FCFA doit mourir », « la monnaie de singe » et « passer à autre chose. » Cette nouvelle génération militante redécouvre (expérience concrète des conséquences destructrices du F CFA en plus) les chemins des dénonciateurs de cette monnaie coloniale assassinés ou renversés qu’ont été Olympio, Sékou Touré, Modibo keita, Sankara, etc. Héritages et expériences se conjuguent pour dessiner une nouvelle ère anti-impérialiste en Afrique.
Saïd Bouamama
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