Entretien avec Bernard Lavilliers : défendre la culture
Bernard Lavilliers : « défendre la culture pour rester vivant »
Dimanche, 5 Août, 2018
 
Ode aux migrants, amour de la poésie, hommage à Jacques Higelin...Le 15 septembre, sur la Grande Scène, le concert de Bernard Lavilliers promet d’être fort en émotion. Rencontre autour de « 5 Minutes au paradis », un album marqué par les drames de notre époque.

 

Votre dernier album « 5 Minutes au paradis » évoque des thèmes parfois très sombres, comme les attentats de Paris ou le drame des réfugiés. Comment expliquez-vous votre besoin d’ancrer vos chansons dans le réel  ?

À part ceux qui ne voulaient pas savoir, le réel nous a bien pris. Les attentats, on peut tenter de les analyser comme on veut, en attendant, il y en a eu plusieurs à la suite. Le 14 juillet, la veille du jour où j’ai fait une création autour de mon album « Pouvoirs » (1979) au festival des Francofolies de La Rochelle, il y a eu l’attentat de Nice. C’était il y a deux ans. Il ne faudrait pas s’y habituer. « 5 Minutes au paradis », c’est l’histoire des marchands d’armes qui se sont fait du gras sur toutes les guerres civiles ou plus ou moins mondiales d’ailleurs, on ne sait pas trop. Le thème de cet album est en réalité plus noir que sombre. Le titre pourrait presque être celui d’un roman noir.

D’où viennent la révolte et la conscience qui vous animent  ?

C’est très simple, je chante ce que je ressens. J’ai fait une chanson, « Croisières méditerranéennes », celles qu’on voit partir du port de Marseille, où j’ai chanté souvent. Ce sont des paquebots impressionnants de quinze ou vingt étages de haut, qui étaient sur les mêmes lignes de nage que les Zodiac pourris chargés de réfugiés. J’ai imaginé que ces paquebots de croisière tout blancs aux prix spéciaux pour les couples qui partent visiter les îles grecques ou italiennes ont pu croiser sur leur route des naufragés de l’exil. Le titre « Croisières méditerranéennes » est ironique, parce que ceux dont je parle ne sont pas sur les croisières Costa. Je suis associé à SOS Méditerranée, que je soutiens depuis le début. Parmi mes nouvelles chansons, elle est celle qui résonne le plus en ce moment. Je chante ce thème d’une voix assez douce, un peu comme un crooner. Ce qui enlève le côté pathos de ce que je raconte. Les mecs qui sont derrière des barbelés du côté des pays des Balkans pensaient peut-être que l’Europe serait plus accueillante. On parle d’eux comme de migrants en laissant croire qu’ils vont nous envahir. Pour moi, ce sont des réfugiés ou des exilés non volontaires.

Que pensez-vous de cette Europe qui se referme de plus en plus ?

C’est toujours le même principe : une espèce de protection absolument infernale des frontières françaises et de l’Europe. Il ne faut pas mélanger les Italiens avec le gouvernement actuel de l’Italie, qui est une sorte de compilation de démocrates-chrétiens, de populistes et de gens d’extrême droite, à l’image du ministre de l’Intérieur, qui ne veut plus que l’« Aquarius » ni aucun bateau n’accoste sur les rives du pays. Cela dit, nous, on n’a jamais reçu le bateau en direct dans les ports méditerranéens de France. Je chante cette chanson avec toute la conviction que j’ai, pour dire l’horreur que vivent ces gens. Il paraît qu’il y a 40 000 personnes au fond de la Méditerranée. Mais je n’avais pas envie de le chanter d’une façon tragique. J’ai essayé d’en faire un poème.

Vous êtes en tournée depuis presque un an. Que ressentez-vous de la France d’aujourd’hui ?

Cela dépend des endroits. Je fais encore plus de public que la dernière fois. Le fait que je n’aie jamais retourné ma veste, cela doit compter aussi. Entre-temps, j’ai eu l’occasion de faire quelques concerts de soutien à l’usine Ford de Blanquefort, à côté de Bordeaux, où les mecs perdent leur emploi. Une usine de 900 employés qui fabriquent des boîtes de vitesses pour automobiles. Ils ont les mêmes problèmes que dans d’autres endroits où on licencie pour que cela coûte moins cher.

D’où la résonance d’une chanson comme « les Mains d’or », que vous avez écrite il y a près de vingt ans, où vous traitiez déjà du chômage…

Cette chanson, où je parle des travailleurs de l’acier qui perdaient leur boulot, n’est plus catégorielle. C’est une sorte d’hymne venu par les concerts et non par la radio. Cette chanson est arrivée par le peuple lui-même, ce que je trouve assez génial. Cela me fait penser à la Fête de l’Humanité, où j’ai dû jouer pour la première fois avec Mino Cinelu, en formule guitare et percussion, au stand d’Ivry-sur-Seine ou de Vitry. J’y suis revenu deux ans après, en 1976, avec déjà une partie de mon groupe, ensuite on a fait la Grande Scène plusieurs fois. C’est une grande fête populaire et culturelle que j’aime beaucoup. Il y a des gens de tous horizons qu’on découvre à la Fête de l’Huma.

Vous êtes né à Saint-Étienne dans une famille ouvrière. La musique et la poésie, ça a été un moyen de changer de décor, de rêver  ?

Je pense que pour tout le monde la poésie est un moyen de voyager. J’ai lu des poètes voyageurs très tôt grâce à ma mère, qui était une grande admiratrice de Baudelaire. J’ai commencé à voyager avec la poésie et la musique, qui m’ont permis de garder une lumière. Que ce soit une poésie très rapide comme celle de Prévert ou de Cendrars, qui utilisent des phrases courtes, d’Aragon, quand il est devenu classique, qui avait des phrases beaucoup plus longues, ou Pablo Neruda. Quand on baigne là-dedans, sans que l’on devienne nécessairement un artiste ou un auteur de chansons, c’est une force et une chance.

Votre concert à La Courneuve va être un grand moment. Quel message avez-vous envie d’adresser au public de la Fête ?

La Fête de l’Huma, c’est comme une grande maison de la culture. Je dirais qu’il faut rester vigilant et défendre la culture pour rester vivant. L’identité, dont tout le monde parle, elle passe par là. Cela ne veut pas dire se replier sur soi et fermer les frontières. C’est pour cette raison que je suis d’accord avec les artistes qui défendent la langue française comme le groupe Feu ! Chatterton, qui chante en français du rock’n’roll. Je trouve ça intéressant. À la fin de mon concert sur la Grande Scène, je vais, à la demande de la Fête de l’Humanité, annoncer un spectacle hommage à Jacques Higelin. Ça va être un moment chargé en émotion. Jacques, qui était mon ami et qui commence terriblement à me manquer.

Concert le 15 septembre, Fête de l’Humanité, Grande Scène.

 
Entretien réalisé par Victor Hache

 

 

SOURCE/ HUMANITE.FR

Tag(s) : #musiques, #actualités
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