Cet article a été écrit par Laura Aufrère (CEPN – université Paris 13) et Lionel Maurel. Il s’agit de la version détaillée d’une tribune que vous pouvez retrouver sur le site Actualitté. Le texte est mis à disposition sous les termes de la licence Creative Commons CC-BY-SA 4.0.
500 euros pour tous les jeunes de 18 ans à dépenser pour des biens et services culturels : c’était une des promesses de campagne du candidat Macron qui va commencer à se concrétiser en septembre avec une première expérimentation lancée dans quatre départements. Si un certain flou entoure encore la réalisation de ce projet, on sait déjà que c’est par le biais d’une application mobile présentée comme un « GPS culturel » que les jeunes accéderont à l’offre du Pass Culture.
Le dispositif du Pass Culture intervient dans un contexte général de baisse des financements publics à la culture, en particulier dans les budgets des collectivités territoriales. A cet égard, le maintien et l’augmentation des financements dans le budget national a été salué dans les débats concernant le Projet de Loi de Finances 2018. Ce « budget de transformation », tel qu’il a été promu par la ministre, a été conçu et présenté comme un tournant dans la méthodologie et la re-définition des priorités d’action publique : l’accès de tous à la culture, la vie culturelle de proximité, l’Europe de la culture. Le Pass Culture en tant que politique publique nationale, ne s’est pas traduit par une baisse des budgets à la création (ligne 131) et au patrimoine (ligne 175), les deux lignes ayant été confortées et même légèrement augmentées, mais bien par un renforcement des priorités liées à la « transmission des savoirs et démocratisation de la culture » (ligne 224).
Pour autant, un certain flottement s’est fait sentir ces derniers mois s’agissant du modèle économique du dispositif. Pour allouer à terme 500 euros à tous les jeunes de 18 ans d’une classe d’âge, il faudrait que le Ministère de la Culture soit en mesure de trouver chaque année 430 millions d’euros, soit près de 5 % de son budget global. L’idée initiale, avancée pendant la campagne présidentielle, était que les GAFAM contribuent au financement du Pass Culture, mais cette rodomontade s’est sans surprise perdue dans les sables, en l’absence de moyen pour l’État de contraindre les géants du numérique à financer ses politiques. D’où une volte-face opérée par la rue de Valois ces dernières semaines : le Ministère se limitera à un apport de 100 millions d’euros – une somme encore conséquente – tandis les 80 % restants seront apportés par des partenaires privés qui viendront, sur la base du volontariat, proposer des offres « gratuitement » dans le Pass Culture.
En dépit de cette reculade, la promesse du Pass Culture pourrait paraître de prime abord séduisant, un peu à la manière dont peut l’être le revenu de base, par la facilitation de l’accès aux œuvres et aux pratiques culturelles que la mesure est censée apporter aux jeunes. Mais encore faut-il identifier les possibilités réelles qu’elle offre aux personnes concernées et, au-delà, comment ce nouveau dispositif va s’inscrire dans le contexte institutionnel et économique contemporain en matière de politique publique culturelle.
En novembre dernier, la Commission des affaires culturelles du Sénat a soulevé certaines interrogations qui ont resurgi depuis le début de l’été, à mesure que les acteurs sur le terrain ont commencé à discuter du sens et de la pertinence d’une telle politique publique. C’est en particulier ce principe d’un « don en nature », que certains grands partenaires privés vont faire en proposant leur offre gratuitement à travers le Pass que questionnent les structures professionnelles indépendantes du secteur, qui doivent de leur côté faire face à des financements publics contraints fragilisant leur économie plurielle alors qu’elles inscrivent leur action dans une logique d’intérêt général.
Le fait même qu’une politique publique ait besoin pour sa mise en œuvre de faire appel à la charité ou à la philanthropie d’acteurs privés sur la base du « volontariat » a de quoi surprendre. Que deviennent alors les solidarités actives développées à travers des politiques publiques de redistribution équitable en direction de tous les habitants ? Le Pass Culture interroge également compte tenu de l’hyper-centralisation inédite dont il est porteur en tant qu’opérateur d’une politique culturelle de médiation. Il se révèle enfin particulièrement inquiétant du point de vue du dispositif politique et technique sur lequel il repose, dans lequel la médiation et la participation des jeunes à la vie culturelle vont se retrouver administrées par un algorithme.
Autant de questions qui ternissent d’ores et déjà le faste des trésors promis à la levée des sept voiles orchestrée par le ministère, décidément plus enclin à séduire qu’à débattre.
Le Pass Culture était à l’origine présenté comme un moyen de « laisser le jeune autonome dans ses choix sans les juger » ou de « donner les moyens à l’usager d’être autoprescripteur (sic) », en connexion avec l’idée « d’émancipation » promue par le gouvernement. Mais on entend à présent qu’il s’agirait plutôt de « faire sortir les jeunes de chez eux », de « valoriser l’accès à la pratique artistique plutôt que l’acquisition de biens culturels », voire même de « lutter contre l’assignation à résidence culturelle ». Ces deux intentions ne s’opposent pas de façon radicale, dès lorsqu’il s’agit de concevoir la liberté non pas comme l’expression d’un pur libre arbitre, mais bien comme l’expression d’un choix dans un contexte donné, informé historiquement et socialement. Mais alors quelle est donc la fonction d’émancipation remplie par ce dispositif technique ?
Sans surprise, les contraintes risquent finalement de l’emporter sur la liberté laissée à l’utilisateur, l’application étant en réalité avant tout un dispositif technologique destiné à orienter le comportement des individus. Il est prévu notamment de valoriser les offres de proximité, par le biais d’un système de géolocalisation qui présentera en priorité à l’utilisateur les propositions situées autour de lui. Des plafonds de dépense seront également imposés pour éviter qu’une trop grande partie des sommes allouées ne bénéficient aux contenus numériques au dépend des interactions en présentiel.
Le Pass Culture ne sera donc pas un outil « neutre », mais un instrument de politique publique destiné à favoriser certains segments de l’offre par rapport à d’autres. On doit d’ailleurs plutôt s’en réjouir, car sans cela, le projet aurait constitué une véritable abdication de la politique culturelle face aux mécanismes du marché, si souvent jugés seuls légitimes pour opérer l’allocation efficace des ressources.
Mais qu’en est-il du débat qui aurait été plus que nécessaire concernant les objectifs et les moyens d’une émancipation culturelle ? Comment ont été identifiés les facteurs aliénants qui semblent par défaut visés par les biais introduits dans le dispositif technique ? Si la réponse est la diversification de l’offre de consommation culturelle, quelle est donc la question originelle ?
Prenons le risque de lire en creux qu’il s’agit de lutter contre une forme de reproduction et d’assignation culturelle dont il faudrait émanciper « les jeunes ». Peut-on sérieusement envisager « d’émanciper » des individus « à l’insu de leur plein gré », par le truchement d’incitations induites par une plateforme dont personne n’est capable aujourd’hui d’anticiper l’usage qui en sera fait par les personnes concernées ? L’outil semble fait d’un étrange alliage : reconnaissant que les individus peuvent être enclins à reproduire des choix culturels, ces tendances paraissent considérées ni plus ni moins comme des « biais » individuels à rectifier sans que soit discutée la dimension sociale centrale et structurante dans la formation du goût et des pratiques culturelles. De même qu’il semble aller de soi qu’un algorithme suffise à garantir une émancipation à travers la diversification des propositions amenant comme par magie une diversification du goût.
Alors qu’une littérature riche se développe à propos de la transformation des fonctions sociales de prescription dans un environnement numérique complexe, l’absence de débat et le choix d’une réponse technique simpliste à une question mal posée serait décevante si elle n’était pas avant tout inquiétante, tant ces orientations politiques restent pour l’instant opaques et « invisibilisées » par l’outil technique que constitue l’application. Mais quelle est donc cette formule magique qui changera le plomb en or aux yeux des utilisateurs ?
L’application est censée opérer cette subtile incitation à la diversification par le biais d’un algorithme de recommandation qui se chargera d’inciter les jeunes à « varier leurs consommations ». Ce design magique aurait donc une fonction inverse de celle des algorithmes sur les plate-formes marchandes lucratives, comme Youtube ou Facebook, qui tendent à renvoyer les utilisateurs à leurs propres préférences et à les enfermer dans une « bulle de filtre ».
Là encore, ces principes de fonctionnement peuvent paraitre de prime abord intéressants, mais les premières descriptions de l’application ont de quoi laisser songeur tant elles paraissent imprégnées de « solutionnisme technologique » et de la fascination exercée par les grandes plateformes sur la « Start-Up Nation » :
[…] l’offre sera présentée de manière attractive sur l’écran de l’application, avec une image suscitant « le désir », un tarif et une distance. Presque à la manière d’une application Tinder (sic), le jeune pourra décider d’en savoir plus en poussant l’image vers le haut, ou bien de passer à une autre offre en balayant l’image vers la gauche.
Sur France Culture, Eric Garandeau, un des deux personnalités choisies pour piloter le projet, va plus loin en déclarant que le Pass Culture sera « un instrument destiné à susciter le désir et à provoquer le plaisir ». Cette incursion surprenante dans le registre de l’aphrodisiaque pourrait prêter à rire, si le Ministère de la Culture ne s’intéressait par ailleurs avec une insistance gênante aux « désirs » des français, au point d’en faire un fil rouge (rose ?) de ses politiques.
Un « Catalogue des désirs » vient ainsi d’être établi par un duo d’experts pour sélectionner des œuvres dans les collections des musées afin de les faire circuler en France dans le cadre de l’opération « La Culture près de chez vous ». Dans la foulée, un « Forum des désirs » a été organisé afin de présenter publiquement cette initiative. Si en matière de patrimoine, cette manière de décréter le désir d’en haut est brutalement caricaturale, la façon de procéder semble (un peu) plus subtile avec le Pass Culture, puisque les choix des utilisateurs seront moins dictés qu’orientés techniquement.
Mais si le Pass Culture entend favoriser la diversité culturelle, il le fait en cédant au discours en vogue autour du « nudge » ou de la « captologie », c’est-à-dire en cherchant à court-circuiter la rationalité des individus :
« Nous jouons sur la curiosité, le mystère, l’émotion. » Pas de texte à l’ouverture de l’application mais une image pour attirer le regard du jeune et l’inviter à poursuivre.
Que la culture puisse être affaire de désir et de plaisir n’est pas contestable et il est même bon de le dire, mais que l’État s’en mêle de cette façon devrait nous mettre en alerte !
L’opacité du dispositif ne réside cependant pas uniquement – ni même principalement – dans la dimension technologique du projet. Il est d’ailleurs probable que l’algorithme de recommandation du Pass Culture finisse par être ouvert (l’Etat en a même théoriquement l’obligation). Mais il n’en restera pas moins que le choix de passer par une médiation algorithmique aura été imposé d’en haut sans discussion, alors qu’il n’allait pas de soi. Exactement comme l’ouverture du code de ParcoursSup ne saurait régler à elle seule le problème politique de fond de la sélection à l’université.
Le véritable moteur dans la machine est néanmoins ailleurs. Car qui prendra les grandes décisions structurantes pour le Pass Culture, sachant que le Parlement devrait se cantonner à valider le principe et allouer le budget chaque année ? Pour le comprendre, il faut se tourner vers le modèle économique du dispositif et les partenariats public-privé sur lesquels il repose, car c’est à ce niveau que les enjeux essentiels se situent.
On sait à présent que l’apport de l’État se limitera à 100 millions d’euros, les 80 % restants étant approvisionnés via des offres proposées « gratuitement » par des partenaires privés qui devront assumer les coûts pour être présents dans l’application.
L’idée de base est de proposer aux partenaires privés de bénéficier d’un surcroît de visibilité auprès des 800 000 utilisateurs potentiels de l’application, en échange d’une mise à disposition gratuite de l’offre. Il est un peu étrange de constater que le ministère semble ainsi passer d’une logique de soutien…. à une position de souteneur ! D’autant que pour l’utilisateur, cette gratuité ne transparaîtra pas et il devra bien « payer » pour accéder à ces offres, avec les 500 euros qui lui sont alloués :
Ainsi, un jeune pourra être débité de 10 euros pour une place de spectacle ou un abonnement mais cet achat, s’il aura été négocié gratuitement, n’aura pas de coût pour le Pass culture.
Le jeune étant soupçonné d’avoir un penchant coupable pour la gratuité (vous avez dit piratage ?), l’un des buts du Pass Culture est aussi de lui inculquer le réflexe de « l’offre légale », quitte à lui faire « mimer » dans le vide l’acte de paiement ! Ces modalités de fonctionnement vont faire du Pass Culture une sorte d’ « anti-bibliothèque publique ». En effet dans le modèle de la bibliothèque, l’État subventionne grâce à l’argent public un accès à des biens culturels pour les citoyens, sans que ceux-ci aient à payer à l’acte pour recourir à ce service, au nom d’une logique de socialisation des achats pour l’accès à culture. Avec le Pass Culture, c’est au contraire le secteur privé qui va majoritairement financer un accès « gratuit » à la culture en dehors de toute volonté de socialisation et sur une logique de charité, de patronage ou de philanthropie, tout en obligeant quand même les usagers de l’application à « payer » à l’acte. On retrouve alors sans surprise une logique de moralisation des comportements associée à ce geste de « don » qui, politiquement comme techniquement, relève d’un paternalisme inquiétant, en dépit de la dimension romantique qui imbibe la communication du ministère de la culture.
Cette gratuité « bâtarde » sur le plan politique, qui reverse la logique de solidarité démocratique et travestit un appel à la charité en politique publique, risque en outre de produire des effets de bord préoccupants sur les structures culturelles. Car il est clair que les partenaires privés qui proposeront des offres seront d’abord ceux qui pourront s’offrir le luxe de gagner ainsi en visibilité. Les petites structures auront par définition plus de difficultés à fournir un tel effort qui menacerait leur équilibre économique et leur viabilité. Ce constat est d’autant plus préoccupant que les GAFAM ont été sollicités pour abonder l’offre sur la base de la gratuité. Or s’il existe des acteurs qui ont intérêt à « offrir la première dose gratuitement », ce sont bien les géants du numérique, car ils savent ensuite mieux que quiconque enfermer leurs utilisateurs dans leurs applications…
Certes, les 100 millions d’argent public débloqués par l’État devraient bénéficier en priorité aux petits acteurs (du moins faut-il l’espérer…). Mais à partir de quel seuil sera-t-on considéré comme un « petit » et qui fera le choix de faire bénéficier une offre de subventions publiques ? Il est particulièrement inquiétant que la question de la taille budgétaire (« petits vs gros ») remplace le débat crucial, plus subtil et complexe, sur la nature économique et sociale des activités. Au-delà des seuils budgétaires encadrés par les réglementations européennes[1], c’est la question de la lucrativité des structures impliquées, de leur comportement socio-économique de manière générale et surtout de leur volonté de s’inscrire dans une politique publique d’intérêt général qui doit pouvoir être discutée lorsqu’il s’agit d’attribuer des financements publics.
Conçu comme un moyen de « compenser » les inégalités entre les individus, le Pass Culture ne peut en réalité qu’aboutir à creuser les inégalités entre acteurs du secteur, transformés en fournisseurs d’offres culturelles, contournant soigneusement le nécessaire débat sur les enjeux de redistribution des richesses. Fondamentalement, la politique publique en direction des structures indépendantes qui bénéficieraient d’une compensation pour avoir « offert » des places se transformera directement en « compensation de prix ». Considéré au niveau européen comme un dispositif de financement public dérogatoire au principe de « concurrence libre et non-faussée », ce type de financement est particulièrement encadré et fait l’objet de contrôle strict par la Commission Européenne[2]. La compensation de prix implique par défaut que le financement public s’inscrive sur un marché et que son objectif soit d’en réguler les conditions d’accès.
Or, on touche ici au cœur politique du financement public : qu’est-ce qui est réellement financé dans le cadre d’une politique publique nationale sur la ligne 224, celle de la médiation, de la transmission des savoirs et de la « démocratisation » ? Si la réponse est l’accès au marché des œuvres et des pratiques sans plus de débat, alors nous abandonnons l’idée que le financement de la médiation correspondait à la mise en œuvre d’une politique d’intérêt général via le soutien de pratiques professionnelles complémentaires à celle de la création, celles qui participaient à faire du lien. La production des biens, artefacts, performances, etc., correspond de son côté à un travail qui, pour être exercé dignement par les équipes artistiques professionnelles et être accessible au plus grand nombre, est financé par la ligne création (131). Financer la médiation, c’était – une fois encore – permettre la mise en lien et non seulement l’accès aux biens. Ce travail précieux est mené par une multitude d’associations qui connaissent des difficultés croissantes, et qui sont les premières affectées par la suppression des emplois aidés.
Quel paradoxe – ou quelle manœuvre politique ? – que de remplacer le soutien à cet indispensable travail de vivre ensemble par une politique d’acquisition de droits d’accès individuels. C’est aussi continuer d’entretenir l’idée que ce marché d’acquisition de droits individuels (d’accès aux œuvres et aux pratiques) suffira à financer la création, à l’inverse d’une logique de socialisation qui en principe finance la recherche et le droit à l’expérimentation artistique, au-delà d’une pure logique de production d’œuvres. En somme, qu’il s’agisse de la médiation comme de la création, la logique philanthropique et charitable de dons de places contourne la conversation fondamentale sur la solidarité entre les équipes artistiques – qui revendiquent de vivre dignement de leur métier, de l’exercer librement en incluant une démarche de recherche – et les usagers, à qui il s’agit de garantir un droit universel d’accès aux pratiques, aux œuvres et aux espaces de débats, sans discrimination financière.
Transformer le financement de la médiation culturelle en simple politique d’acquisition – fusse-t-elle en direction du public le plus large et de toutes les esthétiques, c’est renverser la logique d’émancipation en une logique de consommation qui fausse et oblitère la conversation fondamentale au cœur de la diversité culturelle, qui repose avant tout sur la libre participation de tous à la vie artistique et culturelle. Comment organiser des filières de production et de diffusion qui reconnaissent et permettent de développer une diversité de pratiques, professionnelles et amateurs, assurant aux travailleurs de vivre dignement de leur activité tout en garantissant la participation de chacun à la vie culturelle ? Le don de places réduit la diversité culturelle à la diversité des produits sur un marché, et positionne la générosité dans un registre d’action philanthropique complètement décalé vis à vis de l’impératif posé par les droits et les devoirs de solidarités qui s’expriment dans une politique publique d’intérêt général.
Françoise Nyssen a indiqué qu’il s’agissait de faire du Pass un moyen de « combattre les inégalités dans l’accès à la culture en cassant les barrières financières et sociales ».
Mais il est douteux que la solution retenue – allouer 500 euros à tous les jeunes d’une classe d’âge – puisse servir un réel objectif de justice sociale. Comme l’a montré Amartya Sen – lauréat du prix Nobel d’économie en 1998 -, il ne suffit pas d’allouer les mêmes paniers de droits aux individus pour faire progresser l’égalité. Amartya Sen opère en effet une distinction essentielle entre les ressources dont disposent les personnes et leurs « capabilités », c’est-à-dire la possibilité de faire des choix parmi plusieurs modes de vie possibles et de les embrasser effectivement. Sans une prise en compte des capabilités, on en reste à une pure logique de « droits formels » faisant abstraction des conditions concrètes permettant (ou non) leur réalisation. Pour prendre un exemple concret, offrir un vélo à tous les citoyens ne suffirait pas à garantir un droit à la mobilité, car l’accès à celle-ci dépend de nombreux « facteurs de conversion » comme l’état de santé des personnes, la distance séparant leur domicile de leur lieu de travail, la présence de pistes cyclables autour d’eux, etc.
Or le Pass Culture repose intrinsèquement sur une telle vision formelle du droit d’accès à la culture, comme si ce dernier pouvait se résumer à une allocation de 500 euros indépendamment de la prise en compte de la situation concrète des personnes. Cette conception « arithmétique » de la justice ne heurtera inévitablement aux inégalités sociales dont elle fait abstraction : 500 euros à dépenser lorsqu’on est issu d’une famille aisée et que l’on vit dans une grande métropole donneront toujours davantage de libertés que 500 euros à dépenser dans une banlieue délaissée ou une zone rurale sous-équipée. C’est une critique que l’on peut aussi adresser au revenu de base : l’égalité formelle d’une somme uniforme allouée à tous les individus revient en pratique, sous couvert « d’inconditionnalité », à renoncer à conduire une politique réelle de redistribution et de réduction des inégalités.
L’idée même de pousser des offres de proximité par le biais de la géolocalisation risque même de creuser mécaniquement les discriminations, car comme le Ministère l’a lui-même admis en début d’année, le territoire français est émaillé de « zones blanches culturelles », particulièrement défavorisées en termes d’équipements. Dans certaines régions, le coût et la rareté des transports peuvent s’avérer un obstacle majeur pour accéder à l’offre culturelle, tout autant que le prix d’une place de spectacle ou d’une entrée dans un festival.
Les 500 euros du Pass Culture auront donc toutes les chances de fonctionner comme un « voile monétaire » dissimulant les inégalités sociales qui constituent en réalité le véritable obstacle pour l’accès à la culture. Un chiffre pour illustrer ces propos : en Italie, où le « Bonus Cultura » qui sert d’inspiration au Pass Culture a déjà été mis en œuvre l’an dernier, seuls 60% des bénéficiaires ont effectivement dépensé leur allocation de 500 euros, révélant de manière éclatante que la capacité à avoir une consommation culturelle dépend avant tout de facteurs socio-économiques sur lesquels le dispositif fait l’impasse.
Si le Ministère aime manier la rhétorique des « désirs » et des « plaisirs » pour présenter le Pass Culture, il reste très discret sur la question des droits culturels qui sont pourtant au cœur des enjeux soulevés par cette politique. Les droits culturels ont fait leur entrée en 2016 dans le droit français, à travers leur reconnaissance dans les lois NOTRe et LCAP. Ils prolongent le « droit de participer à la vie culturelle » consacré par plusieurs grandes déclarations internationales sur les droits fondamentaux des Nations-Unies et de l’UNESCO, en lien avec la promotion de la diversité culturelle.
Le principal intérêt de l’approche par les droits culturels est de penser le droit d’accès à la culture comme indissociable des autres droits fondamentaux, comme les droits politiques ou les droits sociaux. Les droits culturels impliquent ainsi la participation effective des individus et des groupes à la détermination de ce qui fait culture pour eux et entre eux, avec en ligne de mire la justice sociale et la lutte contre les discriminations :
Combinant les impératifs de participation citoyenne, de recherche fondamentale et appliquée, tout autant que de partage des savoirs, des pratiques, des croyances et des imaginaires, les textes porteurs du référentiel des droits culturels nous rappellent les objectifs de progrès humains, dans toutes ses déclinaisons sociales, qui font le socle d’un bien vivre ensemble et de justice sociale. Considérant que la culture, tant par sa dimension patrimoniale que par sa dimension créatrice, constitue un commun de l’Humanité, il est préconisé l’affirmation d’une politique publique pour une société humaniste, fondée sur la dignité humaine et les relations entre les personnes. La participation des personnes, la concertation avec la société civile, pour sa construction et sa mise en œuvre dans un principe d’ascendance sont alors déterminantes.
Le solutionnisme technologique et l’invisibilisation des questions politiques qui caractérisent le Pass Culture constituent de ce point de vue un véritable affront aux droits culturels. Tel qu’il est conçu, le dispositif va opérer un puissant effet de centralisation de la médiation, en plaçant hors du débat public des questions de première importance qui auraient dû être discutées à l’échelon local : Qu’est-ce que la culture et/ou les cultures ? Comment doit-on favoriser l’accès et la participation à la culture pour les plus jeunes ? Quels mécanismes mettre en œuvre pour assurer la justice sociale sur les territoires ? Quelles priorités définir pour l’allocation des subventions publiques ? Quelles articulations trouver entre secteur public et secteur privé ? Etc.
Rêvons un peu : les centaines de millions d’euros qui se consumeront chaque année dans le Pass Culture auraient pu servir à animer des « États généraux des droits culturels », permettant à chaque territoire de produire des cahiers de doléances sur les questions de diversité, de justice et d’égalité, pour déboucher sur une grande discussion nationale à propos des moyens à allouer pour y répondre. Pour le coup, le numérique aurait pu utilement outiller une telle démarche ; pas à grands coups d’algorithme, mais en favorisant la participation à la co-construction d’une politique publique et en s’appuyant sur les corps intermédiaires, notamment associatifs, qui sont les interlocuteurs légitimes pour faire vivre une telle dynamique. Il est parfaitement justifié de demander aux acteurs privés de co-financer une démarche nationale en faveur des droits culturels, tout comme les entreprises participent via leurs cotisations à la mise en œuvre de la démocratie sociale.
De fait, les occasions ne manquent pas de discuter des logiques de redistribution des richesses sur les filières de production à travers notamment les enjeux liés aux missions du Centre National des Variétés et les conditions de redistribution de la taxe sur la billetterie, la mise en œuvre d’un opérateur national pour la musique de type « Centre national de la musique », etc. L’enjeu de redistribution des richesses et des financements poursuit une logique inverse de la charité en mettant en œuvre des mécanismes de solidarité et de socialisation : il s’agirait donc d’élargir le débat de ces mécanismes de redistribution à toutes les pratiques dans une logique de droits culturels, en rediscutant des frontières entre financement de la création et financement de la participation de tous à la vie culturelle. A défaut d’une telle discussion, la politique publique en matière culturelle s’achemine vers non plus une mission de culture, mais de régulation et d’encadrement d’un marché de produits et d’activités culturelles.
Des acteurs de marché particulièrement dominants au niveau européen et international, ont bien saisi de leur côté la juteuse opportunité que représentent nos pratiques culturelles. Un fort mouvement de concentration des moyens de production et de diffusion est en cours dans le secteur aujourd’hui, menaçant toujours plus la diversité culturelle, et misant sur des logiques d’intégration « 360° » :
« Ce mouvement s’observe à la fois à un niveau horizontal, avec le développement de groupes spécialisés dans l’exploitation de salles, mais aussi à un niveau vertical, avec l’apparition de stratégies dites « à 360° », intégrant l’ensemble des fonctions permettant, soit de développer le travail d’un artiste depuis la production jusqu’à la distribution, soit d’exploiter tous les marchés liés au déplacement d’un spectateur à un concert, ce qui implique le contrôle de la billetterie. Notre collègue, Françoise Laborde, évoquait en juillet dernier, dans un rapport consacré à la situation des festivals, « l’irruption de grands groupes privés dans le paysage des festivals français, avec le rachat et la création de plusieurs festivals ».[3]
Non seulement un dispositif comme le Pass Culture ne permettra pas de lutter contre un tel phénomène de concentration, mais il risque au contraire de s’en faire la caisse de résonance.
Le Pass Culture ne sera donc pas la révolution annoncée : au lieu d’avoir ces « États généraux des droits culturels » qui auraient pu renouveler en profondeur la conception des politiques publiques dans notre pays, faut-il nous résigner à cette « intendance algorithmique des menus plaisirs » qui tranchera sans débat des questions relevant de l’intérêt général ? Il n’est peut-être pas encore trop tard pour éviter un épouvantable gâchis en exigeant que le débat fondamental sur l’émancipation culturelle ne soit pas confisqué d’une manière aussi caricaturale.
[1]Pour ce plus amples explications, voir le Guide des relations entre associations et financeurs publics, réalisé par AlcyaConseil avec les contributions d’Opale/CRDLA Culture, de l’Ufisc, du CAC et du RTES : http://www.opale.asso.fr/article635.html
URL : https://www.opale.asso.fr/article635.html
[2]Ibidem – URL : https://www.opale.asso.fr/article635.html
[3]Avis présenté au nom de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication (1) sur le projet de loi de finances pour 2018, adopté par l’Assemblée Nationale, Tome II, Fascicule 2 : « Culture : Création et transmission des savoirs et démocratisation de la culture », Par Mme Sylvie ROBERT, Sénatrice, p.24