Maison d’arrêt de Fleury-Mérogis, avril 2018. Kevin* meurt subitement dans sa cellule, dans les bras de Kilian*, son codétenu. Récemment libéré, Kilian raconte la dégradation rapide de l’état de son ami, le mépris des surveillants face à la gravité de la situation, mais aussi la pauvreté de sa propre prise en charge après le décès.

J’ai 26 ans. J’ai passé presque deux ans à Fleury, jusqu’à juin dernier. J’ai connu Kevin il y a sept ou huit mois, quand je suis arrivé au bâtiment D3 : on est tous les deux martiniquais, on s’est tout de suite très bien entendu. On était ensemble en cellule, vingt-deux heures sur vingt-quatre. Être ensemble tout le temps ça crée des liens, c’était comme si on se connaissait depuis des années. Il n’avait aucun problème de santé. C’était un bon vivant.

Ce samedi-là, on se préparait pour la promenade, qui débute à 15 h. C’est là qu’il a commencé à se sentir mal. Il se plaignait d’un mal de tête, survenu subitement. À 15 h, 15 h 20 h h maximum, j’ai appelé les surveillants à l’interphone pour qu’ils préviennent les médecins. Puis Kevin s’est mis à vomir. Vraiment en abondance, c’était hallucinant. Les surveillants sont venus le voir, et ils l’ont emmené voir le médecin vers 18 h 30. Ils ont dû le mettre sur une chaise roulante, il ne tenait pas debout, il était complètement dans les vapes. Quand ils l’ont ramené une heure après, c’était l’équipe de surveillants de nuit, et le chef m’a dit que c’était sa nuit de garde et qu’il ne voulait pas de problèmes. Kevin était toujours en chaise roulante. Il était dans le même état, voire pire. Ils ont soulevé les deux roues arrière pour que je puisse le récupérer à bout de bras, tout seul. Il y avait plein de vomi partout dans la cellule, en le portant je glissais dans le vomi. Il n’y avait plus de matelas sur son lit car je l’avais mis par terre pour qu’il puisse s’allonger proprement. On l’a posé sur un sommier métallique en attendant qu’ils aillent chercher un matelas, que j’avais déjà réclamé tout l’après-midi. Ensuite ils nous ont enfermés. « Ils passaient toutes les heures et à chaque fois je leur signalais que ça se passait mal, que ça empirait. Deux fois seulement dans la nuit, Kevin a repris conscience, mais c’était juste pour aller vomir, puis il revenait s’allonger sur le lit. Il avait chaud, puis froid, puis chaud à nouveau. Le peu qu’il parlait, c’était pour dire : « Ne me laisse pas mourir, je t’en supplie ne me laisse pas mourir. »

Toutes les heures quand les surveillants passaient, je les interpellais de plus en plus bruyamment à travers la porte. Je les ai insultés, mais ça ne changeait rien du tout. Ça a duré comme ça toute la nuit, jusqu’à 6 h 30, où Kevin a commencé à respirer vraiment fort. Là, j’ai sonné à l’interphone en disant que ce n’était plus possible de nous laisser comme ça, qu’il fallait venir tout de suite. Le surveillant m’a répondu qu’il fallait attendre l’appel de 7 h avec la relève. Et il a raccroché. J’ai mis Kevin en PLS, mais j’ai dû le lâcher pour aller resonner à l’interphone, puis revenir le tenir. Et pendant que je le tenais je criais : « Il faut venir ! » Je crois qu’ils ont compris à ma voix que c’était bizarre. Mais le temps qu’ils raccrochent et qu’ils viennent, Kevin est parti. Pendant que je le tenais, dans mes bras.

Ils ont ouvert la cellule, ils sont entrés et ont constaté qu’il était décédé. Ils m’ont poussé pour me sortir de la cellule, assez violemment, comme si j’avais fait quelque chose de mal. Je l’ai mal pris, j’étais très énervé qu’ils nous aient laissés toute la nuit comme ça, alors j’ai retenu le surveillant qui voulait me pousser. Puis je me suis calmé pour qu’ils puissent l’aider, et je suis sorti de la cellule en claquettes, pantalon, torse nu, plein de vomi. Ils m’ont amené directement en salle d’attente et ils ont mis un drap dans la coursive, pour masquer la cellule. Et là j’ai vraiment compris.

Je les ai vus arriver en courant avec le défibrillateur. Pendant trois ou quatre heures ils m’ont laissé comme ça, dans la salle d’attente. Je n’ai même pas pu prendre une douche. Puis ils sont venus me dire que Kevin était décédé : ils ont envoyé pour ça un chef qui s’entendait bien avec moi. La salle d’attente était grande ouverte, et j’ai vu les surveillants de nuit qui passaient la tête pour voir ma réaction. Ça aussi, je l’ai mal pris. En partant, j’en ai vu qui rigolaient. Moi, un jeune qui décède dans ces conditions, ça ne me ferait pas rire.

On m’a mis dans une cellule vide, aux arrivants, pendant plusieurs heures encore. Je n’avais pu prendre aucune affaire, et je n’ai rien eu à manger. Après j’ai été auditionné par les gendarmes. J’ai demandé à aller en promenade avec tout le monde, mais ils n’ont pas voulu. Ils avaient appelé les ERIS[1], qui se tenaient prêts devant la promenade : ils savaient qu’ils avaient fait une erreur, ils savaient que ça pouvait péter à tout moment.

Dans la journée, j’ai vu la directrice, puis une commandante qui était d’astreinte, et quelques lieutenants qui passaient pour voir comment j’allais. Ils m’ont emmené à l’hôpital dans la soirée, parce qu’ils avaient peur que ce soit quelque chose de contagieux. J’avais beaucoup de tension et de la température. Le médecin a regardé dans mon oreille, et après on ne m’a plus rien dit. Au total, j’ai attendu cinq heures pour deux dolipranes. Puis le psychiatre est venu, il m’a parlé deux minutes, m’a demandait si ça allait, j’ai dit que ça n’allait pas. Il a décroché son téléphone et a parlé dix minutes avec quelqu’un, mais ça n’avait rien à voir avec moi. Il m’a proposé un traitement, a insisté plusieurs fois, mais j’ai refusé, je ne voulais pas de cachets. Et ensuite ils m’ont encore fait attendre deux ou trois heures, alors là j’ai râlé. Le surveillant m’a un peu insulté, me disant que ce n’était pas son problème. J’étais resté calme toute la journée, mais là c’est parti, je l’ai insulté. D’autres surveillants ont ouvert la porte pour intervenir, mais j’ai fait comprendre que je n’en viendrai pas aux mains, que la tension était retombée.

Le soir, ils m’ont ramené en détention, toujours aux arrivants. Ils ne voulaient pas que je reste seul, alors ils ont amené une personne avec qui je souhaitais être. On est restés comme ça toute la journée du lendemain, sans que personne ne viennent rien nous dire. On avait les promenades des isolés. Le soir j’ai poussé une gueulante, on en avait marre, on n’a rien du tout aux arrivants. Ils nous ont remontés, et on s’est retrouvés à trois dans une cellule.

Après, tout le reste de ma détention, il n’y a plus rien eu, à part le commandant qui passait de temps en temps pour voir comment je me sentais. Heureusement, j’ai pu voir plusieurs fois des gens du SMPR avec qui j’ai pu parler. Pendant un mois je ne suis pas descendu en promenade, parce que je n’étais pas bien. Et ça a duré comme ça jusqu’à ma sortie.

Kilian a porté plainte pour non-assistance à personne en danger, tout comme le père de Kevin.

[1] Équipes régionales d’intervention et de sécurité.

*Les prénoms ont été modifiés.