Chronique
Frédéric Lordon a posté sur son blog un texte intitulé « Appels sans suite (1) » qui condamne divers appels qui ont circulé récemment, en particulier sur le climat. L’argument principal est le suivant : « On se demande combien de temps encore il faudra pour que ces appels à sauver la planète deviennent capables d’autre chose que de paroles sans suite, de propos en l’air et de mots qui n’engagent à rien — pas même à articuler le nom de la cause : capitalisme. »
Lordon n’est pas le seul à faire du combat explicite contre le capitalisme la précondition ou le cadre nécessaire de toute mobilisation pour sauver le climat, et à tourner en dérision ceux et celles qui ne suivent pas cette voie. Parmi les prises de position qui ont beaucoup circulé récemment on peut citer celle de Nicolas Casaux, membre de l’ONG écologiste « Deep Green Resistance », qui s’en prend notamment aux nombreux jeunes youtubeurs qui se sont engagés collectivement pour le climat (et dont la vidéo a été vue à ce jour plus de 9 millions de fois !). Il écrit ainsi : « nos youtubeurs… embrayent directement sur divers problèmes plus ou moins spécifiques… sans poser de diagnostic, sans déterminer la cause des problèmes, sans cibler le système économique dominant — le capitalisme. »
Voici des éléments de réponse aux arguments précédents, en deux temps. Pour une analyse plus détaillée, voir ici.
Le capitalisme, destructeur de la planète ? Oui
Je me réfère ici à ce billet de blog de 2010 : « Peut-on s’en sortir dans le cadre d’un capitalisme réformé ? » où sont présentées neuf caractéristiques structurelles du capitalisme qui font douter de sa capacité à nous sortir de la zone des tempêtes à répétition. On peut donc suivre Lordon, Casaux et d’autres sur l’énorme responsabilité du capitalisme et de ses acteurs, et plus encore du capitalisme financier, dans l’effondrement écologique. Il y a certes cet argument : on a connu, dans l’histoire, des systèmes non capitalistes tout aussi productivistes et destructeurs des écosystèmes. Exact, mais… il n’y en a plus guère. On peut donc passer au point suivant.
Faut-il se déclarer anticapitaliste pour « sauver la planète » ? Pas nécessairement
Répondre positivement à cette question semble contradictoire avec… ce que Frédéric Lordon lui-même écrivait dans son livre de 2009 « la crise de trop », une référence sur les dérives du capitalisme financier. Dans ce livre, les propositions pour sortir de la crise sont des réformes certes ambitieuses mais qui ne consistent en rien à se débarrasser du capitalisme : « à défaut du grand saut postcapitaliste, une transformation suffisamment profonde des structures actionnariales et concurrentielles serait déjà à même de produire le renversement non pas du capitalisme tout court, mais de ce capitalisme-là, le capitalisme antisalarial » (p. 160). Et, deux pages avant : « Le parti que je prends ici tient l’hypothèse que la sortie du capitalisme, dût-on le regretter, est l’issue la moins probable de la crise actuelle ».
Les « appels » sur le climat ou sur le dogme de la croissance, ou l’initiative collective des youtubeurs, ou encore les interventions bien médiatisées d’Aurélien Barrau (une cible commune à Frédéric Lordon et Nicolas Casaux), ne désignent pas de causes « systémiques » aux grands dérèglements en cours, mais cela suffit-il à les tourner en dérision, voire à les juger contre-productifs ?
Prenons l’exemple de l’appel « nous voulons des coquelicots ». De quoi est-il question : d’interdire les pesticides de synthèse, en tentant de mobiliser bien au-delà des cercles écolos usuels ou des militant.e.s convaincu.e.s de la nocivité du capitalisme. Pourtant, il est difficile de trouver plus clairement « anticapitaliste » : les multinationales des pesticides sont les premières cibles, avec l’agrobusiness. C’est assez comparable à l’interdiction des produits toxiques… des banques. Or le capitalisme n’est pas désigné dans l’appel. Ni dans les innombrables actions de désobéissance civique menées pour mettre fin aux paradis fiscaux ou aux investissements « climaticides » des banques.
Tous les « appels » ne sont sans doute pas à mettre sur le même plan, mais certains d’entre eux ne restent pas « sans suite » : ils contribuent au débat public et à l’action collective
Tous les « appels » ne sont sans doute pas à mettre sur le même plan, mais certains d’entre eux ne restent pas « sans suite » : ils contribuent au débat public et à l’action collective. Cela a été le cas par exemple le 8 septembre et le 13 octobre dernier à propos du climat. On pouvait observer, en participant à des réunions de préparation des actions (300 personnes à Lille pour préparer une marche qui a rassemblé 5000 personnes), la forte présence de personnes, dont beaucoup de jeunes, qui n’avaient jamais milité nulle part et qui sont souvent venues à la suite de ces appels, bien relayés sur le terrain.
Lorsqu’on baigne dans des réseaux associatifs militants, on voit autrement les possibilités de s’en prendre au « système » en le mettant en difficulté par tous les bouts possibles, partout où il s’en prend à des biens communs et des droits vitaux auxquels les gens tiennent. Parmi ces biens communs à (re)conquérir en les « sortant du capitalisme financier », on trouve la monnaie et le climat, mais aussi la protection sociale, l’égalité entre les femmes et les hommes dans tous les domaines, une alimentation saine, la qualité de l’air en ville, les terres arables et les sols vivants, les forêts, les zones humides, etc.
Peut-on citer dans l’histoire du capitalisme de puissants mouvements sociaux, ouvriers notamment, qui aient conquis des droits vitaux en mettant en avant leur anticapitalisme et non pas leurs « revendications concrètes » ?
Peut-on citer dans l’histoire du capitalisme depuis ses origines de puissants mouvements sociaux, ouvriers notamment, qui aient conquis des droits vitaux en mettant en avant leur anticapitalisme et non pas leurs « revendications concrètes » (protection sociale et droit du travail notamment) ? N’est-on pas aujourd’hui, avec l’effondrement du climat et du vivant, dans une situation où une majorité de citoyen.ne.s commence à prendre conscience de menaces vitales, individuellement et collectivement, et pourrait s’engager pour conjurer ces menaces, sans que tous et toutes se posent d’emblée la question des causes systémiques ? Les intellectuels et chercheurs pourraient alors mettre en débat public leurs analyses, sans dénigrer ou ridiculiser ceux et celles qui, légitimement, partent de questions et de craintes plus concrètes sur leur santé, celle de leurs descendants, le réchauffement en cours ou la disparition des hirondelles, des abeilles et des coquelicots.
Le néolibéralisme et le capitalisme financier n’ont-ils pas plus à craindre de ces nouveaux mouvements sociaux autour de biens communs multiples que des discours anticapitalistes ? Et la prise de conscience de la nocivité du « système » du capitalisme financier et de ses multinationales n’a-t-elle pas plus de chances de se développer au cours de ces mouvements qu’en l’exigeant comme préalable à l’action ?
SOURCE/ alternatives-économiques.fr