C’est dimanche, le soleil offre une belle lumière en ce début de matinée du mois de mars. Il n’est pas encore huit heures et il fait encore froid dans cette banlieue calme de la région parisienne. Un fin brouillard enveloppe la maison où le silence commence à se rompre.
Fabien vient de se lever alors que sa femme et ses enfants dorment encore, ainsi que le frère de sa femme, son épouse et leurs deux enfants, invités pour fêter l’anniversaire de son petit dernier. Hugo a déjà treize ans et cette fête avec ses cousins était peut-être son plus beau cadeau se dit son papa à son réveil. En effet, malgré les âges différents, que d’éclats de rire et de complicité entre eux. La soirée fut belle et les réveils sont difficiles sauf pour Fabien, habitué à se lever tôt la semaine à cause de son travail.
Seul dans la cuisine, il commence à préparer le petit déjeuner, s’apprête à appuyer sur le bouton pour faire couler le café puis se ravise. Ce serait mieux d’agrémenter le petit déjeuner avec du pain frais et des viennoiseries encore chaudes. Il décide donc de se rendre à la boulangerie. Après un bref passage à la salle de bain, il prend les clefs de sa voiture et tombe nez à nez avec Maëlys, douze ans, la plus jeune enfant de son frère. En voyant son oncle habillé, elle comprend qu’il va sortir. « Tu vas où tonton ? » lui lance-t-elle. « A la boulangerie » lui répond-il en prenant les clefs de sa voiture. « Ah, elle est loin ? » lui demande-t-elle. « Pas trop mais ça va plus vite » lui rétorque son oncle. « Bah, dans ce cas, on y va à pied » lui suggéra-t-elle.
Et voilà comment Maëlys s’est imposée dans la balade matinale de Fabien. Elle s’est vite habillée et finalement, à sept heures quarante cinq, les voici prêts à affronter le froid… à pied. La petite main de Maëlys tient fermement celle de son oncle. Elle est fière de sortir avec lui.
La boulangerie n’est vraiment pas loin, à peine cinq cent mètres et l’attitude de Maëlys désarçonne Fabien. Elle est souriante et semble heureuse de se balader de si bon matin. Elle compte les voitures et s’étonne faussement de croiser aussi peu de piétons. Ils croisent douze voitures pour un piéton. Surtout, dans les voitures, très souvent, une seule personne.
Une fois à proximité de la boulangerie, Fabien reconnaît des voisins qui descendent ou remontent dans leur véhicule les bras chargés de viennoiseries. Il se rend compte également que les trottoirs sont encombrés par des bouts de voitures car celles-ci sont garées de façon anarchique au plus près des commerces afin d’éviter que leurs conducteurs ne marchent trop. C’est dommage, un petit parking se situe à quelques dizaines de mètres. Fabien aide même une jeune maman qui ne peut pas circuler sur le trottoir avec une poussette. Le conducteur revient, s’excuse mais se plaint du manque de place de stationnement. Maëlys lui répond qu’à défaut de place, il a des jambes et qu’un fauteuil roulant ne pouvait pas non plus passer ! Le conducteur fait tête basse et ne répond pas à l’effronterie de l’enfant. Fabien s’étonne de la répartie de la petite mais se dit qu’elle a raison. Lui même a un peu honte car trop souvent, il fait comme ce conducteur.
Maëlys lui explique qu’à son collège, il y a une ULIS (Unité Locale d’Inclusion Scolaire) afin de favoriser l’accueil des élèves porteurs d’un handicap. Certains sont en fauteuil roulant et, une fois, les élèves délégués ont pu essayer les fauteuils sur une journée complète, de leur maison au collège, pendant les cours et les récréations mais aussi lors des trajets pour l’EPS. Étant déléguée, elle a fait le test et s’est rendu compte des difficultés de circuler aisément au collège mais, surtout, dans les rues : « Alors, les valides devraient au moins ne pas occuper les trottoirs pour mettre leurs voitures ! ». Son oncle acquiesce, un peu penaud.
Une fois sortie de la boulangerie, Maëlys demande à son oncle si c’est si plaisant que cela de prendre sa voiture pour faire quelques centaines de mètres. Et, pourquoi le faire alors que tout le monde sait que cela pollue. Enfin, pourquoi ne pas marcher alors que tout le monde dit, notamment les docteurs mais aussi l’infirmière de son collège, que marcher, c’est très bon pour la santé et que nos sociétés ne marchent pas assez.
Fabien est gêné. Il sourit car la France se dit « en marche » mais tout le monde a le cul vissé dans sa voiture. Surtout, il se dit qu’à douze ans, elle a raison… alors pourquoi les adultes font l’inverse !
En apercevant un gilet jaune sur le tableau de bord d’une voiture, Maëlys ose demander à son oncle : « t’en penses quoi des gilets jaunes toi ? ». Un peu embarrassé, Fabien lui répond : « Oh tu sais, au début, j’étais pour. Je me suis même rendu sur quelques ronds-points. Mais la tournure prise du mouvement avec les violences ont freiné mon engouement et mon engagement. Je pense que nos dirigeants ont compris et nous ont entendu. On ne peut pas nous taxer tout le temps et prendre des décisions sans nous consulter ». Il rajoute : « C’est sûr que ton père doit être à fond avec eux, non ? ».
Fabien ne pensait pas avoir une telle discussion de si bon matin… avec une gamine de douze ans en plus. Elle lui répond : « mon papa est un peu comme toi. Au début, il s’était forcé à aller manifester… pour voir. Il en est revenu un peu déçu car il était tombé sur des pilotes comme il disait, lassés par l’augmentation des prix de l’essence et la limitation de la vitesse à 80 km/h; mais aussi sur des gens qui ne voulaient plus payer autant d’impôts. Et, papa dit toujours que les impôts c’est ce qui nous rassemble autour d’un vivre ensemble… enfin quelque chose du genre. Tu vois, c’est comme toi, il est plus devenu spectateur mais il n’y est pas totalement défavorable quand même car il est pour l’idée du référendum ou de tout ce qui amplifierait la démocratie. Puis, il trouve ça bien que les gens enfin s’expriment ».
Maëlys sait bien que son papa et son oncle sont bien différents. Elle l’a compris au cours des derniers repas de famille. Son papa est catalogué « écolo » par sa famille tandis que son oncle incarne la raison et la modération dans ses propos. Il raille souvent son papa d’ailleurs… gentiment. Après tout, il n’y a pas de mal à se moquer des rêveurs. Elle se dit que c’est quand même dommage car il a souvent raison quand même et ne se reconnaît pas dans les discours sérieux et très « adultes » de son oncle. Comment proposer des solutions qui reviennent à reprendre les mêmes mesures… mais en mieux. Ça la dépasse et se dit qu’il faudrait surtout que ce ne soit pas toujours les mêmes qui aient le pouvoir.
Pourtant son papa ne fait pas que rêver. Il le dit lui-même mais elle le constate aussi. Elle entend souvent des mots qui commencent à lui faire sens mais qui sonnaient creux il y a quelques années. Ils justifiaient les absences de son papa ou de sa maman mais aussi les nombreuses réunions à la maison : Amap, Sel, anti-nuke, zéro déchet, zad,…
Devant le portail de la maison, ils croisent Mike, le voisin, qui va au sport de bon matin… en voiture. La salle de sport n’est pourtant pas très loin. « Tu ferais mieux d’y aller en courant » lui assène Fabien, s’étonnant lui-même comme si avoir marché pour être allé chercher le pain lui donnait du crédit pour donner des conseils pour se déplacer autrement. Mike sourit et lui dit qu’il va courir là-bas sur un tapis roulant, ne se rendant pas compte de l’incongruité d’une telle situation.
En rentrant, la maison est plus animée. Une odeur de café enveloppe la cuisine. Même les adolescents sont levés, à défaut d’être totalement réveillés. Il faut dire que François, le papa de Maëlys, les a motivé pour participer à une opération de nettoyage des berges… Et, tous ont répondu présents. D’ici quelques minutes, des ami-e-s vont même sonner pour les rejoindre. François ne pensait pas que sa proposition aurait autant de succès.
Fabien, aussi, ne s’en doutait pas mais il est fier que ses enfants aient répondu présents. De même qu’il a été étonné de cette balade avec sa nièce. Étonné par la joie de vivre communicative de Maëlys de si bon matin. Étonné, surtout, d’avoir été désarçonné par les propos d’une enfant. Étonné mais heureux. Heureux de se retrouver en famille et d’aller, tous ensemble, nettoyer les berges car, finalement, il va les accompagner.
Notre mode de vie est malade. Tout le monde le sait. Tout le monde le constate et les problèmes sont clairement identifiés. Des solutions sont mêmes connues. Et pourtant, rien ne change.
Par exemple, encore aujourd’hui, un déplacement sur deux en voiture fait moins de trois kilomètres. Sur un parcours de un kilomètre, par exemple pour se rendre dans une boulangerie, l’impact direct en voiture est une émission de 300 g de CO2 et 4,7 mg/m³ de monoxyde de carbone inhalé contre 2 mg/m³ en utilisant son vélo ou en marchant (sans compter le bénéfice santé). Le coût de la baguette est augmenté de quasi un euro (contre quatre centimes à vélo et 0 € en marchant) et le gain de temps est de… deux minutes (chiffres de l’Ademe). Sur une année, utiliser sa voiture quotidiennement pour un acte aussi « innocent » coûte 350 € et émet 110 kg de CO2.
Il faut se battre contre les idées reçues également et rappeler qu’un cycliste roule, en moyenne, à 15 km/h contre 14 km/h pour une automobile en zone urbaine. Par ailleurs, il ne pleut, entre 8 h et 9 h et de 17 h à 18 h qu’un jour sur 10 (source Météo France). Donc, le risque de finir trempé et malade n’est pas aussi fréquent qu’on le pense. Il ne faut pas oublier, non plus, qu’un automobiliste est 2 à 3 fois plus exposé aux polluants qu’un marcheur ou un cycliste car l’air se renouvelle moins à l’intérieur d’un habitacle. De la même façon, se déplacer à vélo n’est pas plus dangereux que se déplacer en automobile. Proportionnellement, il y a autant de blessés et de tués sur la route à vélo qu’en voiture. Ce n’est pas le cas avec les deux roues motorisés, moyen de locomotion beaucoup plus dangereux.
Aujourd’hui, nous sommes insérés dans la civilisation de l’automobile tant dans l’espace, notre environnement, que dans notre imaginaire, pollués par sa facilité et ses mythes. En sortir apparaît comme une obligation mais nécessite de repenser notre société dans sa globalité. La question des transports doit être abordée sous un angle différent à la fois de façon individuelle et collective: pourquoi se déplacer? Que transporter? A quel coût financier pour la collectivité et pour l’environnement? Plus globalement, ces questions reviennent à s’interroger sur la direction à prendre au niveau individuel et politique et, quel sens donner à nos vies. Peut-on prôner la relocalisation des activités, la convivialité ou le respect de l’environnement, mais continuer à promouvoir des transports toujours plus rapides ou plus long qui nous servent à transporter des marchandises pour être consommées facilement ou pour aller au travail?
L’automobile et ses excès sont au service de la société de consommation. Elle individualise nos déplacements et nos vies. En sortir permettrait d’enclencher une dynamique vertueuse. Sans être la solution miracle, la sortie de l’automobile contribuerait à sortir de certains mécanismes du capitalisme et à enclencher une autre société fondée sur d’autres valeurs que nous devons construire ensemble.
Alors comment en sortir?
La première chose à faire est d’intégrer cette nécessité environnementale dans nos modes de vie, de l’assumer en refusant de tomber dans la facilité automobile. Il est temps de réapprendre à se déplacer en marchant ou en pédalant. Si la simplicité volontaire n’est pas la solution, elle est un premier pas… de côté. Bien sûr, nous ne devons pas tomber dans l’excès et dans le jugement par rapport à l’autre. Accompagner le changement ne signifie pas moraliser la société.
De nombreuses associations ont besoin également de militants, que ce soit pour promouvoir la bicyclette comme mode de transport mais aussi contre les GPII (grands projets inutiles imposés) qui induisent souvent un toujours plus d’automobiles. Lutter est une nécessité. Prenons l’exemple de ces grands centres commerciaux et de leurs parkings-voitures gigantesques avec des infrastructures routières qui sont des cicatrices béantes dans nos paysages. C’est le cas avec Europacity dans le Val d’Oise ou sur la plaine de Montesson dans les Yvelines.
Mais, dialoguer et débattre auprès des collectivités est également une action à ne pas négliger afin d’aménager nos lieux de vie. Promouvoir les zones 30, les zones de rencontre, établir des schémas de circulation avec les transports doux comme moyen de déplacement prioritaire sont des mesures que nous pouvons tous porter. Mais faire des abords des établissements scolaires des zones sans voiture ou prioriser les investissements en faveur des commerces de proximité sont également des pistes pour que nos lieux de vie ne soient plus dépendants de l’automobile.
Des solutions existent, certaines sont expérimentées, d’autres sont à inventer mais, surtout, elles sont nécessaires et peuvent amorcer un changement sociétal plus global. L’enjeu est de passer d’un urbanisme de l’automobile à un urbanisme adapté à l’échelle du piéton et du vélo et, à un ruralisme autonome vis-à-vis de la voiture.
Nous voyons qu’établir un constat même sans appel ne signifie pas obligatoirement une prise de conscience tant nous restons pollués par les imaginaires de la société de croissance et par les facilités qu’elle offre. Surtout, sa force réside dans les interdépendances qui laissent croire que toute action est inutile ou vouée à l’échec. La civilisation de l’automobile révèle la complexification de nos sociétés.
Le mouvement des « gilets jaunes » témoigne de cette complexité. A l’origine du mouvement, un ras-le-bol dont la taxe sur les carburants a été le détonateur. Un mouvement où la limitation de vitesse à 80 km/h a été accueillie par la dégradation de 75 % des radars et qui a symboliquement provoqué la gratuité des autoroutes lors de nombreuses actions. Un mouvement qui, finalement, reste coincé entre dépendance à la voiture et la nécessité d’en sortir; qui ne veut plus être taxé mais réclame plus de service publics et de justice fiscale. Un mouvement coincé dans des contradictions que le système a construit pour justement déconstruire toute opposition. Ce mouvement est hétérogène. C’est sa force et sa faiblesse. Il se dit apolitique. C’est sa force et sa faiblesse.
Comment ne pas être partagé face à ce mouvement? Comment ne pas le soutenir tout en étant vigilant? Mais, surtout, comment ne pas comprendre l’échec d’un système et d’une organisation sociale après plus de deux mois de contestation hebdomadaire? Comment ne pas entendre et nier ce besoin de démocratie, ce besoin de s’exprimer, d’exprimer ces mal-êtres? Comment ne pas comprendre que la première des décroissances doit être celle des inégalités? C’est notre responsabilité d’y faire face et c’est notre responsabilité de ne pas laisser nos dirigeants apporter leurs seules réponses. C’est notre responsabilité d’y apporter nos réponses en manifestant, en pique-niquant devant des châteaux et, en agissant au quotidien.
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Dessin: Taj Mihelich https://www.tajmihelich.com
SOURCE/ CARFREE.FR