Forces de l'ordre, quel ordre défendez-vous ?

Quel ordre défendez-vous ?

 

Après 9 mois du plus grand mouvement social de la Ve République, unique par sa durée et par la répression à laquelle il a dû faire face, il convient de s’interroger sur le rôle des forces de l’ordre, et le sens qu’implique une telle fonction aujourd’hui.

D’emblée, précisons que notre propos ne vise pas à généraliser nos remarques et analyses à l’ensemble des individus au sein des forces de l’ordre, mais bien plutôt à interroger celles-ci en tant que sujet collectif. Ainsi, c’est moins le policier qui nous intéresse, que les forces de l’ordre entendues en tant que sujet trans-individuel. Une telle précision est nécessaire pour éviter les amalgames et pour conserver de la nuance. Par exemple, les CRS font preuve dans le maintien de l’ordre de nettement plus de professionnalisme que les hordes de la BAC ; néanmoins, les débordements chez certains CRS ont été multiples. Il ne s’agit donc pas de distribuer les bons ou les mauvais points, mais bien de questionner ce qui fait que l’on rejoint un tel corps dans un régime capitaliste.

Les force de l’ordre ont une fonction sociale dominante : assurer le maintien d’un ordre social permettant aux rapports de production de prospérer. En d’autres termes, la matraque doit protéger la bourse. Et la bourse rémunère la matraque. L’ordre social actuel est une construction bourgeoise ; il a dont objectivement pour fonction de lui permettre de prospérer et d’étendre sa domination sur l’ensemble de la société. Dans la mesure où la bourgeoisie croît et s’enrichit en détournant la richesse produite par tous, à son unique profit, l’ordre social est régulièrement requestionné quant à sa légitimité. Le mouvement Gilets jaunes est une interrogation violente lancée à la face de la bourgeoisie : peut-on continuer plus longtemps ainsi ? Cette question contient en elle-même tous les éléments témoignant de l’échec de la bourgeoisie à maintenir son hégémonie et à faire consensus : échec du néolibéralisme à faire ruisseler la richesse ; échec de la démocratie à cohabiter avec le capitalisme et à permettre au peuple d’exercer sa souveraineté ; échec de l’application réelle des valeurs fondamentales de la République.

Cette question, qui à la manière des poupées russes en abritent bien d’autres autrement plus dangereuses pour la bourgeoisie, remet en cause tout l’ordre social. Ainsi a-t-on pu assister, sur les champs Élysée ou dans les principales métropoles françaises, à des scènes de violence conduisant à l’envahissement des lieux de pouvoir. Cette prise à partie insurrectionnelle des symboles de la bourgeoisie (ses lieux de sortie, de loisirs, de consommation, voire de travail mais pas encore de résidence) a profondément ébranlé l’ordre social. Plusieurs patrons du CAC 40 appelant même Macron, au soir du 8 décembre, pour lui dire de « tout lâcher ». La terreur était réelle et témoignait de la part des possédants, de la crainte de perdre leurs possessions. La bourgeoisie réagit donc avec empressement en envoyant face au peuple grondant, ses gardiens : les forces de l’ordre. A grand renfort de chars, de canons à eau, d’armes multiples et interdites dans la quasi-totalité des démocraties du monde, la police a joué son rôle. Déstabilisée les premières semaines face à la détermination et à l’imprévisibilité des Gilets jaunes, celle-ci s’est vite réorganisée. Seulement, cette réorganisation ne s’est pas faite sans l’obtention auprès du gouvernement – en charge de faire fructifier les intérêts du capital – d’une double garantie : le paiement des heures supplémentaires et l’obtention d’une prime ET, l’autorisation d’un recours massif et en toute impunité à la violence. Castaner et la patronne de l’IGPN n’ont-ils pas dit qu’il « n’y y avait pas eu de violences policières » ?

Maintenant, passons du côté des forces de l’ordre. Si les motifs d’entrée dans la police peuvent diverger, ils convergent tous vers une finalité qui est consubstantielle au métier : obéir et appliquer les ordres. Aucun policier n’ignore cela. Et ils se sont engagés en parfaite connaissance de cause – les naïfs et déçus ayant pu démissionner. Ceux en uniforme ont accepté ce contrat et l’expérimentent au quotidien ; et pour les CRS, jusque dans leur chair quand lors de leur formation, en rang, ils doivent résister le plus longtemps possible aux grenades lacrymogènes qu’on jette à leur pied ou tenir des heures dans un fourgon volontairement surchauffé. Leur résistance est éprouvée. Physique et mentale. Tenir, subir, obéir. Indéniablement, cela pose la question du libre-arbitre et de l’indépendance intellectuelle. A quel moment, un être humain que l’on conditionne à obéir sans avoir recours à sa réflexion (« faire et non dire »), est-il encore en mesure d’avoir conscience de ce qu’il fait ? Quand, après l’acte IV, le gouvernement témoigne publiquement de la fermeté qu’il mettra en place contre les manifestants dits violents – sans jamais interroger, en retour, la violence économique et sociale subie par ceux-ci –, ils envoient en même temps un message aux forces de l’ordre : « Dorénavant, vous avez quartier libre ».

Ce message, nous l’avons vu récemment en application en 2010 à Athènes, en 2011 à New-York ou en Espagne, en 2019 à Hong-Kong. Partout, les mêmes forces de l’ordre se sont appliquées à réprimer violemment les contestations sociales qui se soulevaient sur le globe. Partout, les matraques, les lacrymos, les canons à eau, les LBD et grenades dans le cas français, se sont abattus sur les corps des manifestants. Les forces de l’ordre se sont emparées de cette violence avec dans certains cas une délectation qui interroge et inquiète. Les bavures, si nombreuses dans les quartiers populaires, se sont étendues et multipliées à une vitesse exponentielle. Bien souvent, le contexte ne justifiait en rien de telles réactions – qui plus est pour des professionnels. Rien ne justifie que plusieurs policiers, armés, frappent au sol un homme ou une femme désarmée, et pourtant de telles scènes se sont reproduites de nombreuses fois. Comment ne pas songer, alors, que l’un des ressorts psychologiques des forces de l’ordre tient au goût pour l’ordre et son application, notamment dans des situation déséquilibrées où l’enjeu de domination et de soumission est évident. Nulle part nous avons vu les forces de l’ordre rejoindre les manifestants. Si, lors des Printemps arabes, et cela a engendré la chute des potentats en place. En France, la police n’a pas sourcillé. Certes, elle a manifesté sa fatigue, son mécontentement devant certains ordres, devant les risques encourus, mais elle a continué de défendre l’ordre social. Collectivement, elle a fait corps. Collectivement, elle a marché sur les corps mutilés, sur les yeux éborgnés, sur les mains arrachées. Les casques sont restés vissés sur les têtes, les boucliers dressés, les matraques levées. Collectivement, les forces de l’ordre ont assuré à la bourgeoisie la pérennité de ses intérêts, alors même que ces intérêts sont responsables de la misère sociale qui ravage notre pays et qui affecte au même titre que les autres, les forces de l’ordre. Si nous ne pouvons leur reprocher de n’avoir pas saisi les logiques du capitalisme néolibérale qu’ils servent, nous pouvons en revanche, sans concession, leur reprocher de n’avoir pas ressenti à quel point celui-ci était ignoble, et à quel point les Gilets jaunes étaient superbes. Superbes parce que révoltés. Superbes parce que ces hommes et ces femmes ont refusé, un jour de plus, de rester à genoux. Mais les forces de l’ordre les ont remis, de force, à genoux ; les ont alignés au sol comme ces jeunes de Mantes-la-Jolie. Pourquoi ? Parce qu’elles obéissent et aiment à se faire obéir. Obéir, c’est faire de la servitude volontaire un mantra ; désobéir c’est reconquérir sa liberté, et avec, sa dignité. L’argument du devoir est nul et non avenu lorsque l’ordre donné est illégitime et injuste ; nul homme ne peut prétendre faire son devoir quand il accepte d’appliquer un ordre lui intimant de matraquer et de gazer des jeunes alcoolisés en bord de fleuve. Les forces de l’ordre se font les complices de leur hiérarchie ; l’illégitimité et l’injustice des ordres rejaillissent sur ceux qui les appliquent et les marquent du stigmate de la servilité.

Car nous le disons, la mission exercée par les forces de l’ordre aujourd’hui face à une partie de la population qui se soulève pour plus de justice sociale et d’égalité dans ce pays, est indigne. Moralement, elle est révoltante. Parce que collectivement la police est incapable de s’interroger, que ses structures syndicales et hiérarchiques sont les meilleurs chiens de garde de la bourgeoisie, c’est individuellement que chaque policier et chaque policière doit se demander : ce que je fais est-il juste ?

Les multiples suicides qui endeuillent les forces de l’ordre et que l’on ne peut que déplorer car ils témoignent, en définitive, des ravages du capitalisme, doivent nous interpeller. N’y a-t-il pas, dans ce geste de désespoir, une prise de conscience tragique de la brutalité de la fonction occupée par la police en régime capitaliste ? Et non seulement, comme les syndicats le disent toujours, le témoignage d’un épuisement, d’un burn-out.

Concluons, avec cette citation de Camus : « On commence par vouloir la justice et on finit par organiser une police. ». La reconquête de la justice et de l’égalité en France passera par l’abandon, par la police, de son rôle de gardien de l’ordre social bourgeois.

 

« Soyez donc résolus à ne plus servir et vous serez libres. » Etienne de La Boétie.

 

 

SOURCE/ MOUVEMENT17NOVEMBRE.FR

Tag(s) : #actualités, #alternatives
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