Provoquer l’effondrement économique : pourquoi, comment
Ouvrons un débat douloureux mais indispensable. La décroissance est la seule option crédible pour éviter le crash climatique. Or prôner celle-ci, c’est vouloir une récession suffisante pour mettre à bas l’économie mondiale. Cette récession, une minorité pourrait la provoquer, en réduisant de manière concertée ses dépenses pendant un an. Appel au big "game changer" : le décroithon

 

Que signifie être décroissant ? C’est affirmer que la croissance verte, écologique, propre, est un mythe. Qu’un découplage absolu est impossible entre d’un côté la croissance du PIB, et de l’autre les émissions de gaz à effet de serre causées par les énergies polluantes. Qu’il ne peut y avoir à la fois augmentation des richesses, et diminution significative des activités responsables du réchauffement et de la dégradation de la biosphère. Que les énergies renouvelables ne remplaceront que (très) partiellement les énergies fossiles, à croissance constante, et dans le peu de temps qu'il nous reste pour éviter la catastrophe. Que l’économie de l’immatériel ne prendra jamais le relais d’une économie "en dur" ramenée par miracle à un niveau soutenable pour la planète. C'est dire : si l’on veut réduire de 50 % nos émissions de gaz à effet de serre en 10 ans, comme le préconise le GIEC, afin de rester en dessous de la barre fatidique des 2 degrés, il n'existe qu'une solution : réduire notre PIB corrélativement.

Pis, depuis deux ans, on assiste à une évolution inverse, un surcouplage

Rappelons que les faits, et même les institutions les plus conservatrices, donnent raison aux décroissants. Ainsi le cabinet PricewaterhouseCoopers, tout sauf un repaire bolchévique, rappelait en 2017 qu'atteindre les objectifs de l’Accord de Paris nécessiterait de décarboner l’économie à hauteur de 6,3% par an. L'équation sur laquelle s'appuie PwC est assez simple :

Émissions de CO2 = PIB x CO2/PIB, où CO2/PIB correspond à l’intensité carbone d’une économie.

Pas moyen d’y couper : si l’on veut à la fois de la croissance et une baisse des émissions de GES, il faut réduire significativement l’intensité carbone. Or, entre 1990 et 2015, celle-ci a baissé au rythme moyen de 0,6% au niveau mondial. Autrement dit, 10 fois moins que les 6,3 % requis. Pis, depuis deux ans, on assiste à une évolution inverse, un surcouplage, mis en évidence par le dernier rapport BP, pas non plus réputé pour ses prises de positions rouge-vertes : la consommation d’énergie fossile, et donc les émissions de GES, augmente plus vite que le PIB, tandis que les investissements dans les énergies renouvelables stagnent.

Pour certains, comme Jean-Marc Jancovici, expert du sujet, c’est plié depuis au moins 10 ans : supposons une hausse de la population et du niveau de vie mondial au rythme de 2010. Alors pour diviser par 3 nos émissions d’ici 2050, il faudrait diviser par 9 notre intensité énergétique (soit utiliser 9 fois moins d’énergie pour produire la même unité de PIB) et le contenu en CO2 de cette énergie (soit dégager 9 fois moins de CO2 par unité d’énergie). Comme c’est totalement irréaliste - rappelons que l’énergie mondiale demeure à 82,3% d’origine fossile - il ne reste que le levier de la réduction du PIB pour vraiment diminuer les émissions en quelques décennies. Et pour dire combien cette conclusion est inévitable, elle a été tirée récemment dans un article du... Financial Times, la bible de la City. 

Un simple état stationnaire à 0% ruinerait la confiance, provoquant l’explosion de la bulle financière

Imaginons une décroissance continue de 2%, ce qui serait le strict minimum pour contenir le réchauffement. Nous parlons ici d’une décroissance dans les pays avancés, non dans les pays pauvres ou émergents, qui ont besoin d’une croissance minimale pour accéder aux biens et services essentiels : nourriture, eau potable, assainissement, éducation, routes, etc...

Problème : l’hypothèse d’une telle contraction du PIB est toute aussi irréaliste que la division par 9 de notre intensité carbone. De fait, aucun parti n’arrivera au pouvoir avec un tel programme - réduire la croissance de 2% -, ni ne se risquerait à l’appliquer après avoir été élu sur un autre. Pour une simple et bonne raison : 2% de décroissance, cela correspond à une grosse récession, suffisante pour faire s’effondrer le système tout entier. Pourquoi ce saut osé d’une récession, voire d’une croissance nulle, à l’effondrement global ? À cause du niveau astronomique de la dette privée et publique des pays industrialisés, qui n’a jamais été aussi élevée. C’est elle qui nous oblige, ou plutôt nos gouvernements, à courir après la croissance, même de quelques misérables dixièmes de points. C’est elle qui a fait dire cette semaine à notre Président « le débat sur la règle des 3% de déficit est d’un autre siècle ». Il faut desserrer la contrainte budgétaire pour s’endetter encore et toujours, pour n’avoir jamais à rembourser. Il est capital que les créanciers et actionnaires en tous genres conservent l’espoir d’empocher des gains demain, même minimes, sinon c’est la fin. Un simple état stationnaire à 0% ruinerait la confiance, provoquant l’explosion de la bulle financière, et dans son sillage de l’économie mondiale, tel un château de cartes. À la différence de 2008, les États seraient dans l’incapacité de sauver quiconque, eux-mêmes endettés jusqu’au cou pour avoir sauvé les institutions financières lors de la dernière grande crise.

Soyons des catastrophistes, non pas passifs, mais actifs

Les décroissants ne semblent jamais avoir vraiment réalisé cela : ce qu’ils prônent implique l’effondrement du système, sans transition douce. Ou s’ils le pensent, ils le taisent. Et qu’en disent les collapsologues, décroissants plus tendance, passant pour plus radicaux? Pour eux aussi la messe est dite : l’effondrement, au sens de méga crash économique, est certain, puisqu’une croissance infinie dans un monde de ressources finies est impossible. Ils ne savent pas quand exactement, mais s’avancent pour dire d’ici 10-20 ans, à l’instar d’Yves Cochet. En fait, si on les suit, plus on attendra, pis ce sera. Car chaque année nous impactons un peu plus la planète, déréglons le climat, réduisons les capacités de résilience des écosystèmes. Si le crash économique est certain, le plus tôt sera le mieux, puisque ses effets seront bien plus graves plus tard, sur fond de crise écologique accrue. Alors peut-être faut-il aller plus loin que tous, ne pas simplement attendre l’effondrement et plus ou moins s’y préparer , mais le provoquer et l’assumer. Soyons des catastrophistes, non pas passifs, mais actifs.

Arriver à un montant non dépensé représentant 2% du PIB

Comment ? Fight Club, c'est un film, pas la réalité, diront les gens raisonnables. Et un certain Eric Cantona avait aussi proposé de faire sauter le « système », souvenez-vous, en retirant tous nos économies des banques. Cela avait fait pschitt, sinon nous n’en serions pas là. Peut-être était-il simplement trop en avance sur son temps. Il n’avait pas les moyens d’internet ; la crise socio-écologique n’avait pas atteint son point critique actuel, et il était trop brouillon, désorganisé. Car il y aurait un moyen assez simple de « tout faire péter » : certes ces chiffres seraient à affiner par des économistes chevronnés, mais il suffirait que 10% de la population des pays industrialisés, soit les écologistes et gens de gauche, les rouges/verts qui en ont les moyens - réduisent de 20% ses dépenses pendant un an, et ne placent pas les sommes économisées en banque, pour provoquer une décroissance d’environ 2%, soit assez pour faire disjoncter le système économico-financier tout entier. Il ne s’agirait que du noyau dur, car n’importe qui pourrait participer à la mesure de ses moyens ou de sa volonté : le but étant d’arriver à un montant non dépensé représentant 2% du PIB.

Le décroithon : vous ne pouvez que rien perdre ou tout gagner

Ce mouvement se présenterait sous la forme d’un énorme challenge mondial online, une version du téléthon qu’en français on pourrait appeler décroithon, avec un décompte précis du montant non dépensé, des inscrits/engagés. Il s’agirait de rompre avec l’effet goutte d’eau dans l’océan des petits gestes individuels que chacun fait dans son coin, démobilisateur car sans impact global perceptible. Au contraire, ici les petits cours d’eau grossiraient visiblement, mesurablement, la grande rivière, jusqu’à ce qu’elle emporte tout.

Vous avez peur de perdre un an d’économies pour rien ? C’est compréhensible, mais soyez sans crainte : vous ne pouvez que rien perdre ou tout gagner. Car vous ne commencerez à vous serrer la ceinture que si le seuil minimum d’engagements individuels, correspondant à 2% du PIB, est atteint, exactement comme sur les sites de crowdfunding.

Si le seuil est atteint, on vous promet une belle fête au bout d’un an de saines privations : on brûlera sur la place publique les milliards en billets épargnés.

Évidemment tout cela pose une question éthique totalement inédite : une minorité économique, non élue, en vivant simplement en accord avec ses principes, ses valeurs fondamentales, déciderait du sort de chacun, imposerait sa volonté, certes de manière légale et non violente, à tous.

Mais n’est-ce pas déjà le cas, et pas pour le meilleur, mais pour le pire ? Ils se jouent de nous. À nous de nous jouer d'eux, ou plutôt de sortir de leur jeu, pour décider ensuite ensemble d'un nouveau, compatible avec nos exigences de justice et la poursuite de la vie sur terre.

 

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SOURCE / MEDIAPART

Tag(s) : #alternatives, #environnement
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