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Depuis six ans, le gouvernement a adopté plusieurs décrets pour autoriser l’identification automatique et massive des manifestants. Cette autorisation s’est passée de tout débat démocratique. Elle résulte de la combinaison insidieuse de trois dispositifs : le fichier TAJ (traitement des antécédents judiciaires), le fichier TES (titres électroniques sécurisés) et la loi renseignement.
L’hypocrisie du gouvernement est totale lorsqu’il prétend aujourd’hui ouvrir un débat démocratique sur la reconnaissance faciale : il en a visiblement tiré les conclusions depuis longtemps, qu’il nous impose déjà sans même nous en avoir clairement informés.
Nous venons de lui demander formellement d’abroger ce système et l’attaquerons devant le Conseil d’État s’il le refuse.
Pour bien comprendre le montage juridique qui autorise le fichage massif des manifestants, il faut retracer l’évolution historique de ses trois composantes – le fichier TAJ (I), le fichier TES (II) et la loi renseignement (III) – puis en interroger les conséquences concrètes (IV).
La première brique de l’édifice est le fichier de police appelé TAJ, pour « traitement des antécédents judiciaires ». Rappeler son origine (A) nous permet de mieux comprendre son fonctionnement actuel (B) et la façon dont il a ouvert la voie à la reconnaissance faciale policière (C).
A. Les origines du TAJ
Dans son rapport sur la loi de sécurité du 21 janvier 1995, le gouvernement explique son projet de modernisation de la police. Le futur fichier nommé « système de traitement de l’information criminelle (S.T.I.C.) » est alors présenté comme une grande nouveauté, « le projet prioritaire pour l’informatisation des services de police » : il « permettra de fédérer au niveau national l’ensemble des fichiers de police et de documentation criminelle ».
Ce fichier ne sera officialisé que six ans plus tard, par un décret du 5 juillet 2001. Le gouvernement de Lionel Jospin crée ainsi un fichier nommé « système de traitement des infractions constatées (STIC) ». Concrètement, dans son avis préalable, la CNIL explique que le STIC centralisera un ensemble « d’informations actuellement conservées dans des fichiers manuels ou informatiques épars, le plus souvent cantonnés au niveau local », et donc peu exploitables. Désormais, pour l’ensemble du territoire français, le STIC réunira toute la mémoire de la police sur les personnes mises en cause dans des infractions, auteurs comme complices, ainsi que leurs victimes : noms, domicile, photographie, faits reprochés…
Il faudra attendre une loi du 18 mars 2003 pour que ce fichier soit clairement endossé par le législateur. À la suite du STIC, créé pour la police nationale, un décret du 20 novembre 2006 crée un fichier équivalent pour la gendarmerie, dénommé « système judiciaire de documentation et d’exploitation» (JUDEX).
Cinq ans plus tard, l’article 11 de la loi du 14 mars 2011 (dite LOPPSI 2) prévoit de fusionner le STIC et le JUDEX au sein d’un fichier unique, que le gouvernement envisage alors d’appeler ARIANE. Cette loi de 2011 est une loi de « programmation » et se voit donc accompagnée d’un « rapport sur les objectifs et les moyens de la sécurité intérieure à horizon 2013 ». D’importantes évolutions sont attendues : « la police déploiera son programme de minidrones d’observation », « une recherche en sécurité au service de la performance technologique […] visera notamment à trouver les solutions innovantes dans des domaines tels que […] la miniaturisation des capteurs, la vidéoprotection intelligente, la transmission de données sécurisée, la fouille des données sur internet, la reconnaissance faciale, les nouvelles technologies de biométrie… ».
La fusion du STIC et du JUDEX est formellement réalisée par un décret du 4 mai 2012. Le fichier unique n’est finalement pas nommé ARIANE mais TAJ, pour « traitement des antécédents judiciaires ». L’une des principale différences entre, d’une part, le STIC et le JUDEX et, d’autre part, le TAJ, concerne la reconnaissance faciale. Alors que les fiches du STIC et du JUDEX ne comprenaient qu’une simple « photographie » des personnes surveillées, le TAJ va bien plus loin. Il est explicitement destiné à contenir toute « photographie comportant des caractéristiques techniques permettant de recourir à un dispositif de reconnaissance faciale (photographie du visage de face) », ainsi que toutes « autres photographies ».
Dans son avis de 2011 sur le décret TAJ, la CNIL « relève que c’est la première fois qu’elle est saisie par un service de l’Etat d’une demande d’avis sur un traitement reposant sur […] ces technologies de reconnaissance faciale ». Elle explique que ce système « permettra de comparer à la base des photographies signalétiques du traitement, les images du visage de personnes impliquées dans la commission d’infractions captées via des dispositifs de vidéoprotection », ce qui « présente des risques importants pour les libertés individuelles, notamment dans le contexte actuel de multiplication du nombre des systèmes de vidéoprotection ».
B. Le fonctionnement du TAJ aujourd’hui
Un rapport parlementaire de 2018 explique qu’il « existe 18,9 millions de fiches de personnes mises en cause et plus de 87 millions d’affaires répertoriées dans le TAJ », et que « le TAJ comprend entre 7 et 8 millions de photos de face ». En théorie, l’article R40-25 du code de procédure pénale prévoit que le TAJ ne devrait ficher que des personnes contre lesquelles existent des indices graves et concordants d’avoir participé à la commission d’une infraction, comme auteur ou complice. En pratique, il s’agit d’avantage d’un outil de communication interne aux forces de l’ordre, qu’elles utilisent pour échanger un maximum d’informations pratiques, indépendamment de la véracité ou de la pertinence de celles-ci. Comme l’explique la CNIL en 2012, les policiers et gendarmes remplissent eux-mêmes les fiches, choisissant les qualifications juridiques et les faits à retenir.
Lorsque la photographie du visage d’une personne y figure, elle peut avoir été prise au commissariat ou à la gendarmerie, mais les policiers et gendarmes peuvent tout aussi bien avoir simplement photographié un document d’identité de la personne concernée dans un autre cadre, par exemple dans la rue lors d’un contrôle, ou bien encore, après tout, collecté une photo sur Internet.
En théorie encore, la tenue du TAJ devrait être contrôlée par les magistrats du parquet. Pourtant, Vincent Charmoillaux, vice-procureur de Lille et secrétaire général du Syndicat de la magistrature, expliquait le 28 septembre dernier lors d’un colloque sur le fichage des étrangers organisé par le Syndicat des avocats de France à Lille, que pendant plus de 15 ans, contrairement à la loi, les procureurs n’ont eu aucun accès direct au TAJ qu’ils sont pourtant chargés de contrôler, et que le déploiement des outils informatiques nécessaires à un accès effectif n’était qu’une annonce très récente.
Il ajoutait que, par manque de temps, les services des parquets omettent aussi trop souvent de faire mettre à jour le TAJ lorsqu’une affaire conduit à un classement sans suite, un non-lieu ou une relaxe. Ainsi, une personne peut être fichée pendant 20 ans pour une infraction pour laquelle elle a été mise hors de cause par la justice. Selon lui, si l’utilisation du TAJ par la police, la gendarmerie et l’administration s’est autant développée, c’est en raison des règles bien plus strictes qui encadrent l’utilisation du casier judiciaire et qui ne leur permettent pas de satisfaire ce qu’elles jugent être leurs besoins opérationnels.
C. La reconnaissance faciale dans le TAJ
La police entretient l’absence de transparence au sujet de la reconnaissance faciale, de sorte que celle-ci reste peu documentée, et que ces pratiques ne peuvent être perçues qu’à travers une multitudes de faits divers (et désormais aussi par la campagne Technopolice, par exemple ici ou là).
Dès 2013, des gendarmes niçois se réjouissent auprès de Nicematin : « un homme ayant perdu la tête a été trouvé dans le jardin d’une propriété et il s’est révélé incapable de donner son nom. Les gendarmes l’ont pris en photo et nous l’ont envoyé. Et « bingo », sa fiche est sortie. Il a pu être identifié, puisqu’il était connu des fichiers ». Les gendarmes évoquent aussi le cas « d’un escroc ayant acquis une voiture d’occasion avec un passeport volé et falsifié mais comportant sa photo », retrouvée dans le TAJ par reconnaissance faciale.
En 2014, le Figaro rapporte à Lille un cas d’identification automatisée d’un adolescent, déjà fiché au TAJ, qui s’est vanté sur Snapchat et à visage découvert d’avoir volé un téléphone : « une fois la photo en notre possession, il n’a fallu que quelques minutes pour que 30 ou 40 visages apparaissent à l’écran, explique un commandant ».
En 2018, le Parisien explique que la police a exploité les photographies du TAJ par reconnaissance faciale afin d’identifier un terroriste mort. Plus récemment, une affaire judiciaire en cours à Lyon concerne l’utilisation d’un logiciel pour rapprocher l’image prise par une caméra sur le lieu d’un cambriolage à la photographie d’une personne connue des services de la police et fichée dans le TAJ.
Ces seules anecdotes laissent comprendre que la reconnaissance faciale réalisée à partir du TAJ serait déjà largement déployée en France et depuis longtemps.
Pour résumer, en France, une personne sur dix pourrait avoir sa photo dans le TAJ. La police et la gendarmerie peuvent l’analyser automatiquement afin de la rapprocher d’images prises sur des lieux d’infraction, notamment par des caméras de surveillance. On appelle cette approche la « comparaison faciale ». C’est déjà bien trop de pouvoir pour la police, qui agit ici sans aucun contre-pouvoir effectif. Mais le fichier TES a conduit à l’extension de cette technique à l’ensemble de la population française et donc, à terme, bien au-delà des 8 millions de photographies contenus dans le TAJ.
La deuxième brique de l’édifice est le fichier TES, pour « titres électroniques sécurisés ». Alors que le TES n’avait à l’origine qu’un champ réduit (A), il s’est finalement étendu à l’ensemble de la population (B) pour en ficher tous les visages (C).
A. Le premier fichier TES (2004 – 2012)
Un règlement européen du 13 décembre 204 impose aux États membres de délivrer des passeports biométriques qui, notamment, « comportent un support de stockage qui contient une photo faciale ». En pratique, le passeport intègre une puce qui contient une photo du visage. Elle n’est stockée nulle part ailleurs et il faut accéder physiquement au document pour la consulter. À première vue, rien qui puisse directement déboucher sur de la surveillance de masse.
Un an plus tard, le gouvernement français adopte le décret du 30 décembre 2005 qui crée les passeports électroniques afin d’appliquer ce règlement. Au passage, et sans qu’il s’agisse ici d’une exigence européenne, ce décret crée le fichier des « titres électroniques sécurisés » (TES) qui centralise, pour chaque détenteur d’un passeport électronique, ses noms, domicile, taille et couleur d’yeux. Guère plus.
Deux décrets ultérieurs changent la donne. Un premier du 23 janvier 2007 permet à la police et à la gendarmerie de consulter le fichier TES pour lutter contre le terrorisme. Un deuxième décret du 30 avril 2008 ajoute au fichier TES « l’image numérisée du visage ». Depuis 2005, l’image du visage n’était enregistrée que sur la puce du passeport. Par cette évolution, le visage tombe dans les mains de l’État.
Cette évolution ne concerne alors pas les cartes d’identité. Depuis un décret de 1987, le ministère de l’intérieur est autorisé à réaliser un traitement de données personnelles pour fournir des cartes d’identité. Ce système centralise nom, prénoms, date de naissance, etc., mais pas la photo, qui n’apparaît que sur la carte. Un décret du 21 mars 2007 permet à la police et à la gendarmerie de consulter ce fichier des cartes d’identités pour lutter contre le terrorisme – tel que cela a été autorisé pour les passeports deux mois plus tôt – mais sans leur donner accès à ces images.
B. Le nouveau fichier TES (2012-2016)
Une proposition de loi, soumise par deux sénateurs et adoptée par le Parlement le 6 mars 2012, prévoit de fusionner le « TES passeport » et le fichier des cartes d’identité en un méga-fichier unique. De plus, ce fichier unique contiendra désormais aussi les photographies présentes sur les cartes d’identité (jusqu’ici, seul le « TES passeport » contenait des photo).
Le texte suscite d’importants débats : il prévoit aussi de centraliser dans ce fichier les empreintes digitales de l’ensemble de la population, tout en permettant à la police d’y accéder pour identifier une personne à partir d’une empreinte retrouvée sur les lieux d’une infraction. De nombreux parlementaires saisissent le Conseil constitutionnel qui, dans une décision du 22 mars 2012, déclare la plupart des dispositions de cette loi contraire à la Constitution. La loi, presque entièrement dépouillée, n’est jamais appliquée.
Toutefois, le gouvernement semble avoir été séduit par cette initiative parlementaire. Quatre ans plus tard, il reprend l’essentiel de cette loi avortée dans un décret du 28 octobre 2016, qui intègre au sein du fichier « TES passeport » toutes les données relatives aux cartes d’identité. Le nouveau « méga-fichier TES » comprend désormais les photographies de l’ensemble de la population ou presque : celles de toute personne demandant un passeport ou une carte d’identité.
C. Les visages du TES (2016-aujourd’hui)
Même si ce décret échappe au contrôle du Conseil constitutionnel (qui n’examine que les lois et non les décrets), le gouvernement a manifestement retenu les leçons de l’échec de 2012 : le décret prévoit explicitement que la police ne peut pas accéder aux empreintes digitales conservées dans le fichier TES.
Toutefois, dans le même temps, ce décret a largement étendu le nombre de photographies accessibles aux policiers et gendarmes (pour rappel, les photographies des cartes d’identité n’étaient jusqu’alors ni centralisées ni donc facielement exploitables par la police).
Contrairement au TAJ, le fichier TES ne prévoit pas en lui-même de fonctionnalité de reconnaissance faciale. Mais cette limite est purement technique : il ne s’agit pas d’une interdiction juridique. Rien n’interdit que les photos du TES soient utilisées par un logiciel de reconnaissance faciale extérieur. Ainsi, dans certaines conditions, la police peut consulter le TES pour obtenir l’image d’une personne, la copier dans le TAJ et, à partir de là, traiter cette photo de façon automatisée pour la comparer à d’autres images, telles que celles prises par des caméra de surveillance.
Cette évolution est d’autant plus inquiétante que, contrairement au cadre initial du « TES passeport » et du fichier des cartes d’identité, la police peut accéder aux photo contenues dans ce nouveau fichier pour des raisons qui vont bien au-delà de la seule lutte contre le terrorisme.
La reconnaissance faciale des manifestants est déjà autorisée
Depuis six ans, le gouvernement a adopté plusieurs décrets pour autoriser l'identification automatique et massive des manifestants. Cette autorisation s'est passée de tout débat démocratique. ...
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