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28 janvier 2020 / Guillaume Poisson (Reporterre)

La loi Engagement et proximité, votée le 19 décembre dernier par le Parlement, confère aux maires de nouvelles prérogatives. Parmi celles-ci, la possibilité d’infliger une amende de 500 euros par jour aux contrevenants au Code de l’urbanisme, ce qui constitue un tournant dans l’accueil des populations itinérantes.
Engoncée dans son anorak noir et rouge, Alicia semble imperméable au froid sec de novembre. Elle a de grands yeux brillants, le sourire gravé sur un visage que parsèment quelques taches de rousseur. Elle a 25 ans, sa voix est pétillante, mais son sourire murmure autre chose que le seul bonheur d’être là. Une ombre plane sur son avenir : l’article 48 de la loi Engagement et proximité. « Ma maison que j’ai bâtie ces derniers mois, mon chez-moi, ma vie de couple… Toute ma vie pourrait basculer », remarque-t-elle, sans perdre son entrain. Alicia vit dans un camion depuis six ans.
La loi, votée le 19 décembre dernier, donne des prérogatives inédites au maire face aux habitats légers, tels que la cabane qu’Alicia a aménagée sur un terrain non constructible. Désormais, sans passer par le juge, les maires pourront infliger une amende de 500 euros par jour aux contrevenants aux règles de l’urbanisme [1]. Pourraient donc être concernés tous ceux qui ont comme résidence principale une yourte, une caravane, un camion, une voiture… ne respectant pas le code de l’urbanisme local.
Selon les estimations, entre 100.000 et 500.000 personnes vivent en habitat léger en France. « Il est impossible de déterminer exactement le nombre de ces personnes. Il s’agit certes d’une population minoritaire, mais on voit bien que de plus en plus de gens envisagent ce mode de vie », estime Gaella Loiseau, sociologue spécialiste des populations itinérantes.
Tous ont en commun « un désir d’émancipation », d’après la chercheuse. « À un moment de leur vie, il y a une rupture. Ils se rendent compte qu’ils ont les moyens de s’organiser pour vivre avec peu. » Ce fut le cas de Stéphanie. Pour elle, tout vient d’un voyage au Burkina Faso et d’une prise de conscience soudaine. « Je me suis rendu compte que les gens là-bas vivaient avec peu, et que, de ce fait, leur rapport aux éléments, l’eau, le feu, le vent était différent. Nous vivons dans un surconfort. Quand tu rentres, tu appuies sur un interrupteur et tu as la lumière… Alors j’ai eu envie de me débarrasser des choses superflues. »
Voir en plein écran cette carte des « hameaux légers ».
Aujourd’hui, la jeune femme de 34 ans vit dans une caravane. Pour autant, elle ne se sent pas nomade : « Je reste souvent au même endroit pendant une certaine période, entre six mois et quelques années. Cela me permet de découvrir la région, de rencontrer des gens, de nouer des liens. » Comme la plupart des itinérants, elle a conçu son propre système économique. « Mes amis me laissent poser ma caravane dans le jardin, en échange je m’occupe de leurs animaux, ou de leurs enfants, ou d’autres choses. C’est un système de troc. »
Et puis, le jour où l’envie lui prend de tout larguer et d’aller découvrir d’autres territoires, hop ! dans la caravane, et direction l’inconnu. Ou presque. « Je vais généralement là où je connais au moins une personne qui pourrait m’accueillir dans son jardin. » Un propriétaire conciliant fournissant adresse postale et terrain : voilà de quoi faciliter la vie aux itinérants. Mais même dans ces cas, le maire aura désormais la possibilité de convoquer l’article 14 et d’imposer à Stéphanie soit de s’installer officiellement sur un terrain à elle, soit de payer 500 euros par jour.
Le rôle de l’édile est d’ailleurs au cœur du dispositif. La loi Engagement et proximité entend redonner du pouvoir aux communes. D’après le rapport sénatorial sur lequel se fonde cette loi, plus de 80 % des maires estiment ne pas avoir reçu d’assistance de l’État et déplorent l’insuffisance de leurs moyens de contrainte. L’article 14 découle ainsi de l’objectif de « renforcer et sécuriser la possibilité ouverte aux maires de prononcer des amendes administratives. »
Pour Guillaume de Salvert, membre de l’association Habitats libres en Poitou, l’effet se situe ailleurs : « L’habitat léger c’est une porte de sortie, elle pourrait se refermer avec cette loi. L’insécurité existait déjà avant. Là, elle se renforce. Il y a comme une épée de Damoclès au-dessus de leur tête. »
« Tout ça, c’est une machine qui broie les rêves des gens, juge de son côté Stéphanie. Et encore, moi, je suis mobile, si je suis emmerdée, je bougerai. Pour des gens qui ont des cabanes, ont mis de l’énergie et de la poésie — parce que je trouve que c’est de la poésie — à construire leur habitat, c’est plus compliqué. » De la poésie, Alicia en a mis dans sa cabane. Pour le moment, elle ne pense pas vraiment à bouger. Seulement quand il s’agit de venir manifester pour défendre l’habitat léger avec les copains de Habitats libres en Poitou, place Édouard-Herriot, à Paris. Par solidarité, par conscience. C’est au fil des conversations qu’elle s’est aperçue de l’ampleur éventuelle des dégâts sur son quotidien. Il y a quelques mois, elle a décidé d’acheter un terrain de loisirs avec son compagnon, Quentin. « On voulait quelque chose de fixe dans notre quotidien. Garder la possibilité de tout lâcher et de partir. » Il n’est pas légal de construire sa résidence sur un terrain de loisirs. Mais le leur dispose déjà d’une cabane… qu’ils décident d’aménager. Ils la rendent habitable, en font un beau chez-soi, sans qu’il n’y ait de construction à proprement parler. L’astuce fonctionne à merveille, leur projet aboutit sans accroc. Mais la loi pourrait tout changer. « Désormais, il suffirait que la mairesse décide que notre cabane viole son Code de l’urbanisme pour qu’elle nous colle une amende de 500 euros par jour. Cette sanction n’a aucun sens. Il faudrait qu’on abandonne ce qu’on a construit depuis des mois. » La loi Engagement et proximité doit être promulguée début 2020.
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SOURCE/ REPORTERRE.NET