La lutte contre les technologies de surveillance est indissociable de celle contre le capitalisme, estime Christophe Masutti, membre de l’association d’éducation populaire Framasoft.

 

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Drôle d’époque. Des drones survolent nos têtes pour nous intimer de rester chez nous ; nos téléphones caftent nos déplacements aux opérateurs télécoms, qui eux-mêmes caftent aux décideurs ; des multitudes d’acteurs économiques trouvent des « solutions » technologiques aux problématiques liées au coronavirus ; les géants du numérique épaulent nos gouvernements pour mieux nous surveiller. À la manière de Michel Foucault, Christophe Masutti réalise une archéologie du capitalisme de surveillance dans Affaires privées, chez C&F Éditions. Selon le membre administrateur du réseau d’éducation populaire Framasoft, formuler une critique de la surveillance aujourd’hui ne peut plus se faire sans l’adosser à un anticapitalisme farouche.

Est-il toujours pertinent de différencier surveillance d’État et capitalisme de surveillance ?

Christophe Masutti : Les solutions développées par le capitalisme de surveillance deviennent des instruments de gouvernance. Ces marchands de la surveillance vont faire croire aux technocrates qu’il y aura un moyen d’automatiser des processus coûteux dans un moment où tout doit concourir à la réduction de la dépense, et donc à la réduction de l’État. Mais il y aura toujours besoin de -l’humain. Quand nous voyons l’état de l’hôpital aujourd’hui, l’utilité des machines se voit vite dépassée. Comme l’idée de faire un traçage des individus avec l’application StopCovid.

C’est l’idée du solutionnisme technologique. Tout problème, économique ou politique, pourrait trouver une réponse technologique. Cette conception domine la Silicon Valley et a fait des émules – nos gouvernants n’y échappent pas. Cette idéologie qui ne se revendique pas comme telle affaiblit le pouvoir politique. Les décisions devraient s’enfermer dans des choix techniques dépolitisés. Macron et la startup nation se marient bien à cette dépolitisation. Mais quand nous dépolitisons, nous n’agissons plus par conviction – de droite comme de gauche. Ne reste plus que l’État seul, hors sol, plus que la technocratie.

La frontière entre ces deux surveillances apparaît donc de plus en plus ténue ?

Au point de ne plus pouvoir faire la différence. Il ne faut pas s’étonner de voir de plus en plus de pantouflage entre l’administration et les géants du numérique, par exemple. Peu à peu, il y a un glissement, une délégation des fonctions régaliennes à des agences qui ont la capacité de fournir une solution technologique. Prenez par exemple le représentant de Facebook en France. À la suite des attentats contre Charlie Hebdo, il a fait une présentation à Sciences Po Paris de son système de surveillance contre les fausses informations en ligne. Le choix du lieu n’est pas anodin. Le danger, c’est de ne plus gouverner classiquement et de s’engouffrer dans une expertise de la mesure.

En quoi cette expertise de la mesure peut-elle être faussée – en opposition à l’idée d’une machine surpassant l’homme ?

Faisons une analogie avec la cartographie. Nous avons toujours eu besoin de cartes pour gouverner. Il faut une représentation du pays, de son territoire. Mais la carte n’est pas le territoire, c’en est une représentation. Les prophètes du solutionnisme ne confondent pas la carte avec le territoire, mais estiment qu’elle en serait une représentation fidèle. Ils tiennent des discours sur la représentation et non sur l’objet lui-même. La cartographie n’est pas neutre, comme le profilage ne l’est pas. Nos profils, nos doubles numériques ne sont qu’une représentation ultra-simplifiée de nous, et non pas notre reflet pur.

Comment défendre la prédation de nos profils numériques ?

Si nous envisageons la défense de nos données personnelles uniquement sous le prisme individuel, alors nous arrivons à des aberrations comme la patrimonialisation des données défendue par Gaspard Koenig. Prenons l’exemple du patrimoine génétique humain. Nous en sommes propriétaires, mais nous ne pouvons pas en faire commerce. C’est un patrimoine propre à chacun, mais aussi un patrimoine commun à l’humanité. Même chose pour nos données personnelles. Ces data se construisent par nos interactions et nos relations avec les autres. Défendre nos libertés individuelles alors, c’est défendre notre droit de disposer de nos données, collectivement.

Donc des protections comme le règlement général de protection des données (RGPD) apparaissent comme une mauvaise réponse au problème.

Cette réglementation prouve que nos institutions veulent agir, c’est une marque de bonne volonté. Mais le RGPD ne fait que formaliser le don du consentement. Prenons l’exemple d’Equifax aux États-Unis. Dans les années 1960 et 1970, cette société récoltait toute sorte d’informations sur des clients potentiels de compagnie d’assurances pour évaluer le risque de défaut de paiement. Ces informations étaient évidemment récoltées sans leur consentement. Ces méthodes ont choqué à l’époque et ont poussé à adopter une réglementation sur ces informations. Equifax a alors lancé « Buyer’s Market » en 1990. Les clients payaient un abonnement annuel de 10 dollars et donnaient sciemment leur profil, contre des coupons de réduction.

Les informations recueillies avec notre consentement permettent d’avoir une analyse encore plus fine de nos comportements. Grâce à l’onboarding, c’est-à-dire du reprofilage. Il est possible ensuite d’associer votre attitude à un moment t avec des jeux de données antérieures – glanées depuis des dizaines et des dizaines d’années par des sociétés comme Axciom. Donc, si vous donnez votre consentement, votre profil peut être reconstruit. Avant même les premières discussions sur le RGPD, le Boston Consulting Group, un cabinet de conseils en stratégie, prédisait en 2014 : « Dans un domaine aussi sensible que le big data, la confiance sera l’élément déterminant pour permettre à l’entreprise d’avoir le plus large accès possible aux données de ses clients, à condition qu’ils soient convaincus que ces données seront utilisées de façon loyale et contrôlée. » Le temps est malléable avec les data. Grâce à cet accès, vous êtes déterminés par ce que vous faites, ce que vous avez fait et ce que vous allez faire. C’est une construction où la notion de choix n’existe plus.

Soit un monde orwellien…

Attention à la dystopie orwellienne. Déjà, dans les années 1970, était brandie la peur d’une société sur le modèle de 1984. Nous n’avons plus à avoir peur de cette société : nous y sommes déjà. Ce chiffon rouge nous empêche de penser, de voir la réalité. La surveillance selon Orwell provenait d’une volonté étrangère à l’homme, pas de l’homme lui-même. Notre société de surveillance émane aussi de notre propre culture, de notre acculturation à l’informatique et donc à la surveillance. Notre consentement, nous l’avons fabriqué.

Quels comportements trahissent notre acculturation à la surveillance ? Et comment s’en sortir ?

Le plaisir d’aller sur Facebook. Le goût d’être partagé et aimé sur Twitter. Je prends un exemple plus ancien. Avant, il n’y avait pas de portiques antivol dans les supermarchés. Mes parents, quand ils les ont découverts, s’en sont offusqués : « Alors nous serions tous suspectés d’être des voleurs ? » Désormais, non seulement il y a les portiques, mais il y a aussi les caméras et un vigile à chaque entrée. Et peu de personnes pour revenir sur ce déploiement. Pour s’en sortir, j’ai ma recette : l’usage inconditionnel du chiffrement de nos données. L’utilisation de réseaux fédérés comme Mastodon à la place des Gafam. Et, enfin, utiliser au maximum des logiciels libres, construits sur la base du droit à partager et donc dans une idée d’émancipation collective.

La critique de la surveillance en dehors de toute critique anticapitaliste est-elle possible ?

Non. Pour la sociologue Shoshana Zuboff, notre capitalisme est « malade », alors il faudrait le réguler. Elle se focalise uniquement sur les Gafam, même si elle le fait avec un grand talent. Les Gafam mettraient en danger nos démocraties. Mais le problème est bien plus profond. Le modèle dans lequel nous nous trouvons est dépendant de ses infrastructures numériques : les ordinateurs, les réseaux…

Le capitalisme de surveillance ne vient pas de nulle part. Cette forme de libéralisme se fonde sur la transformation de l’information en un bien capitalisable. Le consumérisme, la surfinanciarisation reposent sur nos données comme bien, c’est systémique. Ne pas inscrire cette critique dans l’anticapitalisme, c’est oublier que cette surveillance se nourrit des inégalités sociales pour opérer un tri de la population.

L’analyse doit-elle se traduire dans les luttes ? Faut-il opposer à la surveillance une lecture anticapitaliste pour lutter efficacement contre ?

J’en suis persuadé. Et j’ajouterais que, ce qui est intéressant, ce ne sont pas les luttes en elles-mêmes, mais les contre-modèles mis en place dans le combat. La sociologue Marianne Maeckelbergh appelle cette démarche la « préfiguration ». Le fonctionnement du collectif devient aussi important que l’alternative proposée elle-même. Le mouvement altermondialiste, les gilets jaunes, les ZAD, la communauté libriste… Ces mouvements – qui ne sont pas aussi marginaux qu’on voudrait le croire – réfléchissent autant que leurs actions s’inscrivent dans la spontanéité. C’est un retour à ce que nous appelions l’action directe. Elle n’est pas forcément violente, elle peut être altruiste.

C’est le sens de ce que nous faisons à -Framasoft et dans la communauté du logiciel libre. Nous aimons dire : « faire, faire sans eux, faire contre eux, faire quand même ». Et notre communauté n’est pas à écarter des autres luttes. Il y a une archipellisation. Une pensée n’a de sens qu’à partir du moment où elle entre dans un dialogue. Tout ne doit pas s’uniformiser et se centraliser dans une doctrine unique. À l’image d’un archipel, il y a des îles, des faunes et des flores différentes, qui forment un « tout » hétérogène certes, mais un « tout » quand même.

Chistophe Masutti Docteur en histoire et en philosophie des sciences et des techniques