Camélia Jordana, quand le symbole bouscule la République

Tribune par Rokhaya Diallo | 28 mai 2020

 

TRIBUNE. Camélia Jordana : quand le symbole bouscule la République

 

Samedi soir dernier, sur le plateau de On n’est pas couché sur France 2, Camélia Jordana a dénoncé le racisme dans la police. Du ministre de l’Intérieur aux éditos dans Marianne ou de CNEWS en passant par des tweets de syndicats de police, les critiques ont été nombreuses et virulentes. Parce que la réalité du racisme systémique continue de bousculer.

« La liberté du débat public ne permet pas de dire tout et n’importe quoi. » Dans notre pays dont les débats publics et politiques sacralisent la liberté d’expression, j’ai cligné des yeux lorsque le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner y a apposé une restriction si définitive.

 

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Ce brutal coup d’arrêt à la liberté d’expression était opposé à l’actrice et chanteuse Camélia Jordana suite à ses déclarations relatives aux violences policières visant « des hommes et des femmes qui vont travailler tous les matins en banlieue qui se font massacrer pour nulle autre raison que leur couleur de peau ». La polémique qu’a entrainée cette déclaration est à la hauteur de la déception qui a parcouru une partie de l’opinion voyant une Française modèle adopter un ton accusateur à l’égard de la sacro-sainte République.

Auréolée de titres prestigieux dont un César et une Victoire de la Musique, Camélia Jordana est reconnue dans tous les domaines artistiques dans lesquels elle s’est engagée. Sollicitée pour chanter en 2015 lors de l’hommage national de la Nation aux victimes des attentats, l’artiste, qui a aussi incarné Marianne, est devenue une véritable icône, fierté de notre pays. Aussi n’attendait-on pas d’elle la formulation d’un discours politique si puissamment critique. Dans notre culture encore amplement nourrie par le patriarcat, une femme considérée comme jolie, plus encore si elle est actrice, est censée se contenter d’exposer sa plastique. Or, Camélia Jordana est soudainement sortie de ce cadre assigné pour dénoncer cette République qui la rêvait en symbole souriant et docile.

Racisme au pays des droits humains

Depuis longtemps les chiffres montrent que les populations non blanches et/ou issues de quartiers populaires font l’objet d’une attention policière disproportionnée. Dès 1999, notre pays des droits humains devenait le deuxième État-membre du Conseil de l’Europe à être condamné pour torture par la Cour européenne des droits humains, suite à des sévices sexuels infligés par des policiers à un jeune homme d’origine maghrébine. Selon les études, chaque année 10 à 15 personnes meurent suite à une intervention policière. Le profil type des victimes : des hommes, jeunes, d’origine maghrébine ou noirs, habitants de quartiers pauvres.

En 2012, Human Rights Watch rappelait que « le système de contrôle d’identité pouvait donner lieu à des abus de la part de la police française, laquelle se sert de ce système comme outil central dans le cadre de ses opérations et dispose de vastes pouvoirs pour interpeller et contrôler les individus, qu’elle les soupçonne ou non d’une activité criminelle. Elle se livre notamment à des contrôles répétés – “innombrables”, selon la plupart des personnes interrogées –, parfois accompagnés de violence physique et verbale. »

Le sociologue Mathieu Rigouste auteur de nombreuses recherches sur le sujet, n’a de cesse de rappeler les origines historiques de « l’industrialisation de la violence policière envers » ceux qu’il désigne comme les « damnés de l’intérieur ». Un rapport du Défenseur des Droits paru en 2017 décrit les jeunes hommes perçus comme arabes ou noirs comme étant exposés à un risque de contrôle vingt fois plus élevé que le reste de la population.

La politique du déni permanent

Pendant la période de confinement, Christophe Castaner a lui-même reconnu que les habitant.e.s de Seine-Saint-Denis avaient subi 220.000 contrôles policiers soit « un peu plus du double de la moyenne nationale ». L’État français s’est même vu condamner en 2015 par la Cour d’appel de Paris pour « faute lourde » suite à des contrôles d’identité discriminatoires. Lors de son pourvoi en cassation, l’État n’avait pas hésité à avancer des arguments reconnaissant et justifiant les motivations racistes des actes incriminés. Le mémorandum, rendu public par Mediapart, légitimait le ciblage de « la seule population dont il apparaît qu’elle peut être étrangère ». La Cour de cassation a confirmé la condamnation de la France rappelant combien « la pratique des contrôles au faciès était une réalité quotidienne en France dénoncée par l’ensemble des institutions internationales, européennes, communautaires et internes et que pour autant, en dépit des engagements pris par les plus hautes autorités françaises, ce constat n’avait donné lieu à aucune mesure positive ».

En 2016, le Comité de l’ONU contre la torture avait lui aussi reproché à la France « l’usage excessif de la force par les fonctionnaires de polices et de gendarmerie ayant, dans certains cas, entraîné des blessures graves ou des décès ».

Aucune de ces nombreuses condamnations n’a pourtant jamais donné lieu à la mise en place de dispositions visant à lutter concrètement contre des pratiques racistes avérées. Pourtant, dans ses préconisations, Human Rights Watch appelait le gouvernement français « à adopter les réformes juridiques et politiques nécessaires pour prévenir le profilage ethnique et les mauvais traitements lors des contrôles ». « Sans cela, ajoutait-elle, les abus resteront incontrôlés et les relations entre la police et les jeunes issus des minorités se détérioreront davantage. »

Camélia Jordnana et la panique d’un système confronté à la réalité d’un racisme systémique

L’État français dispose d’un nombre impressionnant de preuves quant aux méfaits occasionnés par les forces de l’ordre. Son absence de réaction ne peut donc être analysée que comme une forme de complaisance, si ce n’est une adhésion à ces actes discriminatoires. Ces informations étant accessibles, pourquoi la controverse déclenchée par les déclarations de Camélia Jordana n’a consisté qu’en la défense de l’institution policière ? Pourquoi était-il si nécessaire de rappeler que tous les policiers n’étaient pas mauvais (ce qui tombe sous le sens), quand des dysfonctionnements aussi graves et meurtriers auraient dû concentrer l’ensemble des indignations ?

Camélia Jordana a eu le courage de porter un discours habituellement circonscrit aux marges. Quand des habitant.e.s arabes ou noirs de quartiers populaires dénoncent la mort de Zyèd Benna, Bouna Traoré, Wissam El Yamni, Gaye Camara, Ali Ziri ou encore Lamine Dieng, cela ne suscite que peu d’empathie. Il existe toujours une suspicion à l’égard des hommes qui ont le tort de ne pas être blancs : « Qu’avaient-ils donc fait pour provoquer cette violence ? Ne l’avaient-ils pas cherchée ? »

En revanche, quand une artiste populaire invite dans un débat mainstream le nom d’Assa Traoré, sœur d’Adama Traoré mort entre les mains de gendarmes en 2016, cela subvertit la règle qui consiste à placer ces sujets à distance. « Je ne me sens pas en sécurité face à un flic en France. » Lorsque Camélia Jordana, dont l’apparence rappelle des origines maghrébines, évoque sa propre peur, elle contraint tout le monde à affronter la cruelle réalité d’un racisme systémique, et impuni.

Camélia Jordana a fait usage sa notoriété et de l’énorme plateforme qui en découlait pour imposer avec verve un sujet qui fait l’objet d’un déni multi décennal. Si les réactions sont aussi vives, si elles mobilisent la réaction d’un des principaux membres du gouvernement français, c’est en réalité parce qu’elle n’a guère laissé le choix à celles et ceux qui ignoraient sciemment des faits insupportables.

 

Rokhaya Diallo

 

SOURCE/ REGARDS.FR

Tag(s) : #actualités
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