23 juillet 2020 |
Le 9 juillet 2020, la Cour des Comptes a publié un rapport extrêmement sévère sur la filière EPR. Elle revient sur la longue liste de problèmes responsables des retards et surcoût du chantier de Flamanville et des autres réacteurs en construction. Surtout, elle met en doute l’opportunité de relancer un nouveau parc nucléaire, appelant l’État à se demander si d’autres options de production d’électricité ne sont pas plus pertinentes et moins chères.
Le rapport et la synthèse qui l’accompagne sont accessibles sur cette page.
À l’origine de la catastrophe industrielle, la Cour des Comptes pointe d’abord la complexité du portage de l’EPR. Initialement conçu comme un projet franco-allemand, ce réacteur a ensuite été porté à la fois par EDF et Areva, qui souhaitaient toutes deux construire et vendre à l’étranger ce réacteur en privilégiant chacune un modèle économique différent. La rivalité entre les deux entreprises entraînera une surenchère et une fuite en avant, chacune faisant preuve d’une confiance démesurée dans ses capacités. Un premier EPR sera vendu par Areva à la Finlande en 2003, tandis qu’EDF, quelques années plus tard, lancera le chantier de celui de Flamanville.
Cette confiance aveugle les conduira à sous-estimer la durée et le coût de construction des réacteurs. Il en découlera une forte pression pour tenir des délais contraints, au risque de bâcler les choses... et prendre ainsi du retard. Censée durer 54 mois, la construction de l’EPR de Flamanville est aujourd’hui estimée à 157 mois. Au lieu des 5 millions d’heure de travail en ingénierie, il en faudra 22 millions.
Concernant l’EPR de Flamanville, la Cour des Comptes relève également une conduite de projet défaillante et une organisation inadaptée entre EDF, Areva et leurs sous-traitants, et une absence de prise en compte des très nombreuses alertes concernant les difficultés rencontrées. EDF ne s’est pas souciée de savoir si les compétences nécessaires pour sa conception étaient au rendez-vous. Alors qu’un certain nombre de pièces étaient censées présenter une qualité telle que leur rupture serait exclue, le haut niveau de sûreté attendu n’a pas été respecté, les exigences n’étant pas transmises aux fabricants. Les informations sur ces défauts n’ont été transmises qu’avec retard à l’Autorité de sûreté nucléaire, qu’il s’agisse du défaut de la cuve ou de ceux sur les soudures du circuit secondaire.
Pour la Cour des Comptes, ces multiples malfaçons font d’ailleurs peser un risque important sur l’ensemble de la filière. Les réclamations en cours ou potentielles d’EDF à l’encontre d’Areva SA (entreprise chargée de mener à son terme le chantier de l’EPR d’Olkiuoto, en Finlande) sont telles que la défaillance de cette dernière ne pourrait être exclue. Les risques de contentieux d’EDF à l’encontre de Framatome pourraient également fragiliser l’entreprise. La Cour souligne que l’État (qui détient 100% d’Areva SA) a apporté un soutien financier conséquent aux entreprises du secteur et fustige le fait qu’il soit resté spectateur, sans intervenir alors que les problèmes s’empilaient, ni tenter d’arbitrer entre elles.
Depuis le début de la construction, les coûts de l’EPR de Flamanville se sont envolés, passant de 3,3 milliards d’euros en 2006 à 12,4 milliards [1] en octobre 2019.
Or selon la Cour des Comptes, pour avoir une bonne estimation de ce qu’aura coûté le réacteur en 2023, année prévue pour son démarrage, il conviendrait d’ajouter à cette somme des "coûts complémentaires" d’un montant de 6,7 milliards d’euros, dont plus de 4 milliards de frais financiers. Ceci porterait le coût total du réacteur à 19,1 milliards d’euros !
La Cour relève également qu’EDF, à partir de décembre 2008, a cessé de calculer le coût de production de l’électricité de l’EPR. Procédant à ses propres estimations, elle estime que celui-ci frisera... 110 à 120 € le MWh.
À titre de comparaison,l’Ademeestime que le coût de production de l’électricité éolienne terrestre, en 2018, tournait entre 50 et 71 € le MWh.
La Cour des Comptes relève que tous les projets et chantiers d’EPR dans le monde ont donné lieu à des retards et surcoûts, entraînant des risques pour les entreprises concernées. Celui d’Olkiluoto, en Finlande, pour partie assuré par Areva, n’est toujours pas achevé et a vu ses coûts initiaux presque multipliés par quatre, à 8,2 milliards d’euros. Ceux d’Hinkley Point, en Grande-Bretagne, font peser un risque élevé sur EDF, qui devra débourser au moins 16 à 17 milliards d’euros pour ses deux réacteurs. Les deux réacteurs de Taishan, les seuls à être entrés en service jusqu’ici, présentent un retard de 5 ans et 60% de surcoût. La Cour relève qu’EDF n’a plus les capacités de financer de nouveaux EPR à Sizewell, en Grande-Bretagne, et que le projet de 6 EPR à Jaitapur, en Inde, ne se concrétise toujours pas.
L’EPR actuel étant définitivement invendable, EDF propose maintenant des "EPR 2", censés être plus économiques (ce dont doute la Cour des Comptes). Depuis plusieurs années, EDF pousse pour la construction de trois paires de ces "EPR 2" en France, pour un montant de 46 milliards d’euros. Mais la Cour des Comptes estime qu’EDF ne pourra pas en financer la construction seule, et qu’une forme de garantie publique sera nécessaire. Pour elle, mettre ce coût à la charge des contribuables et consommateurs pose clairement question et ne se justifierait que si la compétitivité du nucléaire par rapport à d’autres moyens de production électrique est clairement attestée, ce qui est loin d’être garanti ! Elle cite ainsi le dernier World Nuclear Industry Status Report, qui documente clairement la perte de compétitivité du nucléaire par rapport aux renouvelables. Elle fait également mention d’une étude de l’Ademe qui conclut que la construction d’un nouveau programme nucléaire représenterait un surcoût important.
Au final, elle préconise d’éviter une décision "précipitée" concernant le renouvellement du parc nucléaire et d’engager une analyse approfondie des prévisions sur le mix électrique, en prenant en compte le coût des différentes options, la sécurité d’approvisionnement, la gestion des déchets radioactifs qui seront produits, etc. Difficile d’imaginer que le nucléaire puisse en sortir gagnant.
Il est salutaire qu’un organe aussi important que la Cour des Comptes se penche enfin sur le sujet. Mais une telle analyse n’aurait-elle pas dû avoir lieu bien plus tôt, évitant un tel gaspillage ?
Déjà, en 2006, l’étude Courant alternatif pour le Grand Ouest tentait de chiffrer ce qu’il aurait été possible de réaliser avec les 3,3 milliards d’euros que devait alors coûter l’EPR si ceux-ci étaient investis dans les économies d’énergie et les énergies renouvelables dans le Grand Ouest. Conclusion : on aurait pu obtenir une capacité de réponse aux besoins d’électricité deux fois supérieure (en ajoutant les consommations évitées à l’électricité produite), tout en créant 15 fois plus d’emplois.
Entre-temps, le coût de l’EPR a explosé tandis que celui des énergies renouvelables continuait à baisser, et l’électricité "bas-carbone" censée être produite par le réacteur n’est toujours pas au rendez-vous. Des spécialistes des énergies renouvelables ne se privent pas de le souligner :
Si la construction d’un nouveau parc nucléaire ne se justifie pas sur le plan économique, elle constituerait également une perte de temps colossale au regard de l’urgence climatique. Au vu de la durée de construction des nouveaux réacteurs, un tel projet serait clairement hors délai. Alors que la décision sur le renouvellement du parc est (officiellement) repoussée à après l’élection présidentielle, espérons qu’un prochain gouvernement aura la sagesse de renoncer à cette aberration, pour protéger autant le climat que le budget de l’État...