L’avenir du populisme illibéral, version américaine, ne dépend pas en vérité de Trump, mais des démocrates et de l’influence de la nouvelle gauche américaine. Biden ou Kamala Harris sauront-ils tenir leur promesse d’une transition écologique conciliable avec une politique sociale ?

 

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Nous avons sans doute été nombreux, la semaine dernière, à suivre avec passion l’interminable décompte des voix dans ces États clés où se jouait la présidentielle américaine. Mais un scénario inattendu, qui a ménagé le suspense jusqu’au bout, ne suffit pas à expliquer cet intérêt pour un scrutin qui n’est pas le nôtre. Certes, nous savons que ce qui se joue là-bas n’est jamais sans influence ici, mais c’était peut-être particulièrement vrai cette année. Et il ne s’agit pas seulement de diplomatie, de multilatéralisme, et de rapports commerciaux, mais de l’effet prévisible de contagion sur notre politique intérieure. Il suffisait d’entendre les différents orateurs du Rassemblement national soutenir la thèse de la fraude pour comprendre que la victoire de Trump aurait été un peu la leur. En revanche, il n’y a pas eu cette fois d’ambiguïtés au sein de la gauche. Ces ambiguïtés qui, il y a quatre ans, avaient laissé poindre une certaine jubilation à l’annonce de la défaite d’Hillary Clinton. Il est vrai que Joe Biden n’est pas tout à fait Hillary Clinton, qu’il a su s’inspirer de quelques bouts de programme venus de Bernie Sanders, et reprendre en partie le Green New Deal que lui soufflait l’égérie de la gauche radicale, Alexandria Ocasio-Cortez. Il est vrai aussi que l’on ne pouvait pas ne pas s’identifier à cette jeunesse bigarrée qui dansait pour exorciser la honte d’avoir été trop longtemps représentée par ce personnage « affreux, sale et méchant ». Il est vrai surtout qu’en quatre ans Trump a montré qu’il était absolument infréquentable quand on est un tant soit peu de gauche.

 

Mais la défaite électorale de Trump, promu figure tutélaire du populisme mondialisé, ne résout évidemment pas le problème qui est posé à nos démocraties néolibérales. Aux États-Unis mêmes, la question de l’avenir du « trumpisme » (passons sur l’ironie du « isme » qui propulse le futur ex-président à la tête d’une école de pensée…) appelle deux réponses contradictoires. Le noyau dur de son électorat est sans doute condamné à moyen terme. Ce noyau dur que décrit très bien une étude du New York Times réalisée en sortie d’urnes. On y aperçoit le portrait-robot d’un électeur très majoritairement blanc, masculin, peu diplômé, situé en zone rurale ou périphérique, et relativement ou très âgé. Un personnage qui ne croit pas que le racisme soit un problème important (et pour cause, puisqu’il est lui-même raciste !), pas plus d’ailleurs que le réchauffement climatique ; et qui rêve d’un leader fort. Un électeur qui a placé l’économie en tête de ses préoccupations, ce qui ne veut pas dire, loin de là, le social. Il apparaît en effet nettement que les très hauts revenus (plus de cent mille dollars par an) ont voté Trump (54 % contre 43 %), tandis que les classes moyennes inférieures sont très majoritairement favorables au candidat démocrate. Rien de surprenant après quatre années de baisses d’impôts pour les entreprises et les plus riches.

 

Avoir contre soi les jeunes, les diplômés et les catégories qui sont en pleine expansion démographique (les « non-Blancs ont voté Biden à 72 %, et jusqu’à 91 % pour les femmes noires) ne promet pas vraiment un avenir radieux. L’enquête du New York Times met donc en évidence un « noyau dur » qui se vit comme une tribu en perdition. Le dernier spasme de l’Amérique des pères fondateurs. Un acte de résistance désespérée face à ce qu’un Renaud Camus américain appellerait « le grand remplacement ». Mais ce qui est chez nous pur fantasme est aux États-Unis une réalité inexorable, puisque les modélisations démographiques prévoient que la population blanche « non-hispanique » sera minoritaire en 2042. Ce qui, au pays du melting-pot, n’est pas un problème pour une majorité d’Américains. Mais, me direz-vous, Trump a recueilli soixante et onze millions de voix, ce qui fait beaucoup pour une « tribu ». Qui sont donc ces gens qui ont parfois passé outre leur antipathie pour le personnage ? Voilà en réalité la seule question politique qui vaille aujourd’hui, bien au-delà de l’avenir de Trump. On a là un phénomène qui, mutatis mutandis, n’est pas loin de rappeler le Rassemblement national en France. Il y a les « fachos », indécrottables, et – comme dirait Mélenchon – « les fâchés ». Les premiers sont dans une impasse historique. Les seconds dépendent de la politique qu’on va leur proposer.

Car l’avenir du populisme illibéral, version américaine, ne dépend pas en vérité de Trump, qui, selon l’expression du chroniqueur du Financial Times, Gideon Rachman, « a su exploiter et incarner des forces que lui-même ne comprend qu’à moitié ». Il dépend tout entier des démocrates et de l’influence de la nouvelle gauche américaine. Biden ou Kamala Harris sauront-ils tenir leur promesse d’une transition écologique conciliable avec une politique sociale ? Sauront-ils réinsuffler de la justice dans un pays si inégalitaire ? C’est la condition pour rompre ce mariage de déraison entre la « tribu » et un électorat rétif à l’écologie, et économiquement inquiet, mais pas fatalement raciste et fanatique. Ce sont là des questions qui se posent aussi à la gauche en France. Il y va de sa capacité à offrir une alternative au duel mortifère Macron-Le Pen. Pour Le Pen comme pour Trump, la question n’est pas tant celle d’un extrémisme irascible et minoritaire, que celle des catégories qui peuvent venir s’agréger faute de perspectives sociales et culturelles.