Entretien avec Divina Frau-Meigs- Les infox : savoir analyser, interpréter et réagir

 

Faut-il avoir peur des fake news est le titre d’un de vos récents ouvrages ? Or on peut avoir peur de ce qu’on ne connaît pas. Comment définissez-vous les fake news ?

Les infox —puisque c’est ainsi qu’il faut les appeler en Français (j’aime bien le néologisme, qui est une heureuse trouvaille entre fausseté et intoxication) sont un complexe toxique. Côté format, elles se résument en « trois F » : elles se présentent comme des actualités avérées mais elles sont factuellement falsifiées, frelatées et factices (avec l’arrivée du deepfake). Côté contenu, elles sont fortement corrosives car elles jouent sur les ambiguïtés entre plusieurs genres qui se résument en « trois P » : la parodie, la propagande et le piège à clic. Côté mécanisme, ce sont « trois V » : vitesse, viralité et virulence car l’intention de nuire est patente. La somme de ces trois « FPV » est exponentielle et dommageable pour l’intégrité de l’information et l’intégrité de nos processus démocratiques.

Quel est le rôle selon vous des médias sociaux dans ce phénomène des infox ?

Les médias sociaux jouent un rôle dans le mécanisme « trois v » : grâce à leur agilité, les infox peuvent se propager à grande vitesse (entre 2 à 4 heures pour s’amplifier exponentiellement), se viraliser par des modes de communication comme les like, les commentaires, etc et devenir virulentes lorsqu’elles rencontrent une audience sensible à son contenu, comme dans les communautés complotistes et les chambres d’écho extrémistes et radicalisées. Les réseaux sociaux, en outre, transforment chaque internaute en un potentiel propagateur d’infox car la viralité ajoute la complicité des usagers à la duplicité des manipulateurs. L’appât du gain peut jouer également, car certains internautes peuvent être incités à créer et diffuser des infox pour se faire de l’audience et générer ainsi du trafic et du profit (2000 abonnés Instagram = 5 euros). C’est un des effets secondaires inattendus et des dommages collatéraux du contrat de partage propre aux médias sociaux qui a surpris même leurs inventeurs, pour qui accroître les conversations interpersonnelles était un avantage démocratique et émancipateur.

De manière encore plus large, les infox sont-elles un danger pour la démocratie ?

Les infox sont devenues un danger pour la démocratie car elles ont mis à mal l’intégrité de l’information avérée d’une part et l’intégrité des élections d’autre part. Elles ont révélé leur capacité de nuisance lors de scandales tels que Cambridge Analytica, où la capacité massive de traçage, profilage et ciblage des individus est apparue ainsi que la capacité pour des puissances étrangères de faire de l’ingérence dans les élections des Etats-Unis, en 2016. Depuis il est apparu que certains groupes extrémistes et certains pays anti-démocratiques ont monté des opérations de taille industrielle (on parle d’usines à trolls !) pour désinformer certaines populations dans les états démocratiques et soutenir en leur sein les éléments les plus extrémistes et les plus polarisants.

La polarisation de l’opinion et la radicalisation des points de vue vise à empêcher le dialogue démocratique de fonctionner en enfermant chaque groupe dans sa sphère et en brisant la confiance dans les institutions (dont l’école) et les organismes de médiation (dont les médias) caractéristiques de la démocratie. La caractéristique des états non-démocratiques est, outre la censure des médias, de mettre certains individus autoritaires au pouvoir (des hommes forts —vous remarquerez l’absence de femmes !) au détriment des institutions et des médiateurs, et de les y maintenir bien au-delà de tout mandat électoral, comme on le voit en Russie, en Turquie et en Chine avec des modifications drastiques de l’appareil d’Etat.

Que peut faire l’école face à ce danger démocratique ? Et plus particulièrement quel rôle peuvent avoir les professeurs et professeures documentalistes ?

Les attaques contre l’intégrité de l’information caractéristiques des infox sont très graves car elles sèment le doute chez certains individus : les moins formés. Les infox deviennent des réalités alternatives dans des populations peu ou mal éduquées, en situation d’illettrisme et d’illectronisme, c’est-à-dire sans maîtrise suffisante pour être autonomes et capables d’interpréter et de prendre des décisions à partir de l’information reçue. Pour peu qu’une population soit fragilisée en outre, par le sentiment d’abandon des élites, la désindustrialisation, le chômage ou la baisse des services publics, elle devient un terreau fertile pour le populisme et la polarisation, en attente d’un homme fort « providentiel ». Une infox du type platiste prend racine dans des croyances religieuses remettant la connaissance scientifique en question par exemple. Un infox de type complotiste se nourrit d’un doute chronique sur le détournement des institutions par une élite mondialisée et tentaculaire.

Face à cela, l’école est un rempart … si elle ne devient pas un bunker (en laissant les parents, les médias et les téléphones à sa grille). Elle peut se donner les moyens d’apporter des éclairages sur la situation causée par la désinformation. Les professeurs documentalistes ont un rôle à jouer car leur formation les forme à respecter l’intégrité de l’information et de la documentation (c’est souvent les fichiers numériques qui sont truqués par les désinformateurs). Ils sont à même de mettre en scénarios pédagogiques des séances où la recherche et la vérification d’information sont valorisées auprès des élèves. Je déplore leur invisibilisation actuelle par le Ministère de l’éducation alors qu’ils constituent une ressource présente, active, qui se met à jour régulièrement et peut travailler en tandem avec des journalistes et des enseignants d’autres disciplines. Je regrette aussi que l’ECM soit devenu un enseignement à part entière alors que l’EMI reste une « éducation à »… donc une variable d’ajustement. L’inaction en la matière et le décrochage entre EMC et EMI risquent d’avoir un coût démocratique sur le long terme. Il est urgent de former à la citoyenneté numérique tous azimuts.

Vous coordonnez un projet d’envergure européenne nommé Youcheck ! dans le cadre duquel un outil de fact-Cheking InVID-WeVerify est développé en lien avec l’AFP. Quelles sont les ambitions d’un tel projet mené dans des lycées européens (France / Espagne / Roumanie / Suède) ? La multiplication de ce type d’outil de fact checking vous semble-t-il une ou la solution pour lutter contre les infox ?

Ce projet a pour ambition de faire sortir un outil professionnel comme InVID-WeVerify de la sphère des journalistes pour le rendre accessible à d’autres professionnels, comme les enseignants. Nous travaillons d’ailleurs avec les profs-docs de la région de Toulouse en France pour ce projet car ils ont répondu à l’appel avec une grande appétence et un réel enthousiasme. Nous avons donc créé un plan de cours sur la désinformation dans lequel l’outil InVID est introduit dans la classe comme une des solutions. Il s’avère toutefois qu’il est d’usage lourd et compliqué dans les établissements (certains ne laissent pas avoir accès à YouTube par exemple) et que les professeurs ne souhaitent pas se transformer en fact-checkeurs, ce qui est tout à fait compréhensible. Nous avons fait ce retour à la communauté d’InVID-WeVerify qui a réagi immédiatement en créant une banque de données d’infox « débunkées », fournissant ainsi toutes sortes d’exemples prêts-à-l’usage pour les enseignants désirant s’en emparer. Du coup la complémentarité des besoins entre les deux professions s’est révélée fructueuse.

J’ai confiance que ces outils de fact-checking vont proliférer dans les années à venir et qu’ils vont devenir de plus en plus conviviaux et carrément se transformer en applis téléchargeables sur ordinateur ou smartphone. Ils feront partie de la panoplie des outils de contrôle à disposition des usagers, au même titre que les alertes antivirus.

Mais la leçon EMI de cette expérience est bien que l’entrée par l’outil n’est pas la préférée des enseignants : ils souhaitent mettre l’outil dans un contexte qui donne du sens à l’action des élèves, en sollicitant leur bon sens critique et en pointant du doigt tous les ressorts de la crédulité et de la crédibilité. Avoir un outil à disposition sans expliquer les mécanismes de la désinformation (les trois FPV, pour aller vite) peut rassurer sur le court terme mais ne donne pas la maîtrise de l’information et de la désinformation sur le long terme et ne sollicite pas les moyens rhétoriques et cognitifs pour réagir et produire des contre-discours, un des enjeux citoyens de l’EMI. A Savoir*Devenir, nous parlons de « prendre de l’AIR » (AIR pour Analyser, Interpréter, Réagir) !

Savoir*Devenir est le nom de votre association. Elle est adossée à la chaire UNESCO Savoir*Devenir située à l’université Sorbonne Nouvelle. L’école développe et enseigne traditionnellement des savoirs, savoirs être et savoirs faire. Que peut on mettre derrière ce savoir devenir ?

J’ai avancé la notion de savoir devenir lors d’une discussion avec la commission française pour l’UNESCO. Elle visait à faire comprendre la nécessité de savoir se projeter dans un avenir numérique, en maîtrisant les cultures de l’information (comme médias, documents et data). Les 4 piliers de l’éducation —savoir être, savoir faire, savoir apprendre, savoir vivre ensemble,—avaient été posés par le rapport Delors de 1996, L’éducation : un trésor est caché dedans (quel beau titre !). C’était juste avant l’arrivée de l’informatique commerciale dans la vie quotidienne et dans l’école. Il fallait donc procéder à une actualisation pour l’ère numérique, un désir d’avenir en quelque sorte !

Le 5e pilier, savoir devenir, prend en compte nos fonctions cognitives, telles qu’ augmentées par les fonctionnalités numériques : la mise à jour de soi (le bouton « actualiser » sur nos sites), la modélisation de solutions possibles par le jeu (les simulations interactives ou dataviz par exemple) et la curation d’intérêts multiples tout au long et au large de la vie (les applis telles que Pearltrees par exemple, pour faire un petit cocorico français, et souligner la belle métaphore de « l’arbre à perles » !). Au bout de ce processus augmenté par le numérique, l’individu déploie son e-présence et se sent en capacité de s’engager dans les incertitudes de la vie actuelle, où les changements climatiques, les risques pandémiques le disputent aux avantages d’un accès démocratisé et encyclopédique à la connaissance.

Pour y arriver, il faut un appareillage conceptuel et méthodologique à mettre à disposition des enseignants, quelle que soit leur discipline, pour qu’ils puissent être dans la logique d’éduquer leurs élèves aux médias et à l’information. D’où l’adossement du savoir devenir à mes travaux sur la translittératie. Je définis celle-ci comme la convergence entre les littératies multimédias (lire, écrire, calculer, filmer, coder, visualiser, trier, publier…) et les processus d’info-communication avec leurs nouveaux répertoires de stratégies en ligne (naviguer, éditer, jouer, échantillonner, versionner, fenêtrer, mixer, agréger, réseauter…). Il s’agit bien d’articuler la translittératie au savoir devenir comme capacité projective, où les apprenants s’approprient le potentiel informationnel des environnements distribués mis à leur disposition.

Il en découle alors des processus cognitifs qui peuvent être déclinés en compétences, comme l’engagement (motivation, participation), l’anticipation (modélisation, jeu), l’interprétation (évaluation, mobilisation des aptitudes), la réflexivité (pratiques accumulées, auto-évaluation, mise à jour) ou encore la co-construction (création de contenus : curation, agrégation, commentaire)

Comment cela s’applique-il dans le cadre de l’école ? Auriez vous une séance type autour des infox à nous conseiller ? Quels aspects en particuliers vous semblent indispensables à enseigner pour notre profession ?

Cela peut sembler abstrait mais cela se prête à beaucoup de situations. Les troubles de l’information actuels par exemple. Avec Youcheck, on se voit en train de reprendre les contours d’une littératie visuelle qui reprend des éléments de savoir devenir : pour l’actualisation, il s’agit de s’approprier tous les éléments de comparaison et de latéralisation, pour la modélisation, il s’agit de s’appuyer sur les fonctionnalités des outils de vérification, pour la curation il s’agit de s’amuser à collecter des perles d’infox et de les organiser en typologies diverses et variées, avec leurs mécanismes, leurs acteurs et leurs motivations, par exemple. Du coup on peut imaginer des séances autour de diverses étapes pour prendre de l ‘AIR…(Analyser, Interpréter, Réagir)

A votre avis, comment pourrait-on s’y prendre à l’école pour diffuser une information qui soit porteuse de bien être et de sens ?

En ce sens, le savoir devenir est porteur de bien-être en ligne, en connaissant les risques et récompenses d’une telle implication. Mais cela ne s’improvise pas. Civiliser le numérique reste encore à faire, et pas seulement au sens de le réguler comme on essaie de le faire avec des lois sur la désinformation ou le discours de haine…Il faut oser se projeter dans la vision d’un vivre ensemble connecté alors que le rétrécissement de la planète et des ressources alimente les peurs et les égoïsmes et inspire les autoritarismes. C’est en cela qu’il faut défendre une EMI à l’européenne, proche des principes des droits de l’homme. notamment la dignité (article 1), la vie privée (article 12), la liberté d’expression (article 19) et la participation (article 27).

C’est pour cela que l’EMI peut nous aider à penser le 1er curriculum du XXIe siècle, les compétences et connaissances dont nous avons vraiment besoin pour être en maîtrise des enjeux qui nous attendent. Il faut prioriser l’environnement, la santé et les cultures de l’information. C’est crucial et cela demande un sursaut politique collectif, dont on ressent les frémissements pendant cette pandémie, où les appels à « penser le monde d’après » ou à « imaginer la nouvelle normalité » sont nombreux. C’est une opportunité à saisir, tous ensemble.


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Nous remercions Divina Frau-Meigs pour la précision et la qualité des réponses apportées.

 
Docpour Doc

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Via un article de Hélène Mulot, publié le 6 décembre 2020

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Tag(s) : #actualités
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