Dans cette rentrée littéraire marquée par une légère diminution des nouveautés proposées, et une baisse des premiers romans, une des belles surprises de cet fin d'été, est "Assommons les pauvres", titre un peu mystérieux emprunté à un poème de Baudelaire.
Il s'agit du second roman de Shumona Sinha, née à Calcutta en 1973 et habitant Paris depuis une dizaine d'années où elle est interprète juridique. Après avoir en 1990 obtenu le prix du meilleur jeune poète du Bengale, elle a publié, avec Lionel Ray, plusieurs anthologies de poésie française et bengalie, avant, en 2008, de proposer un premier récit "Fenêtre sur l'abîme".
Après une belle citation de Pascal Quignard extraite de "La barque silencieuse", le roman s'ouvre sur une jeune femme enfermée dans une cellule d'un commissariat. Dès les premières lignes nous apprenons qu'elle est interprète, d'origine indienne, et qu'elle attend là, après avoir frappé un immigré avec une bouteille de vin. Deux faits qui vont en partie structurer ce récit-confession.
La narratrice va, de pages en pages, nous brosser un tableau de son métier, un métier au contact de tous ces gens regroupés, dans des lieux pas vraiment gais, se
pressant durant des heures, dans l'espoir, un jour, d'obtenir l'asile tant convoité. Après un très long et souvent périlleux voyage, les demandeurs d'asile tentent, souvent en vain, de faire
croire à leurs histoires, parfois achetées auprès des passeurs anonymes. Il y a dans ces pages, une souffrance palpable, une incertitude sur la vie future, une attente où se mélangent alors,
grandes illusions et petits mensonges de ceux qui n'ont rien face à la machine toute puissante de l'administration pas vraiment accueillante.
Avec une grande humanité, et une langue poétique, Shumona Sinha, nous permet d'entrevoir une profession, celle d'interprète, interface entre les demandeurs, et les décideurs. Elle les nomme avec intelligence "les gymnastes langagiers", ils aident à la décision, traduisant les mots, les phrases, les histoires, plus ou moins crédibles, de ceux qui n'ont rien et qui espèrent tout.
Le ton sonne juste, sans doute la principale qualité de ce roman structuré en de brefs et clairs chapitres, tous dotés de courts titres évocateurs :
Les cerises dans la bouche
Le pays d'argile
L'hibiscus géant
La femme-glycine
La nuit est confuse comme Anouk Aimée
Qui n'aurait pas envie de lire les lignes de tels chapitres ?
La narratrice profite de cette contrainte dans sa cellule pour s'interroger sur sa vie, sur son parcours, sur ses errances, sur son approche d'une femme ou d'un homme, sur ce qu'elle est, elle, confrontée à ceux qui sont de l'autre côté des barbelés. Elle aussi face à M. K qui l'interroge suite à l'agression qu'elle a commise.
Si ce thème de l'introspection est souvent abordé dans la littérature française ou étrangère, il n'en est pas de même de la mise en lumière des demandeurs d'asile face à l'administration, surtout en ces temps où celle-ci cherche de plus en plus à expulser, et de moins en moins à accueillir, renforçant une certaine xénophobie ambiante.
Un roman émouvant et poétique, qui nous dévoile un peu ces hommes et ces femmes, cachées derrière l'estampille "demandeur d'asiles", des êtres humains qui ne sont pas libres mais qui, au moins, et cela peut déjà être beaucoup, sont libres de dire. De se dire...
Dire est bien le propos de Shumona Sinha.
Elle l'a fait, et bien fait.
Dan29000
Assomons les
pauvres
Shumona Sinha
Editions de l'Olivier
2011 / 158 p / 14 euros
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EXTRAIT ( page 58)
"Parfois dès le départ ils baissaient les bras. Ecrasés sous un poids de peur et d'humiliation Tiraillés entre l'espoir et la lassitude. Parfois ils pleuraient.
Au nom de leurs femmes et de leurs enfants. Père défunt et mère vieille. Les lèvres tremblotaient. Les yeux se plissaient, puis se remplissaient de larmes rouges. D'abord ils ne voulaient pas
pleurer. Ils se mordaient les lèvres. Puis ils se laissaient aller. Pleurer leur faisaient du bien. Les bras baissés, les épaules amollies, ils pleuraient un bon coup. On leur offrait un verre
d'eau, on leur tendait un paquet de Kleenex."
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RENCONTRES AVEC L'AUTEUR :
PARIS : Fnac Montparnasse, pour les 20 ans des éditions de l'Olivier, le 22/09 à 19 h
MANOSQUE : Festival des correspondances, les 23 et 24/09
Pour découvrir son blog, Nuage-9, : au miroir des mots, c'est ICI
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ENTRETIEN (FLUCTUAT.NET) extrait
Fluctuat : Assommons les pauvres ! est votre deuxième roman. Diriez-vous que vous débutez ?
Shumona Sinha : C'est mon deuxième roman, en effet. Cela dit, je
suis l'auteur de plusieurs anthologies de poésie française et bengalie. J'ai traduit une soixantaine d'auteurs français contemporains en bengali, c'est comme ça que j'ai été introduite dans le
milieu littéraire parisien. Mais j'écris depuis que j'ai commencé à lire, depuis mon enfance en Inde. J'ai étudié la langue française là-bas. Et je suis arrivé ici il y a dix ans.
Vous empruntez votre titre à un poème de Baudelaire. Qui sont les « pauvres » auxquels vous faites référence ?
Quand je dis « pauvre », je pense à la misère sociale et intellectuelle liées à l'immigration mal choisie. Parce que les immigrés croient qu'ils vont trouver une
vie meilleure ici, alors que ce n'est pas le cas. Ils payent des sommes très importantes pour acheter un passeport et un récit à raconter à l'officier de protection - parce qu'un récit aussi, ça
s'achète. Et tout cela pour quoi ? Pour devenir vendeur de roses à la sauvette ? Pour lancer des petits bonhommes en plastique contre un mur ? La narratrice de ce livre est interprète auprès de
ces demandeurs d'asile. Elle les écoute réciter leur leçon dans l'espoir d'obtenir un statut de réfugié. Ils deviennent un amas, indistincts les uns des autres. Jusqu'au jour où elle frappe l'un
d'eux. C'est le point de départ du texte.
Oui, et la question de la traduction est intéressante à ce propos. On demande à cette femme de traduire des récits, et de les corriger simultanément. Car, la plupart du temps, les phrases prononcées en bengali ne sont pas correctes. Il y a d'une part un problème d'éducation, mais aussi un décalage qui vient du fait que les gens empruntent leur histoire à d'autres personnes. Il leur faut un récit grandiloquent, qui pourra émouvoir. Ces mensonges, perçus comme nécessaires, les immigrés y tiennent. Au point de soutenir qu'ils ont été traqués pour leurs croyances religieuses en 1960 alors qu'ils sont nés dix ans plus tard... Il faut calculer, s'empêcher de rire, dire que ça ne correspond pas, et tout recommencer.
Pour lire la suite, c'est ICI
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Vidéo-entretien
lors de la sortie de son premier roman en 2008 :
Sumana Sinha est bengalie. Elle vit en France depuis six ans. Son premier roman à paraître en août, Fenêtre sur l’abîme, est écrit en Français. Dans cet entretien,
elle évoque sa passion presque amoureuse pour la France et Paris en particulier, qui a nourri son imaginaire depuis l’enfance. Et c’est cela que l’on retrouve dans son livre : les clichés d’une
ville incarnée, revisités par une langue somptueuse et poétique.
Nous évoquerons également les notions d’intégration, de déracinement, de celle qui encore aujourd’hui préfère demeurer « en transit », dans cet « état d’entre deux
» qui nourrit son imaginaire. Je me souviens alors d’Anne Bragance dont le premier livre lui avait semblé être sa carte de séjour. Avec le sien, Sumana Sinha espère « entrer dans la cour des
grands ». Moi je n’en doute pas.
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