Catastrophe de Bhopal : 25 ans d’impunité
ROUSSEAUX Agnès
La catastrophe de Bhopal, en Inde, c’était en décembre 1984 : plusieurs milliers de morts, un demi million de personnes empoisonnées par une fuite de
produits toxiques dans une usine de pesticides. Le PDG de l’entreprise court toujours, après un quart de siècle de procédures, de compromissions et de complicités locales. Les habitants, eux,
continuent de mourir. L’écrivain Indra Sinha raconte leur histoire dans un roman, « Cette nuit-là ».
C’est l’histoire de la plus grande catastrophe industrielle au monde : 20 000 morts, plus de 500 000 personnes empoisonnées suite à une fuite de produits toxiques
d’une usine de pesticides à Bhopal, en décembre 1984. 25 ans plus tard, le site de l’usine indienne n’a toujours pas été décontaminé. Les responsables vivent aux États-Unis, sans être inquiétés
par la justice. Cette histoire, Indra Sinha, a voulu en faire un roman (« Cette nuit-là », éditions Albin Michel).
Publicitaire, né en Inde et vivant en Grande-Bretagne, il a laissé tomber la pub il y a quelques années pour se consacrer à Bhopal et ses habitants. Il a réuni des
fonds pour construire et faire fonctionner un hôpital qui vient en aide aux victimes de la catastrophe industrielle. Aujourd’hui, il ne mâche pas ses mots pour accuser l’entreprise états-unienne
Union Carbide Corporation (rachetée en 2001 par Dow Chemical) qui est à l’origine du drame, mais aussi le gouvernement indien, prêt à toutes les compromissions pour ne pas faire fuir les
investisseurs étrangers.
Une catastrophe prévisible
Quand on relit les faits, 25 ans après, les responsabilités de la multinationale américaine et les négligences sautent aux yeux. En 1978, Union Carbide Corporation
(UCC) construit une usine à Bhopal pour accompagner la « révolution verte » de l’Inde et produire deux pesticides, le Temik et le Sevin. 5000 tonnes par an, à base d’isocyanate de méthyle (MIC),
dérivé du phosgène - ou « gaz moutarde »- utilisé comme arme chimique lors de la première guerre mondiale (son inhalation provoque des œdèmes pulmonaires). « La plupart des ingénieurs disent
qu’on ne doit pas stocker le MIC, sauf si cela est absolument nécessaire. Il est volatile même sous sa forme liquide, il peut exploser au contact de lui-même, explique Indra Sinha. Il faut le
garder réfrigéré à 0°C et en très petite quantité. » Mais à Bhopal, UCC ne s’embarrasse pas de toutes ces précautions, « on stocke des quantités de MIC dans un tank grand comme une locomotive
».
Très vite, malgré les économies faites sur la prévention des risques, l’usine devient déficitaire. La direction veut la démanteler et la vendre. Elle diminue les
frais de fonctionnement. La moitié des salariés sont licenciés. L’équipe des réparateurs passe de 8 à 2 personnes. La formation de sécurité est réduite de 6 mois à 2 semaines. Les instructions
sont en anglais, une langue que ne parlent pas la plupart des salariés... « En 1982, un audit montre les dangers de cette usine, notamment concernant l’unité de fabrication du MIC. Dans d’autres
usines d’Union Carbide, aux États-Unis, des travaux ont été effectués. Mais ici, à Bhopal, malgré les nombreux incidents, rien n’est fait. » L’alarme est éteinte pour éviter de déranger en
permanence les voisins. En cas de problème aucun plan d’évacuation n’est prévu pour les habitants.
« Un mémo d’Union Carbide Corporation souligne que 1,25 millions de dollars ont été économisés, mais qu’il sera sans doute difficile de faire plus », ajoute Indra
Sinha. Pour économiser 37 dollars supplémentaires par jour, la direction prend la décision d’arrêter la réfrigération du tank contenant le MIC... Un journaliste de Bhopal, Raj Keswani, écrit une
lettre au premier ministre du Madhya Pradesh pour lui demander de réagir avant que Bhopal « ne se transforme en chambre à gaz d’Hitler ». Quelques semaines avant la catastrophe, il écrit un
article intitulé « Nous allons tous être anéantis ».
Déni de l’entreprise et compromissions du gouvernement indien
Le 3 décembre, un peu avant minuit, se produit le désastre : une fuite toxique d’une cinquantaine de tonnes d’isocyanate de méthyle et autres produits réactifs. Des
milliers de personnes sont tuées ou blessées. La réaction de Union Carbide ? « Ils ont juste fermé la porte et sont partis », commente Indra Sinha. Aujourd’hui encore, Dow Chemical comme l’UCC
avant elle, refuse toujours de communiquer la composition exacte des gaz qui se sont échappés en invoquant le sacro-saint « secret industriel ». Une attitude qui n’aide pas les médecins qui
s’occupent des nombreuses victimes.
Sans ces éléments, difficile en effet de savoir quelle est la cause exacte des cancers qui se multiplient chaque année ou des mutations génétiques, et comment
envisager les meilleurs traitements... Est-ce l’inhalation des gaz ? L’eau contaminée ? La réponse est d’autant plus difficile qu’en 1994, le Conseil de recherche médical indien (ICRM) a arrêté
ses recherches, sans être autorisé à publier toutes ses études. Selon le Dr Ganesh, de l’hôpital Nehru de Bhopal, 53% des victimes du gaz souffriraient de dérèglement chromosomique. Aujourd’hui
encore, l’eau contient des métaux lourds - zinc, plomb ou mercure, jusqu’à six millions de fois la normale. Les nappes phréatiques sont gorgées de pesticides, drainés par les pluies de mousson
depuis 25 ans. Ces poisons attaquent les corps, la peau, les organes, et même les foetus. Ils se transmettent aussi par le lait maternel.
Une situation que nie le gouvernement régional du Madhya Pradesh. « A part quelques fuites de kérosène, tout est propre. Allez frotter la terre contre votre bouche,
votre visage, et si jamais il vous arrive quoi que ce soit, alors prévenez-moi », a récemment déclaré, sans aucune vergogne ni respect des victimes, Babular Gaur, ministre chargé des victimes de
Bhopal. Celui-ci avait même proposé, pour les 25 ans de la catastrophe, d’organiser des « portes ouvertes » de l’usine, afin de démontrer l’innocuité du site. Le ministre indien de
l’Environnement, Jairam Ramesh, a raconté à des journalistes qu’il avait pris dans ses mains des déchets et qu’il n’était pas tombé malade. Une remarque « aussi cynique que s’il avait touché une
cigarette et dit « regardez, je n’ai pas attrapé le cancer » », soupire Indra Sinha. Le don “amical" que Dow Chemical a versé au BJP, le parti politique (droite nationaliste) dont fait partie
Babular Gaur, explique sans doute l’aveuglement des responsables politiques.
Le prix d’une vie
Pour cette catastrophe, Union Carbide Corporation a versé 470 millions de dollars d’indemnités (sans aucune obligation de réhabilitation du site). 570 000 habitants
ont touché en moyenne 500 dollars de compensation, pour toute leur vie [1]. « L’équivalent de 7 centimes par jour, à peine le prix d’une tasse thé... », s’indigne Indra Sinha. « L’assurance de
l’entreprise a pris en charge la plus grande partie. Union Carbide n’a mis que 25 millions de dollars de sa poche ». En comparaison, pour la catastrophe d’AZF en France, qui a fait 30 morts,
Total a déboursé environ 2 milliards d’euros pour indemniser victimes et sinistrés. Mais une vie de Bhopal pèse bien moins lourd qu’une vie française. Précisons que Dow possède une usine de
pesticides en France, à Drusenheim en Alsace (voir la carte des usines de pesticides implantées en France métropolitaine, à la fin d’article) [non reproduite ici].
En 1989, l’État indien, qui représentait les victimes, a accepté une somme six fois moins importante que celle initialement demandée. Une décision qui a dégagé
l’UCC de toute responsabilité civile ou pénale. Deux ans plus tard, des survivants de la catastrophe ont déposé une requête demandant la réouverture du dossier. La Cour suprême indienne a alors
relancé les poursuites contre l’entreprise. Le rachat en 2001 de l’UCC par Dow Chemical a permis de faire disparaître l’entité juridique responsable de la catastrophe.
Aujourd’hui le chiffre d’affaires de Dow Chemical est de 39 milliards de dollars (en 2008). Son slogan : « Un monde en croissance apporte une responsabilité
croissante » [2]... « L’entreprise essaye de redorer son image, en dépensant 3 ou 4 millions de dollars en publicité depuis 3 ans, autour du thème “l’élément humain” », explique Indra Sinha. Il
suffit de lire le site internet de l’entreprise pour comprendre le décalage avec la réalité : « Chez Dow, nous croyons dans le pouvoir de “l’élément humain” pour changer le monde. Nous accordons
une grande importance à l’écoute de nos communautés et nous œuvrons pour être non seulement de “bons voisins” mais aussi une entreprise citoyenne. (...) à travers d’authentiques relations nous
construisons des communautés meilleures, plus fortes et plus durables dans les lieux où nous sommes implantés. » [3]. Nous voilà rassurés ! D’autant que, si survenait un problème, le premier
actionnaire de Dow serait sans doute là pour aider les victimes... puisqu’il s’agit de l’assureur Axa, qui détient 7% du capital.
Toutes les victimes de Bhopal ne sont pas encore nées
Dans la clinique Sambhavna, créée par Indra Sinha, 40 000 personnes ont été soignées gratuitement. « Leurs corps sont surchargés de produits toxiques. Ailleurs, on
leur en donne encore davantage, ils sont sur-médicamentés. Tout en organisant des opérations chirurgicales si besoin, la clinique Sambhavna utilise des traitements à base d’allopathie mais aussi
à base de plantes et de médecine ayurvédique, pour réduire les effets toxiques ». Le premier principe ? « Ne pas faire empirer les choses. Du fait de possibles interactions, tout produit chimique
avalé, même une aspirine, peut avoir un effet désastreux. »
À Bhopal, aujourd’hui encore, plus de 100 000 personnes sont malades, souffrant de cancers, de problèmes respiratoires ou de malformations congénitales. Victimes du
gaz, victimes de l’eau, ou de ce cocktail empoisonné. Des tonnes de déchets, des bacs éventrés s’amoncellent toujours sur le site. En mai 2004, une décision de la Cour suprême indienne a permis
d’améliorer l’accès à une eau potable, par la mise en place de citernes. Mais celles-ci sont difficilement approvisionnées. Selon les ONG, il manquerait plus de 800 000 litres d’eau pour
satisfaire les besoins des quartiers les plus concernés.
Les victimes demandent toujours, en vain, l’extradition de Warren Anderson, PDG d’Union Carbide Corporation en 1984. Il vivrait aujourd’hui près de New York. Dow
Chemical cherche à implanter de nouvelles usines en Inde. Mais l’entreprise fait face à de nombreuses contestations de la part des habitants. Un centre de recherche de Dow a récemment été détruit
par des militants indiens. Malgré les manifestations, les marches, les grèves de la faim, 25 ans après, le problème est loin d’être réglé. Dans les prochaines années naîtront encore de nouvelles
victimes de la catastrophe industrielle de Bhopal.
Agnès Rousseaux
* « Cette nuit-là », Indra Sinha, traduit de l’anglais par Dominique Vitalyos, Albin Michel, 22 euros, 442 p.
ROUSSEAUX Agnès
Notes
[1] Avec pour critère, une espérance de vie restante de 30 ans et un revenu moyen par ménage de 800 roupies, soit 23 euros.
[2] « A growing world brings growing responsibility »
[3] « At Dow, we believe in the power of the Human Element to change the world. We place a high value on listening to our communities and strive not just to be a
good neighbor, but a global corporate citizen. We understand that our promise is our most vital product and through authentic relationships we are building better, stronger, more sustainable
communities in the places where we do business ». Source : http://www.dow.com/commitments/corp...
* Paru sur Basta Mag, 21 décembre 2009 :
http://www.bastamag.net/article793.html