Plaidoyer pour une diversité culturelle et un cinéma numérique durables
L’exploitation cinématographique est à l’aube de changements technologiques propres à bouleverser l’équilibre de la profession, mettant en péril un nombre important de salles du parc français, et
par là même la diversité culturelle. Le mécanisme de fonds de mutualisation du CNC (qui aurait permis de préserver l’existence de ces salles en les aidant dans la transition vers la projection
numérique) n’a pas été approuvé, contre toute attente de la profession, par l’Autorité de la Concurrence, alors qu’au même moment, UGC (le dernier grand groupe à ne pas s’être encore équipé)
annonçait la numérisation de ses 800 écrans, accélérant le basculement de l’exploitation vers cette nouvelle technologie. C’est un coup dur pour la profession, mais le communiqué de l’Autorité de
la Concurrence ne manque paradoxalement pas d’intérêt et nous devrions saisir cette opportunité pour approfondir notre réflexion sur les implications de cette mutation. C’est dans cet esprit que
les salles ISF tiennent à proposer quelques pistes de réflexion.
L’Autorité de la Concurrence reconnaît que « le projet du CNC correspond à un objectif d’intérêt général, auquel le marché du financement du cinéma numérique par les tiers investisseurs ne semble
pas pouvoir répondre de façon satisfaisante ». Pour quelles raisons ?
D’une part parce que le financement par les tiers investisseurs repose en grande partie sur les VPF [1] des majors et risque de favoriser la programmation du cinéma américain au détriment de la
diversité culturelle, tout en accélérant la rotation des films.
D’autre part parce que l’émergence de ces nouveaux acteurs que sont les tiers investisseurs est propre à bouleverser l’équilibre de la profession, leur position comportant des risques concernant
l’influence qu’ils pourraient exercer sur la programmation des salles qui se sont battus pour maintenir leur indépendance de programmation comme financière. Il ne faut pas être grand clerc pour
deviner qu’une fois entrés sur le marché, ils ne souhaiteront pas en sortir… Quelles stratégies pourront-ils adopter une fois la transition technologique effectuée, si ce n’est la mise à profit
de leur capacité à négocier avec un grand nombre de salles ? Une telle concentration induit inévitablement une nuisance à l’encontre de la diversité culturelle.
Enfin il ne reste, comme alternative aux tiers investisseurs, que les subventions publiques. Or, cela a toujours été la position d’ISF : trop dépendre de subventions peut mettre en péril le
dynamisme et l’indépendance de programmation des salles…
Les salles indépendantes des collectivités locales, en l’occurrence des salles comme les nôtres classées Art et Essai Recherche, n’auront ainsi d’autre recours que de s’équiper sur leurs fonds
propres. Au regard du travail que nous effectuons, on pourra considérer que nos salles (1% du marché total de l’exploitation), qui sont parmi les meilleurs défenseurs de la « diversité
cinématographique », seront les dindons de la farce numérique, coincées entre les VPF des circuits et le bon ou le mal vouloir des élus.
Soucieux de l’intérêt général, on est en droit, et même en devoir, de se demander au regard de ces constats si cette technologie est réellement pertinente et pour quelles raisons son déploiement
pose autant de problèmes. C’est une évidence, mais ça va mieux en le disant, c’est une technologie trop chère pour la petite exploitation. Et l’on peut craindre que le recours aux VPF et aux
subventions publiques gonfle artificiellement le coût de ces équipements. Ce n’est pas seulement nous qui le disons mais la Commission Européenne, dans un avis datant de 2009 (voir document
joint) concernant une aide d’état à l’équipement des salles italiennes (dont 74% sont des mono-écrans) : « le coût d’installation standard par écran pourrait ne pas constituer un investissement
abordable pour tous les cinémas italiens […] l’aide proposée pourrait gonfler artificiellement le coût des équipements de projection conçus spécifiquement pour les cinémas ».
Cette technologie suppose un rythme de renouvellement de matériel bien plus important que pour le 35mm. Et c’est sans doute là la limite de solutions de financement qui ne se préoccupent que de
la transition vers le numérique, car quelles qu’en soient la nature et les intentions, comme le souligne la Commission Européenne, « l’investissement unique proposé ne constituera pas une
solution durable ». Est-il raisonnable de distribuer de l’argent public (à fortiori en période de crise économique) pour des équipements dont le renouvellement mettra en danger dix ans plus tard
des salles qui n’en auront toujours pas les moyens ? Que restera-t-il comme solution, encore des licenciements pour payer ces fameux équipements ? L’argent public doit-il servir au basculement
vers une technologie qui portera atteinte à l’emploi dans le secteur ? Tant qu’un nombre suffisant de salles est encore équipé en 35mm, il est possible d’influer sur le coût des équipements. Une
fois le Rubicon franchi, il sera trop tard ! Quelles que soient les solutions à explorer pour élaborer un financement en mesure de préserver la diversité culturelle, il faut qu’elles soient
durables.
Le numérique met en danger la profession de projectionniste car cela va amplifier l’externalisation de la maintenance des équipements tout en simplifiant leur mise en œuvre. Or on observe dans
d’autres pays européens un rapprochement entre sociétés de maintenance et tiers investisseurs, accentuant encore les dangers de concentration dans le secteur. Un matériel aux caractéristiques
techniques plus ouvertes (comme l’était le 35mm), avec des formations adaptées, permettrait de se prémunir en partie contre cet écueil, donnant ainsi les moyens aux projectionnistes d’acquérir de
nouvelles compétences leur permettant de mieux maitriser le matériel qu’ils auront à utiliser. L’argent public doit-il servir à promouvoir une technologie qui tend à supprimer des emplois
qualifiés, gage d’indépendance pour les cinémas ?
Quels attraits offre le numérique ? Qu’on ne nous parle plus de la 3D, qui ne concernera qu’un nombre restreint de sorties par an. Que la dimension « foraine » du cinéma ait sa place, très bien,
mais que l’on décide du basculement de toute la filière en fonction de ce seul aspect est tout bonnement aberrant. Une fois mis de côté ce miroir aux alouettes, que reste-t-il ? Une économie sur
les tirages de copies qui, en l’état, n’aura pas de répercussions sur l’exploitation et peu sur la petite distribution. Que les salles mono-écran de campagne soient attirées par la supériorité de
la longévité d’un fichier par rapport à une copie 35 et la possibilité d’avoir le film plus près de sa sortie, c’est compréhensible, mais si elles ne sont pas en mesure de s’équiper durablement,
ça leur fera une belle jambe. Nous sommes face à une technologie conçue pour une logique plus industrielle que culturelle, dimensionnée pour la grande exploitation, et c’est bien son principal
défaut dont découle tout le reste.
Passer de l’argentique au numérique répond à une logique pleine de bon sens étant donné que la production de films se fait de plus en plus en numérique. Mais cessons de nous comporter en
technophiles béats, toute nouvelle technologie porte en elle un poison et un bienfait, il s’agit bien d’identifier le poison et de le neutraliser. Qu’une norme visant à une interopérabilité et
répondant à des impératifs qualitatifs ait pu être établie pour le cinéma est une grande victoire, mais il est regrettable que n’aient pas suffisamment été prises en compte les difficultés
causées par le coût de son déploiement…
Il est important de se préoccuper de la technologie que l’on va mettre en œuvre, car dans les nouvelles technologies, le rôle de l’intermédiaire technique peut prendre une importance «
envahissante »… Envisageons que le numérique se déploie dans les conditions actuelles, et que l’on en vienne logiquement à terme à transférer les films par le réseau Internet. Il est un danger
important dont il faudrait se prémunir dès maintenant : la mainmise d’un ou deux opérateurs sur le transfert des films. On aurait alors l’apparition d’un autre acteur pouvant acquérir une
position dominante propre à porter atteinte à la diversité culturelle, d’autant plus si celui-ci se met à produire et distribuer des films… Un moyen très simple de se prémunir de ce danger est de
garantir la neutralité du réseau de transmission des films, en élaborant une norme, un protocole ouvert et interopérable de transmission des films, et qu’ainsi les distributeurs, quel que soit
l’intermédiaire qu’ils emploient pour la transmission de leurs films, puissent les envoyer à n’importe quel exploitant, quel que soit le matériel de réception qu’il utilise. On prend sinon le
risque d’une concentration inédite de l’offre dans la filière par le seul poids que pourrait prendre ce nouvel acteur, le mettant en position de négocier des offres groupées avec plusieurs
distributeurs et/ou exploitants.
Par ailleurs il est un mode de développement qui pourrait être sérieusement envisagé pour l’élaboration de solutions technologiques, c’est le développement Open Source, qui a pour qualités
principales de garantir une indépendance vis à vis des intermédiaires techniques, de permettre une mutualisation du financement de ces solutions, d’en abaisser le coût sur le long terme et
d’allonger la durée de vie des matériels par l’indépendance que cela apporte. L’argent public que l’on s’apprête à dispenser pour la transition vers le numérique pourrait être, en partie au
moins, utilement employé pour lancer des appels d’offre dans ce sens.
C’est une des solutions qui s’offrent à nous pour faire face à ces enjeux fondamentaux. Il serait souhaitable d’une manière ou d’une autre d’arriver à un abaissement des coûts du matériel, soit
par la diversification de l’offre qui pourrait proposer des solutions adaptées aux différents types d’exploitation, soit par la mutualisation du financement de nouvelles solutions en Open Source
qui permette sur le long terme d’en abaisser les coûts.
Il est également essentiel de mettre en place les normes garantissant la neutralité du réseau de transmission des films avant l’achèvement de la transition vers le numérique.
Enfin, pour un financement durable de ces nouvelles technologies permettant de préserver sur le long terme la richesse et la diversité du parc de salles français, la suggestion faite par
l’Autorité de la Concurrence mérite d’être sérieusement examinée, « consistant en des aides directes, partiellement attribuées via un mécanisme d’appel d’offres, financées par une taxe sur les
copies numériques ». On pourrait ajouter que ces aides devraient être attribuées selon la programmation des salles concernées, afin de garantir que ces aides aillent à des salles œuvrant pour la
diversité culturelle, répondant en cela à un objectif d’intérêt général, la permanence de cette taxe ayant pour mérite de proposer une solution durable pour préserver la diversité du parc de
salles français.
ISF Indépendants, Solidaires et Fédérés